BOSSUET DISCOURS L'HISTOIRE UNIVERSELLE Nouvelle édition, collationnée sur les meilleurs textes D'UNE ÉTUDE LITTERAIRE SUR CE DISCOURS ACCOMPAGNÉE DE SOMMAIRES, DE NOTES PHILOLOGIQUES ET GRAMMATICALES DES VARIANTES DE L'AUTEUR ET DE LA CHRONOLOGIE DES BÉNÉDICTINS Rapprochée de celle de Bossue t PAR M. A. E. DELACHAPELLE D OC TEL'R ES LETTRES PARIS LIBRAIRIE CH. DELAGRAVE 15, RUE SOUFFLOT, 15 1882 £ÇA p ' ri U AVERTISSEMENT SUR CETTE NOUVELLE ÉDITION Nous nous sommes proposé, en publiant celle nouvelle édi tion du Discours sur l'histoire universelle, de l'accompagner d'observations sur le langage, le style et la composition. Quoi- que l'ouvrage de Bossuet ait été écrit au meilleur temps de la langue française, on y rencontre cependant quelques irrégula- rités de style, des formes ou des expressions qui ont vieilli. Plusieurs n étaient point fautes à l'époque de Bossuet : nous avons essayé de faire cette distinction, et nous l'avons signa- lée à la suite de nos observations critiques. Nous avons aussi noté d'assez fréquents latinismes, en ce qui louche la construc- tion. Depuis le siècle de Louis XIV la langue française est de- venue plus analytique, s'est éloignée des langues anciennes ; la phrase moderne est plus détaillée, la pensée s'y décompose en toutes sortes de circonstances; l'expression est devenue plus technique, et, avec moins de force et de simplicité, a plus de précision. Certes il faut, en écrivant, se soumettre à l'usage, mais il y a toujours profit à se rapprocher des grands modèles. En tête de chaque chapitre nous avons mis un sommaire analytique. Ces développements nous ont paru nécessaires : il est important de présenter aux jeunes gens les idées sous plu- sieurs formes, pour leur en bien faire voir la liaison et l'en- semble. Nos sommaires, rectifiés ou modifiés, au besoin, par le professeur, pourront guider les élèves dans l'art éminemment utile et difficile de faire un résumé. On a imprimé en petit caractère, et renfermé entre crochets [ ] cette addition au texte de notre auteur. La chronologie étant un point très-capital en histoire, les éditeurs ont attaché chaque date à chaque fait, au moyen d'un H AVERTISSEMENT. signe de ren\ 01 : les dates sont placées au bas des pages, dans un alinéa à part, disposition qui facilitera les recherches, et qui permettra toujours de trouver aisément un fait dont on connaî- trait la date. On a cru devoir donner, à la suite de îa chro- nologie suivie par Bossuet, celle des Bénédictins1, générale- ment adoptée dans tous les corps d'histoire. L'exactitude et la pureté du texte ont été aussi de notre pan et de celle des éditeurs l'objet d'un soin minutieux : nous avons choisi pour type l'édition du Discours donnée en 1700, revue et préparée par l'auteur, et nous y avons joint, en notes, les va- riantes tirées de l'édition de 1681. Il nous a semblé que le rap- prochement de deux leçons différentes pouvait fournir un objet d'étude intéressant. Quelquefois, dans ce but, nous avons indi- qué en quoi la dernière version était préférable à la première. Enfin, dans cette édition du Discours sur l'histoire univer- selle, nous nous sommes surtout efforcé de bien faire compren- dre le livre en lui-même, le génie de Bossuet, sa manière d'exposer, de raisonner et d'écrire. C'est 1 objet du morceau qui suit cet avertissement. Or, comme ce génie, sous plusieurs rapports original, a pourtant une forte analogie avec l'esprit général des écrivains du dix-septième siècle, il se trouvera qu'en l'étudiant, nous aurons commencé à connaître le grand siècle de la littérature française. Le génie raisonnable et mo- déré, simple et libre du dix-septième siècle, est le meilleur dont se puissent inspirer ceux qui, pénétrés déjà des chefs-d'œuvre de l'antiquité, cherchent parmi les modernes des exemples auto- risés, sur lesquels ils puissent former leur pensée et leur style. 1 L'Art de vérifier les dates, l'ouvrage "»'<■•" | r^f)rf lat 1q bonheur public. Bos- suet, en faisant voir Y utilité, même pour la vie présente, de la vertu et de la sagesse, prépare son élève à bien régner, et tous ses lecteurs à fonder, à développer en eux-mêmes les vertus qui conservent la so- ciété civile ; c'est à ce point de vue qu'il s'attache spécialement dans la troisième partie. Reprendre brièvement l'histoire des anciens empires, non plus pour raconter mais pour juger et prouver, suivre ces grandes dominations jusqu'au moment où elles tombent pour faire place à d'autres, décrire leurs mœurs et leurs institutions, et, avec quelques traits pris dans les 1 La Bruyère désignant Bossuet, sans le nommer, du vivant morne de ce grand homme (en 1693), s'écria, on pleine Académie : « Un défenseur de la •ion, une lumière de l'Eglise, parlons d'avance le langage de la postérité, le pire de l'Eglise I » {Discours de réception à l'Académie française) I INTRODUCTION. IX témcignages de Pantiquité, graver de leur caractère une image con- cise, juste et facile à saisir, faire de là ressortir des leçons utiles : telio est* la tâche qu'il achève. frois pensées principales le guident, il les rattache et les..oue : pve- ^t>mièrement, il fait voir avec une sorte d_e. tristesse majestueuse Pincon- stance des choses humaines. Ce point de vue était dominant chez les premiers historiens, et Hérodote semble se l'être surtout proposé, comme depuis ont fait les tragiques grecs. Mais ce qui pour les anciens n'était qu'une idée morale propre à diminuer l'orgueil de la prospé- rité, et à soulager le malheur par la résignation, est devenu pour les chrétiens un moyen puissant de relever l'espérance et le désir de la vie immortelle. . <£) En second iieu^ossuet. et c'est, on l'a déjà vuefgon but essentiel — montre, même dans l'histoire profane, le gouvernement suprême de < la Providence ; il semble expliquer cette pensée d'un autre grand C homme, répétée, de nos jours, par un homme illustre aussi, et versé • dans les affaires comme dans la science : l'homme s'agite et Dieu le mène. Bossuet n'est pas le premier qui ait vu dans l'histoire l'action di- vine; saint Augustin et Paul Orose l'avaient aperçue1, mais il a appro- fondi cette idée, il l'a étendue et fixée dans un livre immortel. Après, ces considérations générales, il recherche dans les lois, l'éducation et la conduite politique, les causes secondes de l'élévation et de la déca- *S\ dence des empires ; et dans la troisième partie, c'est surtout à ce point '^ix qu'il s'attache. Bossuet n'interroge point lessouvenirs du passé pour satisfaire une curiosité savante ; il s'en tient, sans rien innover, à l'his- toire telle que la donnent les auteurs classiques de l'antiquité. Il ne vise point à produire des effets pittoresques, ou à donner aux événe- ments un enchaînement dramatique. Hormis ces grands principes in- contestables dont nous venons de parler il y a un instant, il n'a point d'idée philosophique originale à laquelle il rapporte l'ensemble des faits historiques; jl ne construit poinU. comme Vico, un système tout d'une pièce. Il ne s'agit pas ici de condamner toute hypothèse de ce genre, mais il n'en devait point entrer dans un livre élémentaire. Tel est, en effet, le Discours sur l'histoire universelle; et que l'on ne se méprenne pas sur le sens que nous donnons ici à ce mot élémentaire . nous ne voulons pas dire superficiel , facile, commun, abaissé lu ni- 1 Augustin (Saint), r'un des plus illustres pères de l'Eglise, .. agasle, en Afrique, l'an 55^, mort à soixante-seize ans, dans la mê contrée, à Hippone, dont il était évêque. ïl a composé, entre autres ouvrages, un livra intitulé : La Cité de Dieu, pour répondre aux païens qui attribuaient la dé- cadence de l'empire à la religion chrétienne et à l'abandon du culte de leurs dieux. — Orose (Paul), né en Catalogne, contemporain d'Augustin, a écrit, également, pour combattre les préventions des païens contre ia religion chré- tienne, une histoire qui s'étend depuis la Création du monde jusqu'à l'an Sir. de J.-C. Voyez une trés-intéressante et très-judicieuse appréciation de l'on vrage de saint Augustin et de celui d'Orose dans YExamen critique des His- toriens anciens de la vie et du règne d'Auguste, par M. A. £. Egger, • ix, g ;. X INTRODUCTION, veau des intelligences peu exercées : bien loin de là; ne us entendons par éléments les connaissances premières, assurées, for.damentales^su r lesquelles "rep^p. l'éducation des hommes et des sociétés. les points d'appui d'où ils s'élèvent: les règles constantes de la » p. hnmainaja ( morale sainte, la sagesse r-îvnp- *> pnliTimm. II peut paraître aisé de s'en tenir ainsi à la science acquise, et aux idées admises par les gens raisonnables ; mais ceux qui ont réfléchi sur ces matières savent qu'il faut un génie du premier ordre pour en- traîner le lecteur sans lui rien proposer d'étrange, sans chercher à di- vertir et à flatter l'imagination, pour être à la fois sublime et sensé. Comme les anciens, Bossuet s'occupe moins des faits politiques, forme de gouvernement, traités, etc., et des faits économiques, com- merce, industrie, etc., que des faits moraux, ou, pour parler plus exac- tement, des idées morales qui expliquent les faits. Encore, pour lui, la morale n'est-elle pas une description savante des mobiles qui font agir les hommes, mais l'art de vivre en homme de bien. Il veut un ré- sultat pratique, et, pour y arriver, il montre partout les conséquences des bonnes ou des mauvaises actions, de la prudence et de la légèreté, de la modération soutenue et de l'ambition sans règle Les chapitres du Discours sur les Romains ont évidemment inspiré à Montesquieu le dessein de son livre De ta grandeur et de la déca- dence des Romains. De ce qui n'est dans l'ouvrage de Bossuet qu'une esquisse rapide, le publiciste du dix-huitième siècle a fait un traité achevé avec un art savant. L'étendue relative des pages consacrées par l'un et par l'autre au même sujet ne permet pas d'en faire un pa- rallèle exact. Au point de vue scientifique, Montesquieu a pu ajouter beaucoup à la matière donnée, de même qu'après lui des faits nou- veaux ont été découverts, les notions conservées par les anciens ont été autrement interprétées, des idées nouvelles se sont fait jour. Poui citer seulement un exemple, on peut penser que ni Bossuet ni Mon- tesquieu n'ont assez approfondi le caractère religieux des institutions romaines, l'originalité de leur ^organisation juridique et de leurs lois civiles. Mais quelles que soient" les découvertes futures de l'histoire, ce que Bossuet et Montesquieu ont écrit sur les Romains vivra par les idées générales qui sont de tous les temps, et par le style. On peut noter quelques-uns des traits qui les distinguent l'un de l'autre : Bos- suet l'attache plus aux vues morales, Montesquieu aux ressorts poli- tiques; avec le premier, on voit mieux ce que sont les mœurs et le caractère d'un peuple ; avec le second, ce que sont les lois et les hommes en particulier : Bossuet a une manière haute, magistrale et oratoire ; c'est encore, en ces matières de l'histoire profane, le prêtre qui enseigne et prêche avec autorité ; Montesquieu a un tour de pen- sée et de style grave, sententieux, ingénieux; il a quelque chose du juge qui interprète les lois et motive des arrêts. L'un, en marchant, projette devant lui une clarté forte et unie, l'autre sème une multi- tude de points lumineux. Tous les deux ont écrit avec brièveté, et font ppnsvr le lecteur; mais Bossuet, ainsi que Montesquieu l'a dit en INTRODUCTION. XI parlant de Tacite1, abrège tout, parce qu'il voit tout, et n'a d'ailleurs aucune forme arrêtée de s'exprimer. La concision de Montesquieu vient de ce qu'il presse sa pensée dans un cercle resserré, d'où elle puisse jaillir avec plus de vivacité sous l'attention du lecteur2. fi" IV. Du style de Bossuet. — Les observations que nous allons présenter conviennent spécialement au Discours; mais elles sont éga- lement vraies, appliquées aux autres ouvrages de Bossuet ; car ce grand homme n'a eu, pour ainsi dire, dans toute sa vie, qu'une pen- sée et qu'un but. Le style n'est pas, comme beaucoup se l'imaginent, une parure ajoutée après coup. Chez les bons écrivains, il est donné par la pensée elle-même, et le meilleur est celui qui la rend avec le plus de netteté. C'est donc une grave erreur que d'aller s'imaginer un style indépen- dant du génie de l'écrivain, un type universel de perfection. De grands esprits s'y sont souvent trompés. Fénelon trouve que Molière enpensant bien souvent parle [écrit] mal*, et Buflbn, dans son Discours de remcrciment à l'Académie française, en traçant les règles de l'art d'écrire, tend trop, ainsi que l'a remarqué M. Yillemain4, à enfermer dans le cercle qu'il parcourt lui-même la mobile variété du génie. Les esprits médiocres ne peuvent manquer d'exagérer cette erreur : ils plaindront Corneille de n'avoir pas l'élégance de Racine, et regrette- ront de ne pas trouver dans Bossuet l'harmonie et les grâces de Massil- lon, ou la régularité sévère de Bourdaloue. Vouloir tout assujettir ainsi à une règle uniforme, c'est supprimer dans l'art toute franchise et toute originalité. Cette originalité puissante qui fait de l'idée et de L'expression un tout si bien assemblé qu'on ne s'imagine point les pouvoir séparer, est un des mérites singuliers de Bossuet. En le lisant, on remarquera l'en- chaînement des idées et des faits dans un ordre aisé, sans aucune recherche de régularité; et la manière large de l'auteur, qui dédaigne ces divisions arrangées,- propres à satisfaire les yeux plutôt que l'es- prit. Son style est plein de feu et d'élévation ; il approche souvent du ton oratoire, mais il est toujours libre dans la composition des phrases et des périodes, qui se coupent ou se déroulent au gré de la pensée. Ainsi il est évident que l'auteur n'a pas dans l'esprit une forme déterminée : c'est la pensée elle-même qui fait son moule, le tleuve qui creuse son lit selon la pente et la limite de ses eaux. En disant ceci, nous ne pré- tendons pas réprouver toute forme plus travaillée : il est souvent permis de flatter l'oreille et de charmer l'imagination, mais Bossuet ne devait chercher que ce genre de beauté sévère et négligée qui convient à io raison et fixe l'attention des plus hautes facultés de l'esprit. 1 Esprit du Lois, liv. xxx, c. 2. — 2 Nous recommandons à nos jeunes lecteurs une édition trés-correcte de l'ouvrage de Montesquieu, De la gran- deur et de la décadence des Romains, annotée par M. Cb. Dezobry, auteur de Rome au siècle d'Auguste. — 3 Lettre à l'Académie française sur l'élo- quence, la poésie, etc, §711.— * Tableau de la littérature française au J«>- huitième siècle, xxne leçon. lMKODLLliON Ainsi, pour eu venir au détail, on notera dans Bossuet l'absence de toute symétrie dans la construction des phrases; son style est tan- tôt coupé, tantôt périodique, non pas au hasard ou pour le plaisir de ta variété, mais selon la nature des choses à exprimer et le mouvement de l'esprit. Do même il ne s'amuse jamais aux antithèses, aux énumé- rations, aux comparaisons, etc., et les rejette si elles ne sont point nécessaires pour la clarté ou la persuasion. Bossuet doit la hauteur de ses conceptions aux écrivains sacrés, dont il était pénétré ; il leur doit en grande partie cette vivacité et cet éclat poétique dont sa prose est empreinte, sans cesser d'être de la prose, et île la plus naturelle. Il s'était instruit aussi à l'école des anciens ; et, à considérer le mode de composition et d'expression, on peut le com- parer avec Thucydide, Salluste et Tacite; j'ajouterai volontiers avec Dé- mosthènes. Ce sont des esprits de la même famille ; ils présentent, comme traits de ressemblance commune la gravité, l'élévation, et une brièveté énergique. Mais Bossuet ne travaille pas sa diction comme Thucydide, pour la condenser sous une forme poétique et serrée; il abandonne plutôt son langage au courant de l'esprit. Tacite aime les traits forts et brillants, les images frappantes; chez lui la langue latine commence à s'altérer. Bossuet se sert de la langue française la plus saine : négligé quelquefois, jamais il n'est affecté ; et, à la première vue du moins, on est plus frappé de l'ensemble que des détails de son style. Le génie de Salluste me paraît avoir beaucoup d'analogie avec celui de Bossuet; encore Salluste a-t-il plus d'art dans la construction des périodes, plus de curiosité dans l'expression, l'auteur français plus d'abandon et de simplicité. Enfin le trait distinctif de Bossuet est une sobriété mâle; elle est aussi une des qualités éminentes de Dé- mosthènes. Cette qualité du style attique, oûfûsttt, convient merveilleu- sement à l'esprit français, et c'est à quoi on songe trop peu aujourd'hui. Nous terminerons cet aperçu par un retour à notre sujet principal, en offrant une appréciation du Discours sur l'Histoire universelle, em- pruntée à l'un des maîtres de la critique moderne: « Quelquefois (au siècle de Louis XIV) une idée perdue dans Pan- ci tiquité devenait le fondement d'un monument immortel. Bossuet « avait entrevu dans saint Augustin et dans Paul Orose le plan , la « suite, la vaste ordonnance de son Histoire universelle; et maître « d'une grande idée indiquée par un siècle barbare, il la déployait à « tous les yeux, avec la majesté d'une éloquence uuri et sublime. « Mêlant ainsi les lacunes hardies d'une civilisation irrégulière et la « pompe d'une société polie, il était à la lois Démosthènes, Chrysos- « tome, Tertullien, ou plutôt il était lui-même; et des sources fé- « condes où puisait son génie, rassemblant les eaux du ciel et les « torrents de la montagne, il faisait jaillir un fleuve qui ne portait « que son nom1. » A. B. Delaciui'ei.le • Vjilemain. DISCOURS SUR L'HISTOIRE UNIVERSELLE A MG* LE DAUPHIN. AVANT-PROPOS. DESSEIN GÉNÉRAL DE CET OUVRAGE '. SA DIVISION EN TROIS PARTIES. [ Sommaire. — Utilité de l'histoire pour l'instruction des princes. Les faits qu'elle expose sont de la nature de ceux qui les occupent : elle enrichit ou supplée leur expérience; elle leur fait voir la vérité qui souvent leur serait cachée par ceux qui les entourent. Utilité générale de l'histoire considérée dans son ensemble: de là, nécessité de résumer et de lier les histoires particulières, en les réunissant sous un même coup d'oeil. L'auteur prouve ce point par une comparaison tirée de l'étude de la géographie: caries générales, cartes particulières. Il donne une idée de l'histoire, idée qui renferme le but et le plan du livre, et qui sera développée dans l'introduction de la deuxième partie. Retour à la comparaison commencée; l'auteur l'applique à la chronologie. — Division en époques. On remarquera la «implicite de ce début, et la sobriété de goût de l'auteur, qui s'en tient aux points les plus certains, et n'use d'aucun effort ponr donner une grande idée de la tâche qu'il a entreprise \ ] Quand l'his4oire seroit inutile aux autres hommes, il faudroit la faire lire aux princes : il n'y a pas de meilleur moyen de leur découvrir ce que peuvent les passions et les intérêts, les temps et les conjonctures , les bons et les mauvais conseils l. Les histoires ne sont composées que des actions qui les crccu- pent, et tout semble y être fait pour leur usage. Si l'expé- rience 2 leur est nécessaire pour acquérir cette prudence qui fait bien régner , il n'est rien de plus utile à leur instruction que de joindre aux exemples des siècles passés les expériences v N. B. Tout ce qui est en petit texte, et renfermé entre crochets [l,en tête des chapitres, appartient à l'annotateur. 1 Dans Bossuet et en général dans les écrivains du dix-septième siècle, conseil se prend souvent pour dessein, résolution, consilium. — * L'expé- rience, « la connaissance des choses acquises par un long usage.» Académie, experientia: les expériences, av sens de épreuves, experimentum. * DESSEIN GÉNÉRAL qu'ils fout tous les jours. Au lieu qu'ordinairement ils n'ap- prennent qu'aux de'pens de leurs sujets et de leur propre gloire ! à juger des aifaires dangereuses qui leur arment ; par le secours de l'histoire , ils forment leur jugement , sans rien hasarder *, sur les événements passés. Lorsqu'ils voient jus- qu'aux vices les plus cachés des princes , malgré les fausses louanges qu'on leur donne pendant leur vie, exposés aux yeux de tous les hommes, ils ont honte de la vaine joie que leur cause la flatterie, et ils connoissent que la vraie gloire ne peut s'accor- der qu'avec le mérite. D'ailleurs il seroit honteux, je ne dis pas à un prince, mais en général à tout honnête homme 3 , d'ignorer le genre hu- main 4 et les changements mémorables que la suite des temps a faits dans le monde. Si l'on n'apprend de l'histoire à distin- guer les temps , on représentera les hommes sous la loi de nature 5, ou sous la loi écrite , tels qu'ils sont sous la loi évan- gélique ; on parlera des Perses vaincus sous Alexandre, comme on parle des Perses victorieux sous Cyrus ; on fera la Grèce aussi libre du temps de Philippe que du temps de Thémisto- cle ou de Miltiade ; le peuple romain aussi fier sous les empe- reurs que sous les consuls ; l'Église aussi tranquille sous Dio- clétien que sous Constantin ; et la France agitée de guerres civiles du temps de Charles IX et de Henri III, aussi puissante que du temps de Louis XIY , où , réunie sous un si grand roi, seule elle triomphe de toute l'Europe 6. C'est, Monseigneur, pour éviter ces inconvénients, que vous avez lu tant d'histoires anciennes et modernes7. Il a fallu , 1 Gloire indique ici un sens moins relevé et moins éclatant qu'il ne l'est aujourd'hui : il signifie à peu près honneur. Corneille prend très-souvent le mot gloire avec la même acception. L'Académie définit ainsi le mot gloire : « L'honneur, l'estime, les louanges, la réputation que les vertus, le mérite, les grandes qualités, les grandes actions ou les bons ouvrages attirent à quel- qu'un. » L'Académie fait donc gloire et honneur presque synonymes. — 2 Non pas: sans porter un jugement hasardé; mais bien, « sans courir les hasards des événements. » — 3 A tout homme bien élevé; les auteurs du dix-sep- tième siècle preunent presque toujours en ce sens le mot honnête homme. acception a vieilli. — 4 «Ignorer le genre humain. » Expression hardie; concision elliptique. — 6 « Sous la loi de natuie. » Expression qui appar- tient à la science religieuse : la loi divine connue antérieurement à la voca- tion de Moïse : loi de la nature, loi naturelle, donneraient un autre sens qui ne con\ient pas ici. — 6 Remarquez l'ampleur et la gradation de celte période, et sa terminaison si heureusement concordante avec la pensée. — 7 II •erait plus exact de dire d'histoires anciennes et d'histoires modernes; car, grammaticalement, la rédaction de Bossuet laisserait croire que ces histoiref sont à h. fois anciennes et modernes. DE CET OUVRAGE, 3 avant toutes choses, vous faire lire, dans l'Écriture , l'histoire du peuple de Dieu , qui fait ie fondement de la religion. On ne vous a pas laissé ignorer l'histoire grecque ni la romaine ; et ce qui vousétoit plus important, on vous a montré avec soin l'histoire de ce grand royaume que vous êtes obligé de rendre heureux. Mais, de peur que ces histoires et celles que vous ave; encore à apprendre ne se confondent dans votre esprit , il n' a rien de plus nécessaire que de vous représenter distin ment, mais en raccourci, toute la suite des siècles. Cette manière d'histoire universelle est à l'égard des histoi- res de chaque pays et de chaque peuple ce qu'est une carte générale à l'égard des cartes particulières. Dans les cartes par- ticulières vous voyez tout le détail d'un royaume ou d\me province en elle-même : dans les cartes universelles vous ap- prenez à situer ces parties du monde dans leur tout ; vous voyez :e que Paris ou l'Ile-de-France ■ est dans le royauim que le royaume est dans l'Europe, et ce que l'Europe est dans l'univers. Ainsi les histoires particulières représentent la suite des choses qui sont arrivées à un peuple dans tout leur détail : mais, afin de tout entendre , il faut savoir le rapport que cha- que histoire peut avoir avec les autres ; ce qui se fait par un abrégé où l'on voie 2, comme d'un coup d'oeil, tout Tordre des temps. Un tel abrégé , Monseigneur , vous propose 3 un grand spec- tacle. Vous voyez tous les siècles précédents se développer, pour ainsi dire , en peu d'heures devant vous : vous voyez comme les empires se succèdent les uns aux autres ; et comme !a religion, dans ses différents États, se soutient également depuis le commencement du monde jusqu'à notre temps. C'est la suite * de ces deux choses , je veux dire celle de la religion et celle des empires, crue vous devez imprimer dans votre mémoire ; et comme la religion et le gouvernement po- litique sont les deux points sur lesquels roulent 5 les choses humaines , voir ce qui regarde ces choses renfermé clans un 1 Ancienne province considérable de France, qui forme maintenant les départements de la Seine, de Seine-et-Oise, de l'Oise, et une partie de ceux de Seine-et-Marne, de l'Aisne, et d'Eure-et-Loir. Elle avait pour capitale Paris. — i OU l'on voie; subjonctif imité de la construction latine.— 3 «Vous pro- pose,» vous présente; antè oculos proponit. — * Suite a généralement danj cet ouvrage le sens de série, séries, ordo, et non pas de continuation.— 5 « Les deux points sur lesquels roulent. » Métaphore indiquant l'idée d'aie, de pôl • re ; employer ces mc!« edî clé affecté et recherché £ DESSEIN GÉNÉRAL. abrégé , et en découvrir par ce moyen tout l'ordre et toute la suite, c'est comprendre dans sa pensée tout ce qu'il y a de grand parmi les hommes, et tenir, pour ainsi dire , le fil de toutes les affaires de l'univers. Comme donc , en considérant une carte universelle , vous sortez du pays où vous êtes né, et du lieu qui vous renferme , pour parcourir toute la terre habitable , que vous embrassez par la pensée avec toutes ses mers et tous ses pays ; ainsi , en considérant l'abrégé chronologique , vous sortez des bornes étroites de votre âge ', et vous vous étendez dans tous les siè- cles. Mais de même que, pour aider sa mémoire dans la connois- sance des lieux , on retient certaines villes principales, autour desquelles on place les autres , chacune selon sa distance ; ainsi , dans l'ordre des siècles , il faut avoir certains temps marqués par quelque grand événement auquel on rapporte tout le reste. C'est ce qui s'appelle époque, d'un mot grec qui signifie s'arrêter, parce qu'on s'arrête là, pour considérer comme d'un lieu de repos tout ce qui est arrivé devant ou après , et éviter par ce moyen les anachronismes , c'est-à-dire cette sorte d'er- zeur qui f&it confondre les temps. Il faut d'abord s'attacher à un petit nombre d'époques , telles que sont, dans les temps de l'histoire ancienne, Adam , ou la création ; Noé , ou le déluge ; La vocation d'Abraham, ou le commencement de l'alliance de Dieu avec les hommes ; Moïse, ou la loi écrite ; La prise de Troie ; Salomon, ou la fondation du temple ; Romulus, ou Rome bâtie ; Cyrus , ou le peuple de Dieu délivré de la captivité de Ba- bylone ; Scipion, ou Carthage vaincue ; La naissance de Jésus-Christ ; Constantin, ou la paix de l'Église ; Charlemagne , ou l'établissement du nouvel emnire. » « De \olre âge, » de votre siècle. DE CET OUVRAGE. 5 Je vous donne cel établissement du nouvel empire sous Charlemagne , comme la fin de l'histoire ancienne, parce que c'est là que vous verrez finir tout-à-fait l'ancien empire ro- main. C'est pourquoi je vous arrête à un point si considérable de l'histoire universelle. La suite vous en sera proposée dans raie seconde partie, qui vous mènera jusqu'au siècle que, nous voyons illustré par les actions immortelles du roi votre père, ut auquel l'ardeur que vous témoignez à suivre un si grand exemple fait encore espérer un nouveau lustre. Après vous avoir expliqué en général le dessein de cet ou- vrage , j'ai trois choses à faire pour en tirer toute l'utilité que j'en espère. Il faut, premièrement, que je parcoure avec vous les époques que je vous propose ; et que, vous marquant en peu de mots les principaux événements qui doivent être attachés à chacune d'elles, j'accoutume votre esprit à mettre ces événements dans leur place, sans y regarder autre chose que l'ordre des temps. Mais comme mon intention principale est de vous faire obser- ver, dans cette suite des temps, celle de la religion et celle des grands empires ; après avoir fait aller ensemble, selon le cours des années, les faits qui regardent ces deux choses, je repren- drai en particulier avec les réflexions nécessaires , première- ment ceux qui nous font entendre la durée perpétuelle de la re- ligion, et enfin ceux qui nous découvrent les causes des grands changements arrivés dans les empires. Après cela, quelque partie de l'histoire ancienne que vous lisiez, tout vous tournera à profit. 11 ne passera aucun fait dont vous n'aperceviez les conséquences. Vous admirerez la suite des conseils de Dieu dans les affaires de la religion : vous verrez aussi l'enchaînement des affaires humaines ; et par-là vous connoîtrez avec combien de réflexion et de prévoyance elles doivent être gouvernée?1. * La dernière phrase de cette courte introduction ramène le lecteur au but que l'auteur s'est proposé, ?t renferme la pensée dominante du Discours. PREMIERE PARTIE. LES ÉPOQUES, OU LA SUITE DES TEMPS. PREMIÈRE ÉPOQUE. ADAM, OU LA CRÉATION Premier âge du monde. [ Jugement. —Cette première partie consiste en un résumé des faits les plus frap pants de l'histoire sainte et de l'histoire profane. Ce tableau rapide est tracé d'une main vive et hardie, et n'a point la sécheresse que l'on s'attendrait à trouver dani une chronologie. Le style en est animé par des tours et des images oratoires, et par un esprit religieux et moral qui nous découvre le sens des événements et en marque le but.] La première époque vous présente d'abord un grand spec- tacle : Dieu qui crée le ciel et la terre par sa parole, et qui fait Thomme à son image a. C'est par où commence ! Moïse , le plus ancien des historiens, le plus sublime des philosophes, et !e plus sage des législateurs *. Il pose ce fondement tant de son histoire que de sa doctrine, et de ses lois3. Après, il nous fait voir tous les hommes ren- fermés en un seul homme , et sa femme même tirée de lui ; la concorde des mariages et la société du genre humain éta- blie sur ce fondement; la perfection et la puissance de Thomme, tant qu'il porte l'image de Dieu en son entier; son empire sur les animaux; son innocence tout ensemble et sa félicité .lanc le Paradis , dont la mémoire s'est conservée dans l'âge d'or des poètes ; le précepte divin donné à nos premiers parents ; la malice de l'esprit tentateur, et son apparition sous la a Av. J.-C. *00* ans. Posscet.— Ou 4963 ans, suivant les Bénédictins dans l'Art de vérifier les dates. 1 On dirait plus communément aujourd'hui: C'est par là que commence. — * Remarquez la noblesse de cette première phrase, et l'éloge aussi com- plet que concis de Moïse. — 3 La période suivante : il pose ce fondement, etc., quoique renfermant un grand nombre d'incises, n'est pas oratoire: ces incises ne sont point enchaînées et ramifiées, comme dans la période pro- prement dite. Remarquez aussi, dans cet alinéa et le suivant, l'emploi fré- quent du participe passé, au lieu d'un mode personnel. Cette forme plus belle est empruntée à la langue latine: on la trouve souvent dans Tacite. I. ADAM, OU LA CRÉATION. 7 forme du serpent; la chute d'Adam et d'Eve, funeste à toute leur postérité; le premier homme justement puni dans tous ses enfants, et le genre humain maudit de Dieu ; la première promesse de la rédemption, et la victoire future des hommes sur le démon qui les a perdus. La terre commence à se remplir, et les crimes s'augmentent. Caïn , le premier enfant d'Adam et d'Eve, fait voir au monde naissant la première action tragique", et la vertu commence dès lors à être persécutée parle vice â. Là paraissent les moeurs contraires des deux frères : l'innocence d'Àbel, sa vie pasto- rale, et ses offrandes agréables; celles de Caïn rejelées, son avarice , son impiété , son parricide , et la jalousie mère des meurtres ; le châtiment de ce crime, la conscience du parri- cioe agitée de continuelles frayeurs ; la première ville bâtie par ce méchant qui se cherchoit un asile contre la haine et l'horreur du genre humain ; l'invention de quelques arts par ses enfants; la tyrannie des passions, et la prodigieuse mali- gnité du cœur humain toujours porté à faire le mal ; la posté- rité de Seth iidèle à Dieu malgré cette dépravation; le pieux Hénoch miraculeusement tiré du monde qui n'étoit pas digne dî le posséder b; la distinction des enfants de Dieu d'avec les enfants des hommes, c'est-à-dire de ceux qui vivoient selon l'esprit, d'avec ceux qui vivoient selon la chair; leur mélange et la corruption universelle du monde ; la ruine des hommes résolue par un juste jugement de Dieu ; sa colère dénoncée aux pécheurs par son serviteur Noé c ; leur impénitence , et leur endurcissement puni enfin par le déluge d; Noé et sa fa- mille réservés pour la réparation du genre humain. Voilà ce qui s'est passé en 1656 ans. Tel est le commence- ment de toutes les histoires, où se découvre la toute-puissance, la sagesse et la bonté de Dieu : l'innocence heureuse sous sa protection; sa justice à venger les crimes, et en même temps ?a patience à attendre la conversion des pécheurs ; la grandeur et la dignité de l'homme dans sa première institution; le génie du genre humain 2 depuis qu'il fut corrompu; le naturel de la jalousie, et les causes secrètes des violences et des guerres, c'est-à-dire tous les fondements de la religion et delà morale. Avec le genre humain, Noé conserva les arts, tant ceux qui « Av. J.-C. 5875 ans. B. ou 4855 ans. BÉN'ÉD. — & 5017 ans. B. ou 3978 Biî»ÉB — c 2468 ans. B. ou 5428. BÉNÉD. — * 2548 ans. B. ou 5308. BÉhÉD. 1 Gen. , iv, 1, 5, 4, 8. B. — 2 Ici génie ne signifie pas capacité extraor* iinaire de l'intelligence, mais, disposition naturelle de l'àme, indolt* 8 PARTIE I. LES ÉPOQUES. - L ADAM, OU LA CRÉATION. servoient de fondement à la jie humaine et que les homme* savoient dès leur origine, que ceux qu'ils avoient inventés de- puis. Ces premiers arts que les hommes apprirent d'abord, et apparemment de leur créateur, sont l'agriculture1, l'art pas- toral*, celui de se vêtir3, et peut-être celui de se loger. Aussi ne voyons-nous pas le commencement de ces arts en Orient, vers les heux d'où le genre humain s'est répandu*. La tradition du déluge universel se trouve par toute la terre. L'arche, où se sauvèrent les restes du genre humain, a été de tout temps célèbre en Orient, principalement dans les lieux où elle s'arrêta après le déluge. Plusieurs autres circonstances de cette fameuse histoire se trouvent marquées dans les annales et dans les traditions des anciens peuples 5 : les temps convien- nent6, et tout se rapporte, autant qu'on le pouvoit espérer dans ane antiquité si reculée. » Gen., ii, 15; ta, 17, 18, 19; iv, 2. B. — î Ibid., iv, 2. B.r— S Ibid., m, îi. B. — * Le sens de cette phrase est : Aussi ces arts sont-ils si ancienne- ment connus en Orient, que l'on ne peut remonter jusqu'à l'époque de leur ori- gine. — 5 Beros. Chald., Hist. Chald.; nieron. iEgypt., Pbœn. Hist.; Moas. Nie, Damasc, lib. xevi; Abyd., de Med. et Assyr. apud Jos. Antiq. Jud. lib. î, c. iv, al. 5, et lib. î, cont. Apion.; et Euseb., Prœp. Evan. lib ix, c. 11, 12 ; Plutarc. opus., Plusne solert. lerr. an aquat. animal.; Lucian., de DeâSyr.Ji. ~- e Cest-à-dire : Les datef concordeut entre elles. Conveniunt inter se tempora. — ' € Dans » lorsqu'il s'agit de. DEUXIÈME ÉPOQUE NOÉ, OU LE DÉLUGE. Deuxième âge du monde. Près du déluge0 1 se rangent le décroissement de la vie hu- maine; le changement dans le vivre6*, et une nouvelle nour- riture substituée aux fruits de la terre ; quelques préceptes don- nés à Noé de vive voix seulement; la confusion des langues6 arrivée à la tour de Babel, premier monument de l'orgueil et de la foiblesse des hommes ; le partage des trois enfants de Noé, et la première distribution des terres. La mémoire de ces trois premiers auteurs des nations et des peuples s'est conservée parmi les hommes. Japhet, qui a peu- plé la plus grande partie de l'Occident, y est demeuré célèbre sous le nom fameux d'Iapet. Cham et son fils Chanaan n'ont pas été moins connus parmi les Égyptiens et les Phéniciens; et la mémoire de Sem a toujours duré dans le peuple hébreu, qui en est sorti. Un peu après ce premier partage du genre humain, Xem- rod, homme farouche, devient par son humeur violente le pre- mier des conquérants; et telle est l'origine des conquêtes. Il établit son royaume à Babylone3, au même lieu où la tour avoit été commencée, et déjà élevée fort haut, mais non pas autant que le souhaitoit la vanité humaine. Environ dans le même temps Ninive fut bâtie, et quelques anciens royaumes établis. Ils étoient petits dans ces premiers temps ; et on trouve dans la seule Egypte quatre dynasties ou principautés, celle de Thè- bes, celle deThin, celle de Memphis, et celle de Tanis : c'étoit la capitale de la basse Egypte. On peut aussi rapporter à ce temps le commencement des lois et de la police des Égyptiens ; celui de leurs pyramides qui durent encore, et celui des ob- servations astronomiques, tant de ces peuples que des Chal- a Av. J.-C. 2348 ans. B. ou 5308 ans. Bénéd.— b 2347 ans. B. ou 5307 ans.BÉsÉD. — » 2247 ans. B. ou 2907 ans. Bénéd. 1 « Près du déluge, » peu après le déluge paraissent. — - Le vivre, verbe employé avec hardiesse pour un substantif — 3 Gen. , x, 8, 9, 10, 11, B. *iO PARTIE I. LES ÉPOQUES. déensa. Aussi voit-on remonter jusqu'à ce temps, et pas plus haut, les observations que les Chaldéens, c'est-à-dire sans con- testation, les premiers observateurs des astres, donnèrent dans Babylone àCallisthène pour Aristote1. Tout commence 2 : il n'y a point d'histoire ancienne où il ne paroisse, non-seulement dans ces premiers temps, mais encore longtemps après 3, des vestiges manifestes de la nouveauté du monde. On voit les lois s'établir, ies mœurs se polir et les em- pires se former. Le genre humain sort peu à peu de l'igno- rance ; l'expérience l'instruit, et les arts sont inventés ou per- fectionnés. A mesure que les hommes se multiplient, la terre se peuple de proche en proche ; on passe les montagnes et \e± précipices ; on traverse les fleuves, et enfin les mers ; et on établit de nouvelles habitations. La terre, qui n'étoit au com- mencement qu'une forêt immense, prend une autre forme ; les bois abattus font place aux champs , aux pâturages , aux ha- meaux, aux bourgades, et enfin aux villes. On s'instruit à pren- dre certains animaux, à apprivoiser les autres, et à lesaccoutu- merau service. On eut d'abord à combattre les bêtes farouches *. Les premiers héros se signalèrent dans ces guerres. Elles firent inventer les armes , que les hommes tournèrent après contre leurs semblables : :\emrod, le premier guerrier et le premier conquérant, est appelé dans l'Écriture un fort chasseur5. Avec les animaux, l'homme sut encore adoucir les fruits et les plan- tes; il plia jusqu'aux métaux à son usage, et peu à peu il y fit servir toute la nature. Comme il étoit naturel que le temps fit inventer beaucoup de choses, il devoit aussi en faire oublier d'autres, du moins à la plupart des hommes. Ces premiers arts que Noé avoit conservés, et qu'on voit aussi toujours en vigueur dans les contrées où se fît le premier établissement du genre luimain, se perdirent à mesure qu on s'éloigna de ce pays. Il • Av. J.-C. 2233 ans. B. ou 2893 ans. Béséd. 1 Poiphyr. apud Simpl. in lib. ii.Aristot., de Cœlo. B. — s « Tout com- mence. » Dans cet alinéa, l'auteur présente en un tableau rapide l'origine de la civilisation, puis, plus loin, il indique la diminution croissante des scien- ces et des arts les plus anciens, et les progrés de l'erreur. Il signale dans l'histoire un double mouvement, et pour l'homme, une double source d« connaissances, d'une pari, la tradition et la révélation divine, do l'autre, la ce el l'industrie humaines. — 3 Vab. « Mais longtemps. »— * Peut-être féroces serait-il plus juste que farouches. • Farouche, dit l'Académie, sauvage, n'est point apprivoisé, qui s'épouvante et s'enfuit quand ou l'approche. Féroce, qui est farouche et cruel. » Or, comme il y avait combat e:itre les bétes et les ■s, et que l'épouvante et la fuite ôtent l'idée de combat, noua pensuns que féroces était ici le mot propre. — & Gen., x, 9. ». II. NOÉ OU LE LÈLUGE. H fallut , ou les rapprendre avec le temps, ou que ceux qui les avoient conservés les reportassent aux autres. C'est pourquoi on voit tout venir de ces terres toujours habitées , où les fonde- ments des arts demeurèrent en leur entier ; et, là même, on ap- prenoit tous les jours beaucoup de choses importantes, La con- noissance de Dieu et la mémoire de la création s'y conserva ; mais elle alloit s'affoiblissant peu à peu. Les anciennes tradi- tions s'oublioient et s'obscurcissoient ; les fables, qui leur suc- cédèrent, n'en retenoient plus :jue de grossières idées; les faus- ses divinités se multiplioient; et c'est ce qui donna lieu à en vocation d'Abraham. TROISIÈME ÉPOQUE LA VOCATION D'ABRAHAM, 00 Lfl COMMENCEMENT DU PEUPLE DE DIEU ET DE l'aLLIAKCC. Troisième âge du monde. Quatre cent vingt-six ans après le déluge1, comme les peu- ples marchoient chacun en sa voie2, et oublioient celui qui les avoit faits, Dieu, pour empêcher le progrès d'un si grand mal, au milieu de la corruption, commença à se séparer un peuple élu. Abraham fut choisi pour être la tige et le père de tous les croyants0. Dieu l'appela dans la terre de Chanaan, où il voû- tait établir son culte et les enfants de ce patriarche, qu'il avoit résolu de multiplier comme les étoiles du ciel et comme le sable de la mer. A la promesse qu'il lui fit de donner cette terre à sus descendants, il joignit quelque chose de bien plus illustre ; et ce fut cette grande bénédiction qui devoit être répandue sur tous les peuples du monde, en Jésus-Christ sorti de sa race. C'est ce Jésus-Christ qu'Abraham honore en la personne du grand pontife Melchisédech qui le représente; c'est à lui qu'il paie la dîme du butin qu'il avoit gagné sur les rois vaincus, et c'est par lui qu'il est béni3. Dans des richesses immenses, et dans une puissance qui égaloit celle des rois, Abraham con- serva les mœurs antiques : il mena toujours une vie simple et pastorale, qui toutefois avoit sa magnificence, que ce patriar- che faisoit paroître principalement en exerçant l'hospitalité en- vers tout le monde. Le ciel lui donna des hôtes b; les anges lui apprirent les conseils de Dieu; il y crut, et parut en tout plein de foi et de piété. De son temps, Inachus, le plus ancien de tous les rois connus par les Grecs, fonda le royaume d'Ar- gos. Après Abraham, on trouve Isaac son fils, et Jacob son * Av. J.-C. 1921 ans. B. ou 229G ans. Bénéd. — b 1856 ans. B. ou 226Î ans. Bénéd. ' Bossnet entremêle, dans un ordre synchronique, les faits de Phisloî sainte, et ceux de l'histoire profane, s'étendant davantage sur les premiers, selon le butreligieux et moiaide son ouvrage.— 2 « Comme les peuples, etc.» Métaphore biblique : la métaphore vulgaire serait, s'égaraient à leur gré dant les sentiers de l'erreur. — 3 Hèbr. , vu, 1, 2, 3 et sqq. B. !:!. VOCATION D'ABRAHAM. 13 petit-fils, imitateurs de sa foi et de sa simplicité dans la même "i e pastorale. Dieu leur réitère aussi les mêmes promesses qu'il avoit faites à leur père, et les conduit comme lui en toutes cho- ses. Isaac bénit Jacob au préjudice d'Ésaù, son frère aînéa ; et trompé en apparence, en effet il exécuta les conseils de Dieu l, et régla la destinée de deux peuples. Esaû eut encore le nom d'Édom, d'où sont nommés les Iduméens dont il est le père. Jacob, que Dieu protégeoit, excella en tout au-dessus d'Esaû. Un ange, contre qui il eut un combat plein de mystères, lui ionna le nom d'Israël, d'où ses enfants sont appelés les Israé- lites. De lui naquirent les douze patriarches, pères des douze tribus du peuple hébreu : entre autres Lévi, d'où dévoient sor- tir les ministres des choses sacrées ; Juda, d'où devoit sortir, avec la race royale, le Christ Roi des rois et Seigneur des sei- gneurs; et Joseph, que Jacob aima plus que tous ses autres enfants. Là se déclarent de nouveaux secrets de la Providence divine, On y voit, avant toutes choses, l'innocence et la sagesse du jeune Joseph toujours ennemie des vices , et soigneuse de les réprimer dans ses frères; ses songes mystérieux et prophé- tiques ; ses frères jaloux, et la jalousie cause pour la seconde fois d'un parricide6; la vente de ce grand homme; la fidélité qu'il garde à son maître, et sa chasteté admirable c ; les persé- cutions qu'elle lui attire ; sa prison et sa constance; ses prédic- tions; sa délivrance miraculeuse; cette fameuse explication des songes de Pharaon d ; le mérite d'un si grand homme reconnu ; son génie élevé et droit , et la protection de Dieu qui le fait dominer partout où il est ; sa prévoyance ; ses sages conseils, et son pouvoir absolu dans le royaume de la Basse-Egypte ; par ce moyen le salut de son père Jacob et de sa famille. Cette fa- mille chérie de Dieu s'établit ainsi e dans cette partie de l'E- gypte dont Tanis étoit la capitale, et dont les rois prenoient tous le nom de Pharaon. Jacob meurt f; et un peu devant sa mort 2 il fait cette célèbre prophétie, où découvrant à ses enfants ''état de leur prospérité, il découvre en particulier à Juda le temps du Messie qui devoit sortir de sa race. La maison de ce patriarche devient un grand peuple en peu de temps : cette « Av. J.-C. 1739 ans. B. ou 2129 ans. Bénéd. — b i728 ans. B. ou 2097 ans. Bénéd. — c 1717 ans. b. ou 2093 ans. Bénéd. — d 1713 ans. B. ou 2090 ans. Bénéd. — « Av. J.-C. 1706 ans.B. ou 2070 ans. BÉNÉD. — f 1689 ans. B.ou 2039 ans. Bénéd. 1 Var. «En effet, il exécute les conseils de Dieu. Jacob, » etc.— * «Devant sa mort, » devant pour avant; ne se dit plus U PARTIE I. LES ÉPOQUES. - III. VOCATION D'ABRAHAM. prodigieuse multiplication excite la jalousie des Égyptiens : îes Hébreux sont injustement haïs, et impitoyablement persécutés. Dieu fait naître Moïse leur libérateur0, qu'il délivre des eaux du Nil, et le fait tomber entre les mains de la fille de Pharaon ; elle l'élève comme son fils, et le fait instruire dans toute la sa- gesse des Égyptiens. En ces temps, les peuples d'Egypte s'éta- blirent en divers endroits de la Grèce. La colonie que Cécrops amena d'Egypte fonda douze villes, ou plutôt douze bourgs6, dont il composa le royaume d'Athènes, et où il établit, avec les lois de son pays, les dieux qu'on y adoroit. Un peu après, ar- riva le déluge de Deucalion dans la Thessalie, confondu par les Grecs avec le déluge universel *. Hellen, fils de Deucalion, ré- gna en Phthie, pays de la Thessalie, et donna son nom à la Grèce. Ses peuples, auparavant appelés Grecs, prirent toujours depuis le nom d'Hellènes, quoique les Latins leur aient conservé leur ancien nom. Environ dans le même temps, Cadmus, fils d'Agénor, transporta en Grèce une colonie de Phéniciens, et fonda la ville de Thèbes dans la Béotie. Les dieux de Syrie et de Phénicie entrèrent avec lui dans la Grèce. Cependant Moïse s'avançait en âge. A quarante ansc, il méprisa les richesses de la cour d'Egypte; et touché des maux de ses frères les Israéli- tes, il se mit en péril pour les soulager. Ceux-ci, loin de pro- fiter de son zèle et de son courage, l'exposèrent à la fureur de Pharaon, qui résolut sa perte. Moïse se sauva d'Egypte en Ara- bie, dans la terre de Madian, où sa vertu, toujours seccurable aux oppressés2, lui fit trouver une retraite assurée. Ce grand homme, perdant l'espérance de délivrer son peuple, ou atten- dant un meilleur temps, avoit passé quarante ans à paître les troupeaux de son beau-père Jéthro, quand il vit dans le désert le Buisson ardent*, et entendit la voix du Dieu de ses pères, qui le renvoyoit en Egypte pour tirer ses frères de la servitude. Là paroissent l'humilité, le courage et les miracles de ce divin lé- gislateur; l'endurcissement de Pharaon, et les terribles châti- ments que Dieu lui envoie; la Pique, et le lendemain le pas- sage de la mer Rouge ; Pharaon et les Egyptiens ensevelis dans le? eaux, et l'entière délivrance des Israélite a Av. J.-C. 1571 ans. B. ou 1725 ans. Bàviù. — t is. I». ou 1649 ans. Bbséd. — c Av. J.-C. 1531 ans. D. ou 10-5 aus. DtM.u. — d |49l ans. B. ou IO46 ans. Bknbd. 1 Mann. Arund., seu JEra Att. B. — 2 On ne dit plus en ce sens oppressés, mais opprimés. QUATRIÈME ÉPOQUE. MOÏSE, OU LA LOI ÉCRITE. Quatrième âge du monde Les temps de la loi écrite commencent0. Elle fut donnée à Moïse 430 ans après la vocation d'Abraham, 856 ans après le déluge, et la même année que le peuple hébreu sortit d'E- gypte. Cette date est remarquable, parce qu'on s'en sert pour désigner tout le temps qui s'écoule depuis Moïse jusqu'à Jésus- Christ. Tout ce temps est appelé le temps de la loi écrite, pour le distinguer du temps précédent, qu'on appelle le temps de la loi de nature, où les hommes n'avoient pour se gouverner que la raison naturelle et les traditions de leurs ancêtres. Dieu donc, ayant affranchi son peuple de la tyrannie des Egyptiens, pour le conduire en la terre où il veut être servi , avant que de l'y établir, lui propose la loi selon laquelle il y doit vivre. Il écrit de sa propre main, sur deux tables qu'il donne à Moïse au haut du mont Sinaï, le fondement de cette loi, c'est-à-dire le Décalogue ou les dix commandements qui contiennent les premiers principes du culte de Dieu et de la société humaine. Il dicte au même Moïse les autres préceptes par lesquels il établit le tabernacle, figure du temps futur1; l'arche où Dieu se montroit présent par ses oracles, et où les tables de la loi étoient renfermées; l'élévation d'Aaron, frère . — c Av. J.-C. 715 ans. B. — <* 714 ans. lï. — • 710 an:;. B. ou 707 ans. Bénéd. — 698 ans. B. ou CPi ans. BÉKÉD. — o 867 ans. B. ou 684 ans. Bénéd. Vil. ROMULUS, OU ROME FONDÉE. 27 Pendant que l'impiété s'augmentoit dans le royaume de Juda, la puissance des rois d'Assyrie , qui dévoient en être les ven- geurs1, s'accrut sous Àsaraddon, fils de Sennachérib. Il réu- nit0 le royaume de Babylone à celui de NinWe, et égala dans la grande Asie la puissance des premiers Assyriens. Les Mè- des commençoient aussi à se rendre considérables. Déjocès, leur premier roi, que quelques-uns prennent pour l'Arphaxad nommé dans le livre de Judith 2, fonda la superbe ville d'Ecba- tanes, et jeta les fondements d'un grand empire. Ils l'avoient mis sur le trône pour couronner ses vertus , et mettre fin aux désordres que l'anarchie causoit parmi eux3. Conduits par un si grand roi, ils se soutenoient contre leurs voisins, mais ils ne s'étendoient'pas. Rome s'accroissoit, mais foiblement. Sous Tullus Hostilius, son troisième roi b, et par le fameux combat des Horaces et des Curiaces , Albe fut vaincue et ruinée : ses citoyens, incorporés à la ville victorieuse, l'agrandirent et la fortifièrent. Romulus avoit pratiqué le premier ce moyen d'augmenter la ville, où il reçut les Sabins et la autres peu- ples vaincus. Ils oublioient leur défaite, et devenoient des su- jets affectionnés. Rome, en étendant ses conquêtes, régloit sa milice; et ce fut sous Tullus Hostilius qu'elle commença à apprendre cette belle discipline qui la rendit dans la suite maîtresse de l'univers. Le royaume d'Egypte, affoibli par ses longues divisions, serétablissoitsousPsammitique c. Ce prince, qui devoit son salut aux Ioniens etauxCariens, les établit dans l'Egypte, fermée jusqu'alors aux étrangers. A cette occasion, les Egyptiens entrèrent en commerce avec les Grecs; et depuis ce temps aussi l'histoire d'Egypte, jusque-là mêlée de fables pompeuses par l'artifice des prêtres , commence, selon Héro- dote*, à avoir de la certitude. Cependant les rois d'Assyrie de- venoient de plus en plus redoutables à tout l'Orient. Saosdu- chin, lils d' Asaraddon, qu'on croit être le isabuchodonosor du livre de Judith5, défit en bataille rangée d Arphaxad, roi des Mèdes, quel qu'il soit. Si ce n'est pas Déjocès lui-même, premier fondateur d'Ecbatanes, ce peut être Phraorte ou Aphraarte, a Av. J.-C. G81 ans. B. ou G80 ans. Bénéd. — 6 671 ans. B.— c G70 cna. B. ou 671 ans. Bénéd. — d 657 ans. B. ou 655 ans. Bénéd. 1 Qui devaient la punir, venger Dieu offensé. Sur cet emploi du mot terv* geur. Voy. Époque yi, p. 23, note 1. Cet emploi est rare, et se rapproche et latin ultor, ultor sceleris.— - Var. « Nommé Arphaxad dans l'Ecriture. » — Mlerod., lib. i, c. xcyi. — 4 Herod. , lib. n, c. cliv. B. — 5 Var. «Appelé Mabuchodonosor, dans le livre de Judith. » 28 PARTIE I. LES ÉPOQUES. son fils, qui en éleva les murailles. Enflé de sa victoire, le su- perbe roi d'Assyrie entreprit de conquérir toute la terre a. Dans ce dessein il passa l'F.uphrale, et ravagea tout jusqu'en Judée. Les Juifs avoient irrité Dieu, et s'étoient abandonnes à l'ido- lâtrie, à l'exemple de Manassès ; mais ils avoient fait pénifence avec ce prince : Dieu les prit aussi en sa protection. Les con- quêtes de Nabuchodonosor et d'Holopherne, son général, fu- rent tout à coup arrêtées par la main d'une femme '. Déjocès, quoique battu par ies Assyriens, laissa son royaume en état de s'accroître sous ses successeurs. Pendant que Phraorte , son fils, et Cyaxare , fils de Phraorte, subjuguoient laPerse, et pous- soient leurs conquêtes dansPAsic mineure jusques aux bords de l'Halys, la Judée vit passer le règne détestable d'Amoii*, fils de Manassès ; et Josias , fils d'Amon , sage dès l'enfance , travaillait à réparer les désordres causés par l'impiété des rois ses prédécesseurs c. Piome, qui avoit pour roi Ancus Martius, domptoit quelques Latins sous sa conduite, et continuant à se faire des citoyens de ses ennemis, elle les renfermoit dans ses murailles. Ceux de Yeies, déjà affoiblis par Romulus, firent de nouvelles pertes. Ancus poussa ses conquêtes jusqu'à la mer voisine, et bâtit la ville d'Ostie à l'embouchure du Tibre. En ce temps , le royaume de Babylone fut envahi par Nabopolas- sard. Ce traître, que Chinaladan , autrement Sarac, avoit fait général de ses armées contre Cyaxare, roi des Mèdes, se joignit avec Astyage, fils de Cyaxare, prit Chinaladan dans Ninive, détruisit cette grande ville si longtemps maîtresse de l'Orient, et se mit sur le trône de son maître. Sous un prince si ambi- tieux, Babylone s'enorgueillit. La Judée, dont l'impiété crois- soit sans mesure, avoit tout à craindre. Le saint roi Josias e sus- pendit pour un peu de temps, par son humilité profonde, le châtiment que son peuple avoit mérité; mais le mal s'aug- menta sous ses enfants''. Nabuchodonosor II, plus terrible que son père Nabopolassar , lui succéda s. Ce prince, nourri dans l'orgueil, et toujours exercé à la guerre, lit des conquêtes pro- digieuses en Orient et en Occident; et Babylone menaçoit a Av. J.-C. G:;6 ans. B. ou 654 ans. Bénéd. — b 645 ans. B. ou 640 ans. Bénéd. — c 641 ans. B. ou 659 ans. Bénéd. — d 626 ans. B. — ''624 ans. B. ou 622 ans. BÉNÉD. — f 610 ans. B. ou 609 ans. Bénéd. — 9 607 ans. B. ou 605 ans. Bénéd l « Par la main d'une femme. • EflV't oratoire : par la main de Judith serait d'un style plus uni; le mot femme emportant une idée de faiblesse et de timidité fait ressortir par contraste l'action dont il s'agit. Vil. ROMULL'S, OU ROME FONDEE. 29 voûte la terre de la mettre en servi Lude. Sus menaces eurent bientôt leur effet à l'égard du peuple de Dieu. Jérusalem fut abandonnée à ce superbe vainqueur, qui la prit par trois fois : la première, au commencement de son règne, et à la quatrième année du règne de Joakim, d'où commencent les soixante-dix ans de la captivité de Babylone , marqués par le prophète Jé- rémie1; la seconde, sous Jéchonias ou Joachin , fils de Joa- kim"; et la dernière, sous Sédécias , où la ville fut renversée de fond en comble, le temple réduit en cendre, et le roi mené captif à Babylone, avec Saraïa, souverain pontife, et la meil- leure partie du peuple 6. Les plus illustres de ces captifs furent les prophètes Ezéehiel et Daniel. On compte aussi parmi eux les trois jeunes hommes que Nabuchodonosor ne put forcer à adorer sa statue, ni consumer par les flammes. LaGrèceétoit florissante , et ses sept Sages se rendoient illustres. Quelque temps devant la dernière désolation de Jérusalem, Solon, l'un de ces sept Sages, donnoit des lois aux Athéniens®, et établissoit la liberté sur la justice : les Phocéens d'Ionie me- noient à Marseille leur première colonie. Tarquin l'Ancien, roi de Rome, après avoir subjugué une partie de la Toscane, et orné la ville de Piome par des ouvrages magnifiques, acheva son règne*. De son temps, les Gaulois, conduits par Beilovèse, occupèrent dans l'Italie tous les environs du Pô, pendant que Ségovèse, son frère % mena.bien avant dans la Germanie un autre essaim de la nation. Servius ïullius, successeur de Tar- quin, établit le cens, ou le dénombrement des citoyens distri- bués en certaines classes, par où cette grande ville se trouva réglée comme une famille particulière. Nabuchodonosor embel- lissoit Babylone, qui s'étoit enrichie des dépouilles de Jérusa- lem et de l'Orient. Elle n'en jouit pas longtemps. Ce roi, qui l'avoit ornée avec tant de magnificence, vit en mourant/7 la perte prochaine de cette superbe ville2. Son fils Evilmérodae , que ses débauches rendoient odieux, ne dura guère, et fut tué» par Nériglissor, son beau-frère, qui usurpa le royaume. Pisis- trate usurpa aussi dans Athènes l'autorité souveraine, qu'il sut conserver trente ans durant, parmi beaucoup de vicissitudes , et qu'il laissa même à ses enfants. Nériglissor ne put souffrir ia ° Av, J.-C. 599 an:;. B. ou 598 ans. Béséd. — & 598 ans. B. O'i 538 ans. BÉNÉ», =<=- c 59 i ans. b. _ d 573 an5> B. — f 566 ans. B. — f 562 ans. B. — il 360 ans. B. Jerem., xxv, il, 1-2; xxix, 10. B. — * Abyd. apnd Easeb. Pr«|». Evang. !ib. ix, c. SU. B. 30 PARTIE I. LES ÉPOQUES. puissance des Modes qui s'agrandissoient en Orient, et leur déclara la guerre. Pendant qu'Astyage, fils de Cyaxare I, se piéparoità la résistance, il mourut, et laissa cette guerre à soutenir à Cyaxare II , son fils , appelé par Daniel Darius le Mède. Celui-ci nomma0 pour général de son armée Cyrus, fils de Mandate , sa sœur , et de Cambyse , roi de Perse , sujet à l'empire des Mèdes.La réputation de Cyrus, qui s'étoit signalé en diverses guerres sous Astyage, son grand-père, réunit la plupart des rois d'Orient sous les étendards de Cyaxare. Il prit 6 dans sa ville capitale Crésus, roi de Lydie, et jouit de ses richesses immenses : il dompta les autres alliés des rois de lîabylone , et étendit sa domination non seulement sur la Sy- rie, mais encore bien avant dans l'Asie mineure0. Enfin il marcha contre Babylone : il la prit*, et la soumit à Cyaxare, son oncle, qui, n'étant pas moins touché de sa fidélité que de ses exploits, lui donna sa fille unique et son héritière en ma- riage. Dans le règne de Cyaxare % Daniel , déjà honoré , sous les règnes précédents , de plusieurs célestes visions où il vit passer devant lui en figures si manifestes tant de rois et tant d'empires , apprit , par une nouvelle révélation , ces septante fameuses semaines où les temps du Christ et la destinée du peuple juif sont expliqués. C'étoient des semaines d'années, si l)ien qu'elles contenoient quatre cent quatre-vingt-dix ans ; et cette manière de compter étoit ordinaire aux Juifs , qui obser- vaient la septième année aussi bien que le septième jour avec un repos religieux. Quelque temps après cette vision, Cyaxare mourut t% aussi bien que Cambyse, père de Cyrus ; et ce grand homme, qui leur succéda, joignit le royaume de Perse, obscur jusqu'alors , au royaume des Mèdcs , si fort augmenté par ses conquêtes. Ainsi il fut maître paisible de tout l'Orient, et fonda le plus grand empire qui eût été dans le monde. Mais ce qu'il faut le plus remarquer pour la suite de nos époques , c'est que ce grand conquérant , dès la première année de son règne donna son décret pour rétablir le temple de Dieu en Jérusalem, et les Juifs dans la Judée. 11 faut un peu s'arrêter en cet endroit , qui est le plus em- brouillé de toute la chronologie ancienne, par la difficulté de concilier l'histoire profane avec l'histoire sainte. Vous aurez sans doute, Monseigneur, déjà remarqué que ce que je ra- conte de Cyrus est fort différent de ce que vous avez lu dans a Av. J.-C. 559 ans. B. — & Ï43 ans. B. — c 543 ans. B, — d 538 ans. B. — e 537 ans. B. ou 536 ans. Bknkd. — f536 ans. B. VII. ROMULUS, OU ROME FONDÉE. 31 Justin; qu'il ne parle point du second royaume des Assyriens, ni de ces fameux rois d'Assyrie et de Bahylone , si célèbres dans l'histoire sainte ; et qu'enfin mon reçu ne s'accorde guère avec ce que nous raconte cet auteur des trois premières mo- narchies : de celle des Assyriens , finie en la personne de Sar- danapale ; de celle des Mèdes , finie en la personne d Astyage , grand-père de Cyrus ; et de celle des Perses , commencée par Cyrus, et détruite par Alexandre. Vous pouvez joindre à Justin Diodore avec la plupart des auteurs grecs et latins, dont les écrits nous sont restés, qui ra- content ces histoires d'une autre manière que celle que j'ai suivie, comme plus conforme à l'Écriture. Mais ceux qui s'étonnent de trouver l'histoire profane en quelques endroits peu conforme à l'histoire sainte dévoient remarquer , en même temps , qu'elle s'accorde encore moins avec elle-même. Les Grecs nous ont raconté les actions d Cyrus en plusieurs manières différences. Hérodote en remar que trois, outre celle qu'il a suivie1, et ne dit pas qu'elle soit écrite par des auteurs plus anciens ni plus recevahles que les autres. Il remarque encore lui-même2 que la mort de Cyrus est racontée diversement, et qu'il a choisi la manière qui lui a paru la plus vraisemblable, sans l'autoriser davantage. Xéno- phon , qui a été en Perse au service du jeune Cyrus , frère d'Artaxerxès nommé Mnémon, a pu s'instruire de plus près de la vie et de la mort de l'ancien Cyrus , dans les annales des Perses et dans la tradition de ce pays ; et pour peu qu'on soit instruit de l'antiquité, on n'hésitera pas à préférer, avec-saint Jérôme3, Xénophon, un si sage philosophe, aussi bien qu'un si habile capitaine, à Ctésias, auteur fabuleux, que la plupart des Grecs ont copié, comme Justin et les Latins ont fait les Grecs; et plutôt même qu'Hérodote, quoiqu'il soit très-judi- cieux *. Ce qui me détermine à ce choix, c'est que l'histoire de Xénophon, plus suivie et plus vraisemblable en elle-même , a encore cet avantage qu'elle est plus conforme à l'Écriture, qui par son antiquité et par le rapport des affaires du peuple juif avec celles de l'Orient , mériterait d'être préférée à toutes les I Herod., lib. I, c. xcv. B. — 2 Jbid., c. ccxiv. B. — 3 Hier, in Dan., c. v. t. ITT, col. 1091. B. — '■* Var. ■ Pour ce qui regarde Cyrus, les auteurs profanes ne sout point d'accord sur son histoire; mais j'ai cru devoir plutôt suivre Xénophon avec saint Jérôme que Ctésias, etc. » L'éloge ajouté à la suite du nom d ajoute du poids à son témoignage, et n'était pas inutile. 52 PARTIS I. LES ÉPOQUES. histoires grecques, quand d'ailleurs on ne saurait pas quelle a été dictée par le Saint-Esprit. Quant aux trois premières monarchies , ce qu'en ont écri la plupart des Grecs a paru douteux aux plus sages de la Grèce. Platon fait voir en général , sous le nom des prêtres d'Egypte , que les Grecs ignoraient profondément les antiquités1; et Aristote a rangé parmi les conteurs de fables2 ceux qui ont écrit les Assyriaques. C'est que les Grecs ont écrit tard , et que , voulant divertir par les histoires anciennes la Grèce toujours curieuse , ils les ont composées sur des mémoires confus , qu'ils se sont con- tentés de mettre dans un ordre agréable, sans se trop soucie..' de la vérité. Et certainement la manière dont on arrange ordinairement les trois premières monarchies est visiblement fabuleuse. Car, après qu'on a fait périr sous Sardanapale l'empire des Assy- riens, on fait paraître sur le théâtre les Mèdes, et puis les Per- ses ; comme si les Mèdes avoient succédé à toute la puissance des Assyriens, et que les Perses se fussent établis en ruinant les Mèdes. Mais, au contraire, il paraît certain 3 que lorsque Arbace ré- volta les Mèdes contre Sardanapale, il ne fit que les affranchir, sans leur soumettre l'empire d'Assyrie. Hérodote distingue le temps de leur affranchissement d'avec celui de leur premier roi Déjocès*, et, selon la supputation des plus habiles chro- nologistes 3, l'intervalle entre ces deux temps doit avoir été en- viron de quarante ans. 11 est d'ailleurs constant, parle témoi- gnage uniforme de ce grand historien et de Xénophon a, pour ne point ici parler des autres, que , durant les temps qu'on at- tribue à l'empire des Mèdes, il y avoit en Assyrie des rois très- puissants que tout l'Orient redoutoit , et dont Cyrus abattit l'empire par la prise de Babylone. Si donc la plupart des Grecs, et les Latins qui les ont suivis, ne parlent 'point de ces rois babyloniens; s'ils ne donnent au- cun rang à ce grand royaume parmi les premières monarchies dont ils racontent la suite; enfin si nous ne voyons presque rien, dans leurs ouvrages, de ces fameux rois Tcglathphalasar, » Pht. in Tint. fl. — 2 Aristol., Polit. lib. v, c- x. B.— » Va*, t II est certain. » — * flérod., lib. 1, c. xcvi. B. — 5 Var. « Hérodote, suivi on cela par les plus ha- cbrenologistesi fait paroître leur premier roi Déjocèa cinquante ans Bprèî . <4le. • --- c Il'-rud., lib. 1 ; Xenoph., Cyrop. lib. v, vi, etc. h. VII. ROMULUS, OU ROME FONDÉE. 33 Salmanasar, Sermachérib, Nabuchodonosor, et de tant d'autre? si renommés dans l'Écriture et dans les histoires orientales , i le faut attribuer , ou à l'ignorance des Grecs , plus éloquents dans leurs narrations que curieux dans leurs recherches, ou à la perte que nous avons faite de ce qu'il y avoit de pius recher- ché et de plus exact dans leurs histoires. En effet, Hérodote avoit promis une histoire particulière des Assyriens1, que nous n'avons pas, soit qu'elle ait été perdue. ou qu'il n'ait pas eu le temps de la faire ; et on peut croire d'un historien si judicieux qu'il n'y auroit pas oublié les rois du second empire des Assyriens , puisque même Sennachérib , qui en étoit l'un, se trouve encore nommé dans les livres que nous avons de ce grand auteur'2, comme roi des Assyriens et des Arabes. Strabon, qui yivoit du temps d'Auguste, rapporte 3 ce que Mégasthène , auteur ancien et voisin des temps d'Alexandre ., avoit laissé par écrit sur les fameuses conquêtes de Nabucliodo- nosor, roi des Chaldéens, à qui il fait traverser l'Europe, pé- nétrer l'Espagne, et porter ses armes jusqu'aux colonnes d'Her- cule. Élien nomme Tilgamus roi d'Assyrie*, c'est-à-dire sans difficulté le Tilgath ou le Teglath de l'histoire sainte ; et nous avons dans Ptolémée un dénombrement des princes qui ont tenu les grands empires, parmi lesquels se voit une longue suite de rois d'Assyrie inconnus aux Grecs , et qu'il est aisé d'accor- der avec l'histoire sacrée. Si je voulois rapporter ce que nous racontent les annales des Syriens, un Bérose, un Abydénus, un Nicolas de Damas, je ferois un trop long discours. Josèphe et Eusèbe de Césaréc nous ont conservé les précieux fragments de tous ces auteui et d'une inimité d'autres qu'on avoit entiers de leurs temps , dont le témoignage confirme ce que nous dit l'Écriture sainte touchant les antiquités orientales, et en particulier touchant les histoires assyriennes. Pour ce qui est de la monarchie des Mèdes , que la plupart des histoires profanes mettent la seconde dans le dénombre- ment des grands empires, comme séparée de celle des Perses , il est certain que l'Écriture les unit toujours ensemble; 2 t vous voyez, Monseigneur, qu'outre l'autorité des livres saints, le 1 Herod., lib.i, c. cvi, CLXXXiv.B. — 27&ûJ., lib. ri, c. cïli.B.— 3 Strab.. lib xv, init. B. — '* .Eiian., Ilist. Anim., lib. xn, c. m. B. — 5 Joseph., Àntiq. Jud. lib. ix, c. ult. , et lib. x, c xi ; lib. i, cont. âpiom.; Euseb. , Prœp. Evang. lib. ix. B. 34 PARTIE I. LES ÉPOQUES. seul ordre des faits montre que c'est à cela qu'il s'en faut tenir. Les Mèdes avant Cyrus, quoique puissants et considérables, étoient effacés par la grandeur des rois de Babylone. Mais Cy- rus ayant conquis leur royaume par les forces réunies des Mè- des et des Perses, dont il est ensuite devenu le maître par une succession légitime , comme nous l'avons remarqué après Xé- nophcn, il paroi t que le grand empire dont il a été le fondateur a dû prendre son nom des deux nations : de sorte que celui des Mèdes et celui des Perses ne sont que la même chose , quoique la gloire de Cyrus y ait fait prévaloir le nom des Perses. On peut encore penser qu'avant la guerre de Babylone , les rois des Mèdes , ayant étendu leurs conquêtes du côté des co- lonies grecques de l'Asie mineure , ont été par ce moyen célè- bres parmi les Grecs, qui leur ont attribué l'empire de la grande Asie , parce qu'ils ne connoissoient qu'eux de tous les rois d'Orient. Cependant les rois de Ninive et de Babylone, plus puissants, mais plus inconnus à la Grèce , ont été presque ou- bliés dans ce qui nous reste d'histoires grecques ; et tout le temps qui s'est écoulé depuis Sardanapale jusqu'à Cyrus a été donné aux Mèdes seuls. Ainsi, il ne faut plus tant se donner de peine à concilier en ce point l'histoire profane avec l'histoire sacrée. Car , quant à ce qui regarde le premier royaume des Assyriens , l'Écriture n'en dit qu'un mot en passant , et ne nomme ni Ninus , fonda- teur de cet empire, ni, à la réserve de Phul, aucun de ses suc- cesseurs, parce que leur histoire n'a rien de commun avec celle du peuple de Dieu. Pour les seconds Assyriens, la plu- part des Grecs ou les ont entièrement ignorés , ou , pour ne les avoir pas assez connus , ils les ont confondus avec les pre- miers. Quand donc on objectera ceux des auteurs grecs qui ar- rangent à leur fantaisie les trois premières monarchies, et qui font succéder les Mèdes à l'ancien empire d'Assyrie, sans parler du nouveau, que l'Écriture fait voir si puissant, il n'y a qu'à répondre qu'ils n'ont point connu cette partie de l'histoire, et qu'ils ne sont pas moins contraires aux plus' curieux et aux mieux instruits des auteurs de leur nation qu'à l'Écriture. Et, ce qui tranche en un mot toute la difficulté , les auteurs sacrés, plus voisins, par les temps et par les lieux, des royau- mes d'Orient, écrivant d'ailleurs l'histoire d'un peuple dont le* VII. ROMULUS, OU ROME FONDÉE. 35 affaires Sont si mêlées avec celles de ces grands empires, quand ils n'auroient que cet avantage, pourroient faire taire les Grecs et les Latins qui les ont suivis. Si toutefois on s'obstine à soutenir cet ordre célèbre des trois premières monarchies, et que, pour garder aux Mèdes seuls le second rang qui leur est donné , on veuille leur assujettir les rois de Babylone , en avouant toutefois qu'après environ cent ans de sujétion, ceux-ci se sont affranchis par une révolte , on sauve en quelque façon la suite de l'histoire sainte, mais on ne s'accorde guère avec les meilleurs historiens profanes, auxquels l'histoire sainte est plus favorable en ce qu'elle unit toujours l'empire des Mèdes à celui des Perses. Il reste encore à vous découvrir une des causes de l'obscu- rité de ces anciennes histoires : c'est que comme les rois d'O- rient prenoient plusieurs noms , ou si vous voulez plusieurs titres, qui ensuite leur tenoient lieu de nom propre, et que les peuples les traduisoient ou les prononçoient différemment, se- lon les divers idiomes de chaque langue, des histoires si an- ciennes , dont il reste si peu de bons mémoires , ont dû être par là fort obscurcies. La confusion des noms en aura sans doute beaucoup mis dans les choses mêmes, et dans les personnes ; el de là vient la peine qu'on a de situer1 dans l'histoire grecque les rois qui ont eu le nom d'Assuérus , aillant inconnu auj Grecs que connu aux Orientaux. Qui croiroit en effet que Gyaxare fut le même nom qu'As- suérus, composé du mot Ky , c'est-à-dire seigneur, et du mot Axare , qui revient manifestement à Axuérus ou Assuérus? Trois ou quatre princes ont porté ce nom , quoiqu'ils en eus- sent encore d'autres. Ainsi, il n'y a nul doute que Darius le Mède ne puisse avoir été un Assuérus ou Gyaxare : et tout ca- dre à lui donner un de ces deux noms. Si on n'étoit averti que INahuchodonosor, Nabucodrosor, et Nabocoiassar, ne sont que le même nom, ou que le nom du même homme, on auroit peine à le croire; et cependant la chose est certaine. C'est un nom tiré de Nabo, un des dieux que Babylone adoroit, et qu'on inséroit dans les noms des rois en différentes manières. Sargon est Sennachérib ; Ozias est Azarias ; Sédécias est Mathanias ; Joachas s'appeloit aussi Sellum : on croit que Sous ou Sua est le même que Sabacon , roi d'Ethiopie : Asaraddon, qu'or» -)ro 1 II faudrait, à situer, ou même, à placer; situer étant peu usité avec un complément direct. 36 PARTIE I. LES ÉPOQUES. nonce indiiféremmentEsar-Haddonou Asorhaddan, est nommé Asénaphar par les Cuthéens1 : on croit que Sardanapale est le même que quelques historiens ont nommé Sarac ; et, par une bizarrerie dont on ne sait point l'origine, ce même roi se trouve nommé par les Grecs Tonos-Concoléros. Nous avons déjà remarqué que Sardanapale étoit vraisemblablement Sardan , fils de Phuï ou Pul. Mais qui sait si ce Pul ou PhuI , dont il est parlé dans l'histoire sainte2, n'est pas le même que Pha- lasar? Car une des manières de varier ces noms étoit de les abréger, de les allonger, de les terminer en diverses inflexions, selon le génie des langues. Ainsi leglath-Phalasar, c'est-à-dire Teglath fils de Phalasar , pourroit être un des fils de PhuI , qui, plus vigoureux que son frère Sardanapale, auroit conservé une partie de l'empire qu'on auroit ôté à sa maison. On pour- roit faire une longue liste des Orientaux dont chacun a eu dans les histoires plusieurs noms différents : mais il suffit d'être instruit en général de cette coutume. Elle n'est pas inconnue aux Latins, parmi lesquels les titres et les adoplions ont mul- tiplié les noms en tant de sortes. Ainsi le titre d'Auguste et celui d'Africain sont devenus les noms propres de César Oeta- vien et des Scipions : ainsi les Nérons ont été Césars. La chose n'est pas douteuse, et une plus longue discussion d'un fait si constant est inutile \ Pour ceux qui s'étonneront de ce nombre infini d'années que les Égyptiens se donnent eux-mêmes, je les renvoie à Hé- rodote, qui nous assure précisément, comme on vient de voir, que leur histoiie n'a de certitude que depuis le temps de Psammitique \ c'est-à-dire six à sept cents ans avant Jésus- Christ. Que si Ton se trouve embarrassé de la durée que le commun dorme au premier empire des Assyriens, il n'y a qu'à se souvenir qu'Hérodote l'a réduite à cinq cent vingt ans % cl qu'il est suivi parDenys d'Halicarnasse, le plus docte des his- toriens, et par Appien. Et ceux qui après tout cela se trouvent trop resserrés dans la supputation ordinaire des années, pour y ranger à leur gré tous les événements et toutes les dates qu'ils croiront cei laines, peuvent se mettre au large tant qu'ïi leur plaira j >n> la supputation des Septanlo, que l'Eglise leur laisse libre, pour v placer à leur aise tous les rois qu'on veut donner à Ninive, a\ec toutes les années qu'on attribue à leur règne, 1 Eidr., iv. 2, 10 R.- « IV lie;/., xv, 10; / Paralip.,\. 2G. P.. — s Var, Vous est inutile. » - * Rerod.. lib. il, o.cliv. 15. — » Lib. r, c. xcv. B. VH. ROMULUS, OU ROME FONDÉE. 37 toutes les dynasties des Égyptiens , en quelque sorte qu'ils les veulent arranger; et encore toute l'histoire de la Chine, sans même attendre, s'ils veulent, qu'elle soit plus éclaircie. Je ne prétends plus, Monseigneur, vous embarrasser dans la suite des difficultés de chronologie , qui vous sont très-peu né- cessaires. Celle-ci éioit trop importante pour ne la pas éclaireit en cet endroit; et après vous en avoir dit ce qui suffit à notre dessein, je reprends-la suite de nos époques, HUITIÈME ÉPOQUE. CYRUS, OU LES JUIFS RÉTABLIS, Sixième âge du monde. Ce fui donc 218 ans après la fondation de Romu , 55G ans avant Jésus-Christ, après les soixante-dix ans de la captivité de Babylone , et la même année que Cyrus fonda l'empire des Perses, que ce prince, choisi de Dieu pour être le libérateur de son peuple et le restaurateur de son temple. , mit la main à ce grand ouvrage. Incontinent après la publication de son ordon- nance, Zorobabel , accompagné de Jésus , fils de Josédec , sou- verain pontife, ramena les captifs, qui rebâtirent l'autel et po- ies fondements du second *<»mple. Les Samaritains, jaloux de leur gloire, voulurent prendre part à ce grand ou- vrage; et sous prétexte qu'ils adoroient le Dieu d'Israël, quoi- qu'ils en joignissent le culte à celui de leurs faux dieux, ils prièrent Zorobabel de leur permettre de rebâtir avec lui le temple de Dieu1. Mais les enfants de Juda, qui détcstoientleui- culte mêlé, rejetèrent leur proposition*. Les Samaritains irri- tés traversèrent leur dessein par toute sorte d'artifices et de violences. Environ ce temps2, Servius Tullius, après avoir agrandi la ville de Rome, conçut le dessein de la mettre en ré- publique. 11 périt au milieu de ces pensées, par les conseils de sa fille 3, et par le commandement de Tarquin le Superbe, sen gendre6. Ce tyran envahit le royaume, où il exerça durant un .ong temps toute sorte de violences. Cependant l'empire des Perses alloit croissant : outre ces provinces immenses de la grande Asie, tout ce vaste continent de l'Asie inférieure lem Oiréit; les Syriens et les Arabes furent assujettis; l'Egypte, si jalouse de ses lois, reçut les leurs0. La conquête s'en fit par Cambyse, fils de Cyrus. Ce brutal ne survécut guère à Smerdis, son frère , qu'un songe ambigu lui fit tuer en secret d. Le mage « Av. J.-C. 5SS ans.B. — * 535 ans. Iî. — • -"i i> ii ans. B. — <* 522 ans. B. 1 ; Esdr., iv, 2. 5. B. — 2 « Environ ce temps. » Locution incorrecte, en~ rtron est un adverbe : il faudrait environ en ce temps, ou vers ce temps. — * « Par les conseils de sa fille. » Conseils, consilin ; victime des trames ou des desseins perfide* de sa fille. PART. L LES ÉPOQUES. VIII CYROS, OU LES JUIFS RÉTABLIS 59 Smerdis régna quelque temps sous le nom de Smerdis, frère de Cambyse ; mais sa fourbe fut bientôt découverte. Les sept prin- cipaux seigneurs conjurèrent contre lui, et l'un d'eux fut mis sur le trône3. Ce fut Darius, fils d'Hystaspe, qui s'appeloit dans ses inscriptions le meilleur et le mieux fait de tous les hom- mes1. Plusieurs marques le font reconnoitre pour l'Àssuérus du livre d'Esfher, quoiqu'on n'en convienne pas2. Au com- mencement de son règne, le temple fut achevé, après diverses interruptions causées par les Samaritains 3. Une haine irrécon- ciliable se mit entre les deux peuples, et il n'y eut rien de plus opposé que Jérusalem et Samarie. C'est du temps de Da- rius que commence la liberté de Rome et d'Athènes , et la grande gloire de la Grèce Mïarmodi us et Aristogilon, Athé- niens , délivrent leur pays d'Iiipparque, fils de Pisistrate, et sont tués par ses gardes b. ilippias, frère d'Hipparque, tache en vain de se soutenir. Il est chassé c : la tyrannie des Pisistrati- des est entièrement éteinte. Les Athéniens affranchis dressent des statues à leurs libérateurs, et rétablissent l'état populaire. Hippias se jette entre les bras de Darius, qu'il trouva déjà dis- posé à entreprendre la conquête de la Grèce, et n'a plus d'es- pérance qu'en sa protection. Dans le temps qu'il fut chassé, Rome se défit aussi de ses tyrans *. Tarquin le Superbe avoii vendu par ses violences la royauté odieuse : Pimpudicité de Sexle , son fils , acheva de la détruire. Lucrèce déshonorée se iua elle-même : son sang et les harangues de Brutus animè- rent les Piomains. Les rois furent bannis, et l'empire consu- laire fut établi suivant les projets de Servius ïullius; mais il fut bientôt affoibli par la jalousie du peuple. Dès le premier consulat, P. Valérius, consul, célèbre par ses victoires, devint suspect à ses citoyens; et il fallut, pour les contenter, établir la loi qui permit d'appeler au peuple, du sénat et des consuls, dans toutes les causes où il s'agissoit de châtier un citoyen. Les ïarquins chassés trouvèrent des défenseurs : les rois voi- sins regardèrent leur bannissement comme une injure faite à tous les rois; et Porsenna, roi des Clusiens, peuple d'Étrurie, a Av. I.-C 521 ans. B. — b 513 ans. B. — c 510 ans. B. ou 500 BÉNÉD. 1 Herod., lib. iv, c. xci. B. — 2 «Quoiqu'on n'en convienne pas. » Quoique tous les historiens ne s'accordent pas sur ce point. — 3 1 Esdr., v, 6. B. — *Bossuet s'en tient, pour les premiers temps de l'histoire romaine, à ia tra-i dition ordinaire et aux récits consacrés. Il est certain qu'il y a des fables parmi ces récits,' mais il ne s'ensuit pas de là que tout soit Taux, comme le prétendent certains esprits trop amis du paradoxe. 40 PARTIE I. LES EPOQUES. prit les armes contre Rome". Réduite à l'extrémité, et presque prise, elle fut sauvée par la valeur d'Horatius Coclés. Les Ro- mains lirent des prodiges pour leur liberté : Scévola, jeune ci- toyen, sebrùlala main qui avoit manqué Porsenna; Clélie, une jeune fille, étonna ce prince par sa hardiesse; Porsenna laissa Rome en paix , et les Tarquins demeurèrent sans ressource. Hippias, pour qui Darius se déclara, avoit de meilleures espé- rances6. Toute la Perse se remuoit en sa faveur, et Athènes étoit menacée d'une grande guerre. Durant que Darius en fai- soit les préparatifs , Rome , qui s'étoit si bien défendue contre les étrangers, pensa périr1 par elle-même : la jalousie s'étoit réveillée entre les patriciens et le peuple; la puissance consu- laire, quoique déjà modérée par la loi de P. Yalériu« , parut encore excessive à ce peuple trop jaloux de sa liberté. 11 se re- tira au mont Aventin c : les conseils violents furent inutiles 2 ; le peuple ne put être ramené crue par les paisibles remontran- ces de Ménénius Agrippa; mais il fallut trouver des tempéra- ments, et donner au peuple des tribuns pour le défendre con- tre les consuls. La loi qui établit cette nouvelle magistrature fut appelée la loi sacrée; et ce fut là que commencèrent les tribuns du peuple. Darius avoit enlin éclaté contre la Grèce. Son gen- dre Mardonius, après avoir traversé l'Asie, croyoit accabler les Grecs par le nombre de ses soldats : mais Miltiade délit cette armée immense dans la plaine de Marathon, avec dix mille Athéniens*1. Rome battoit tous ses ennemis aux environs, et sembloit n'avoir à craindre que d'elle-même. Coriolan , zélé patricien, et le plus grand de ses capitaines, chassé, malgré ses services, par la faction populaire, médita la ruine de sa patrie6, mena les Volsques contre elle, la réduisit à l'extrémité, et ne put être apaisé que par sa mèref. La Grèce ne jouit pas long- temps du repos que la bataille de Marathon lui avoit donné. Pour venger l'affront de la Perse et de Darius, Xerxès, son fils et son successeur, et petit-fils de Cyrus par sa mère Atossc, attaqua les Grecs avec onze cent mille combattants (d'autres disent dix-sept cent mille), sans compter son année navale de • • a Av. J.-C. .'07 ans. B. — * 500 ans. B. — « 493 ans. B. — * 490 ans. B. — « 489 ans. D. — f 488 ans. B. 1 Pensa périr. Pensa, gallicisme, pour manquer de. — * Les rêsotu- lions violentes n'eurent aucun effet. Inutile da:is cette acception est poé- tique. Et la rame inutile Fauguoit Taiueuicoi une mot immobile. (Ucitri. Ipkifènic. VIII. CYRUS, OU LES JUIFS RÉTABLIS. 41 douze cents vaisseaux. Léonidas , roi de Sparte, qui n'avoit que trois cents hommes, lui en tua vingt mille au passage des Ther- mopyles, et périt avec les siens ai. Par les conseils de Thémis- tocle, athénien, l'armée navale de Xerxès est défaite la même année, près de Salamine. Ce prince repasse FHellespont avec frayeur; et, un an après6, son armée de terre, que Mardonius commandoit, est taiMée en pièces auprès de Platée, par Pausanias, roi de Lacédémone, et par Aristide, athénien, appelé le Juste. La bataille se donna le matin; et le soir de cette fameuse journée, les Grecs Ioniens, qui avoient secoué le joug des Perses, leur tuèrent trente mille hommes dans la ba- taille de Mycale, sous la conduite de Léotychides. Ce général, pour encourager ses soldats, leur dit que Mardonius venoit d'ê- tre défait dans la Grèce. La nouvelle se trouva véritable , ou par un effet prodigieux de la renommée, ou plutôt par une heureuse rencontre; et tous les Grecs de l'Asie mineure se mi- rent en liberté. Cette nation remportait partout de grands avantages; et un peu auparavant, les Carthaginois, puissants alors, furent battus dans la Sicile, où ils vouloient étendre leur domination, à la sollicitation des Perses. Malgré ce mauvais succès, ils ne cessèrent depuis de faire de nouveaux desseins sur une île si commode à leur assurer l'empire de la mer, que leur république affectoit. La Grèce le tenoit alors; mais elle ne re- gardoit que l'Orient et les Perses. Pausanias venoit d'affranchir i'ile de Chypre de leur joug c, quand il conçut le dessein d'as- servir son paysd. Tousses projets furent vains, quoique Xerxès lui promît tout : le traître fut trahi par celui qu'il aimoit le plus, et son infâme amour lui coûta la viee. La même année Xerxès fut tué par Artaban, son capitaine des gardes5, soit que ce perfide voulût occuper le trône de son maître, ou qu'il crai- gnît les rigueurs d'un prince dont il n'avoit pas exécuté assez promptement les ordres cruels. Artaxerxe, à la longue main, son fils, commença son règne, et reçut, peu de temps après, une lettre de Thémistocle, qui, proscrit par ses citoyens, lui oi- froit ses services contre les Grecs K 11 sut estimer, autant qu'il devoit, un capitaine si renommé, et lui fit un grand établisse- a Av. J.-C. 480 ans. R. — b 479 ans. B. — c 477 ans.B. — d 47G ans. B. ou 477 ans. Bénéd. — e 474 ans. B. ou 477 ans. Bé.néd. — f 473 ans. B. ou 471 ans. Bénéd. 1 On peut regretter que Bossuet n'ait pas caractérisé par un des traits fa- miliers à son génie le dévouement sublime de Léonidas. Voy. le Voyagé d'Anacharsis, introduction, art. il, g 2. — * Arist., Polit, lib. v, c. t B- 42 PARTIE I. LES ÉPOQUES. ment, maigre la jalousie des satrapes. Ce roi magnanime pro- tégea le peuple juif a 1 ; et dans sa vingtième année, que ses suites rendent mémorable , il permit à Néhémias de rétablir Jérusalem avec ses murailles62. Ce décret d'Artaxerxe diffère de celui de Cyrus, en ce que celui de Cyrus regardoit le temple, et celui-ci est fait pour la ville. A ce décret, prévu par Daniel , et marqué dans sa prophétie3, les quatre cent quatre-vingt-dix ans de ses semaines commencent. Cette im- portante date a de solides fondements. Le bannissement de Thé- mistocle est placé , dans la chronique d'Eusèbe , à la dernière année de la soixante-seizième olympiade, qui revient à Tan 280 de Ptome. Les autres chronoîogistes le mettent un peu au-des- sous : la différence est petite, et les circonstances du temps as- surent la date d'Eusèbe. Elles se tirent de Thucydide, histo- rien très-exact ; et ce grave auteur, contemporain presque aussi bien que concitoyen de Thémistocle, lui fait écrire sa lettre au commencement du règne d'Artaïerxe*. Cornélius Népos, au- teur ancien et judicieux autant qu'élégant , ne veut pas qu'on doute de celte date après l'autorité de Thucydide6 : raisonne- ment d'autant plus solide, qu'un autre auteur plus ancien en- core que Thucydide s'accorde avec lui. C'est Charon de Lamp- saque, cité par Plutarque6; et Plutarque ajoute lui-même que les annales, c'est-à-dire celles de Perse, sont conformes à ces deux auteurs. Il ne les suit pourtant pas, mais il n'en dit au- cune raison ; et les historiens qui commencent huit ou neuf ans plus tard le règne d'Àrtaxerxe, ne sont ni du temps ni d'une si grande autorité. Il paroît donc indubitable qu'il en faut placer le commencement vers la fin de la soixante-seizième olym- piade , et approchant de l'année 280 de Rome , par où la ving- tième année de ce prince doit arriver vers la fin de la quatre- vingt-unième olympiade , et environ l'an 500 de Rome. Au reste, ceux qui rejettent plus bas le commencement d'Artaxerxe, pour concilier les auteurs, sont réduits à conjecturer que son père l'avoit du moins associé au royaume quand Thémistocle écrivit sa lettre; et, en quelque façon que ce soit, notre date est assurée. Ce fondement étant posé, le reste du compte est aisé à faire, et la suite le rendra sensible. Après le décret d'A- taxerxe , les Juifs travaillèrent à rétablir leur viDo et ses mu- ° Av. i.-C. 467 ans. B. — » 454 ans. 15. 1 / Esdr., vu, vm. — 2 Ma.., i, l,vi, 5; II Fsdr., u, 1, 2. — 3 Dan., 13,25.— * Thucyd., )il>. i. — 5 Corn. Nep., in Themist.,c. ix. — • Plat., in T terni s t. VIII. CYRUS, OU LES JUIFS «ÉTABLIS. 43 railles, comme Daniel l'avoit prédit1. Néhémias conduisit l'ou- vrage avec beaucoup de prudence et de fermeté, au milieu de la résistance des Samaritains , des Arabes et des Ammonites. Le peuple fit un effort, et Eliasib , souverain pontife, l'anima par son exemple. Cependant les nouveaux magistrats qu'on avoit doimés au peuple romain augmentoient les divisions de la ville; et Rome, formée sous des rois, manquoit des lois né- cessaires à la bonne constitution d'une république. La réputa- tion de la Grèce, plus célèbre encore par son gouvernement que par ses victoires , excita les Romains à se régler sur son exemple. Ainsi ils envoyèrent des députés* pour rechercher les lois des villes de Grèce , et surtout celles d'Athènes , plus conformes à l'état de leur république2. Sur ce modèle, dix ma- gistrats absolus , qu'on créa l'année d'après 6, sous le nom de décemvirs , rédigèrent les lois des Douze-Tables , qui sont le fondement du droit romain. Le peuple, ravi de l'équité avec laquelle ils les composèrent , leur laissa empiéter le pouvoir suprême", dont ils usèrent tyranniquement. Il se fit alors de grands mouvements par l'intempérance d' Appius Claudius 3, un des décemvirs , et par le meurtre de Virginie d, que son père aima mieux tuer de sa propre main que * de la laisser abandon- née à la passion d' Appius. Le sang de cette seconde Lucrèce ré- veilla le peuple romain, et les décemvirs furent chassés. Pen- dant que les lois romaines se formoient sous les décemvirs , Esdras, docteur de la loi, et Néhémias, gouverneur du peuple de Dieu nouvellement rétabli dans la Judée , réformoient les abus, et faisoient observer la loi de Moïse, qu'ils observoient les premiers5. Un des principaux articles de leur réformation fut d'obliger tout le peuple , et principalement les prêtres , à quitter les femmes étrangères qu'ils avoient épousées contre .a défense de la loi. Esdras mit en ordre les livres saints, dou. il fit une exacte révision , et ramassa les anciens mémoires du « Av. J.-C. 452 ans. B. ou 453 ans.BÉsÊD. — b 451 ans. B. — c 450 ans. B. — d 449 ans. B. 1 Dan. , ix, 23. — 2 11 est au moins douteux que les lois des Xil Tables aient été imitées des lois athéniennes. L'esprit en est tout différent : le droit romain repose sur la puissance paternelle et les testaments; et à Athènes le droit de tester était une exception fort restreinte. — 3 Par les excès, les vio- lences : le mot intempérance, à moins qu'il ne soit modifié par un complé- ment, ne se dit aujourd'hui que des excès du boire et du manger ; ici, comme en latin, il est pris dans un sens beaucoup plus étendu, ei même tout autre, — 4 Construction négligée et incorrecte. — 5 I Esdr. , ix, x ; II Esdr., xm; Deut -, nui, 3. B, 44 PARTIE 2. LES ÉPOQUES». peuple de Dieu pour en composer les deux livres des Paralipo- mènes ou Chroniques, auxquelles il ajouta l'histoire de son temps, qui fut achevée par Néhémias. C'est par leurs livres que se termine cette longue histoire que Moïse avoit commen- cée, et que les auteurs suivants continuèrent sans interruption jusqu'au rétablissement de Jérusalem. Le reste de l'histoire sainte n'est pas écrit dans la même suite. Pendant qu'Esdras et Néhémias faisoient la dernière partie de ce grand ouvrage, Hérodote, que les auteurs profanes appellent le père de l'his- toire , commençoit à écrire. Ainsi les derniers auteurs de l'histoire sainte se rencontrent avec le premier auteur de l'his- toire grecque; et quand elle commence, celle du peuple de Dieu, à la prendre seulement depuis Abraham, enfermoit déjà quinze siècles. Hérodote n'avoit garde de parler1 des Juifs dans l'histoire qu'il nous a laissée; et les Grecs n'avoient besoin d'ê- tre informés que des peuples que la guerre , le commerce , ou un grand éclat, leur faisoit connoître. La Judée, qui commen- çoit à peine à se relever de sa ruine, n'attiroit pas les regards. Ce fut dans des temps si malheureux que la langue hébraïque commença à se mêler de langage chaldaïque, qui étoit celui de Babylone durant le temps que ïe peuple y fut captif; mais elle étoit encore entendue, du temps d'Esdras, de la plus grande partie du peuple, comme il paroit par la lecture qu'il fit faire des livres de la loi ce hautement et intelligiblement en présence x de tout le peuple, nommes et femmes en grand nombre, et « de tous ceux qui pouvoient entendre; et tout le monde en- « tendon pendant la lecture 2. » Depuis ce temps, peu à peu elle cessa d'être vulgaire. Durant la captivité , et ensuite par le commerce qu'il fallut avoir avec les Chaldéens, les Juifs ap- prirent la langue chaldaïque, assez approchante de la leur, et qui avoit presque le même génie. Cette raison leur fit changer l'ancienne figure des lettres hébraïques, et ils écrivirent l'hébreu avec les lettres des Chaldéens, plus usitées parmi eux, et plus aisées à former. Ce changement fut aisé entre deux langues voisines dont les lettres étoient de même valeur, et ne diffé- roient que dans la ligure. Depuis ce temps on ne trouve l'E- criture sainte parmi les Juifs qu'en caractères chaldaïques. J'ai dit que l'Ecriture ne se trouve parmi les Juifs qu'en ces caractères; mais on a trouvé de nos jours, entre les mains des 1 N'avoit garde ne signifie pas ici, se gardait biin de, mais était bien loin i# penier à. — * II Etdr. , vin, 3, 6, 8. B. VIII. CYRUS, OU LES JUIFS RÉTABLIS. 45 Samaritains, un Pentateuque en anciens caractères hébraïques, tels qu'on les voit dans les me'dailles et dans tous les monu- ments des siècles passés. Ce Pentateuque ne diffère en rien de celui des Juifs, si ce n'est qu'il y a un endroit falsifié en faveur du culte public que les Samaritains soutenoient que Dieu avoit établi sur la montagne de Garizim, près de Samarie, comme les Juifs soutenoient que c'étoit dans Jérusalem. Il y a encore quelques différences, mais légères. Il est constant que les an- ciens Pères, et entre autres Eusèbe et saint Jérôme, ont vu cet ancien Pentateuque samaritain; et qu'on trouve dans celui que nous avons tous les caractères de celui dont ils ont parlé. Pour entendre parfaitement les antiquités du peuple de Dieu, il faut ici en peu de mots faire l'histoire des Samaritains et de leur Pentateuque. Il faut pour cela se souvenir qu'après Sa!omon°, et en punition de ses excès, sous Pioboam son fils, Jéroboam sépara dix tribus du royaume de Juda, et forma le royaume d'Israël, dont la capitale fut Samarie6. Ce royaume, ainsi séparé, ne sacrifia plus dans le temple de Jérusalem, et rejeta toutes les Ecritures faites depuis David et Salornon, sans se soucier non plus des ordonnances de ces deux rois, dont l'un avoit préparé le temple, et l'autre l'avoit con- struit et dédié. Rome fut fondée Tan du monde 5250 c ; et trente-trois ans après, c'est-à-dire l'an du monde 5285d, les dix tribus schisma- tiques furent transportées à Ninive, et dispersées parmi les Gentils. Sous Asaraddon, roi d'Assyrie, les Cuthéens furent envoyés pour habiter Samarieel. C'étoient des peuples d'Assyrie, qui furent depuis appelés Samaritains. Ceux-ci joignirent le culte de Dieu avec celui des idoles, et obtinrent d' Asaraddon un prêtre israélitc qui leur apprît le service du dieu du pays, c'est- à-dire les observances de la loi de Moïse; mais leur prêtre ne leur donna que les livres de Moïse dont les dix tribus révol- tées avoient conservé la vénération, sans y joindre d'autres li- vres saints, pour les raisons que l'on vient de voir. Ces peuples ainsi instruits ont toujours persisté dans la haine que les dix tribus avoient contre les Juifs ; et lorsque Cyrus permit aux Juifs de rétablir le temple de Jérusalem', les Sa- « Av. J.-C. 973 ans. B. ou §G2 ans. Bénéd. — b 924 ans. B. ou 9U ans. Déséd. — c ou 4209 ans. Bénéd. — d ou 4242 ans. Bénéd. — e 677 a&3. B. ou 672 ans. Bénéd. — f 535 ans. B. * IY Rcg. , xvu, 24 ; I Esdr . iv, 2. b 46 PARTIE L LES ÉPOQUES. maritams traversèrent autant qu'ils purent leur dessein1, en faisant semblant, néanmoins, d'y vouloir prendre part, sous prétexte qu'ils adoroient le Dieu d'Israël, quoiqu'ils en joi- gnissent le culte avec celui de leurs fausses divinités. ^ls persistèrent toujours à traverser les desseins des Juifs, lorsqu'ils rebâtissoient leur ville sous la conduite de Néhémias, et les deux nations furent toujours ennemies. On voit ici la raison pourquoi ils ne changèrent pas avec les Juifs les caractères hébreux en caractères chaldaïques. Ilsn'a- voient garde d'imiter les Juifs, non plus qu'Esdras leur grand docteur, puisqu'ils les avoient en exécration : c'est pourquoi leur Pentateuque se trouve écrit en anciens caractères hébraï- ques, ainsi qu'il a été dit. Alexandre leur permit de bâtir le temple de Garizim0. Ma- riasses, frère de Jaddus, souverain pontife des Juifs, qui em- brassa le schisme des Samaritains, obtint la permission de bâtir ce temple; et c'est apparemment sous lui qu'ils commen- cèrent à quitter le culte des faux dieux, ne différant d'avec )es Juifs qu'en ce qu'ils le vouloient servir, non point dans Jéru- salem, comme Dieu l'avoit ordonné, mais sur le mont Ga- lizim. On voit ici la raison pourquoi ils ont falsifié, dans leur Pen- tateuque, l'endroit où il est parlé de la montagne de Garizim, dans le dessein de montrer que cette montagne étoit bénite de Dieu et consacrée à son culte, et non pas Jérusalem. La haine entre les deux peuples subsista toujours : les Sa- maritains soutenoient que leur temple de Garizim devoit être préféré à celui de Jérusalem. La contestation fut émue devant Plolomée Philométor, roi d'Egypte. Les Juifs, qui avoient pour eux la succession et la tradition manifeste, gagnèrent leur cause par un jugement solennel8. Les Samaritains, qui, durant la persécution d'Antiochus& et des rois de Syrie, se joignirent toujours à eux contre les Juifs, furent subjugués par Jean Hircan, fils de Simon, qui renversa leur temple de Garizim0, mais qui ne les put empêcher de con- tinuer leur service sur la montagne où il étoit bâti, ni réduire ce peuple opiniâtre à venir adorer dans le temple de Jéru- salem. a Av. J.-C 333 ans. B. — * 167 ans. B. — ° 130 ans. B. ou 129 ans. BÙNÉD. 1 I Esdr., iv, 2 3. B, — « Joseph., Ant. Jttd., lib xiu, c. v;, ai. m. B VIII. CYRUS, OU LES JUIFS RÉTABLIS. 47 De là vient que, du temps de Jésus-Christ, on voit encore les Samaritains attachés au même culte, et condamnés par Jé- sus-Christ1. Ce peuple a toujours subsisté depuis ce temps-là, en deux ou trois endroits de l'Orient. Un de nos voyageurs Fa connu, et nous en a rapporté le texte du Pentateuque qu'on appelle Sa- maritain, dont on voit à présent l'antiquité ; et on entend par- faitement toutes les raisons pour lesquelles il est demeuré en l'état où nous le voyons. Les Juifs vivoientavec douceur2 sous l'autorité d'Artaxerxe. Ce prince, réduit par Cimon, fils de Miltiade, général des Athéniens, à faire une paix honteuse, désespéra de vaincre les Grecs par la force, et ne songea plus qu'à profiter de leurs di- visions. 11 en arriva de grandes entre les Athéniens et les La- cédémoniens. Ces deux peuples, jaloux l'un de l'autre, parta- gèrent toute la Grèce. Périclès, Athénien, commença la guerre du Péloponnèse0, durant laquelle Théramènc, Thrasybule et Alcibiade, Athéniens, se rendent célèbres. Brasidas et Myn- dare, Lacédémoniens, y meurent en combattant pour leur pays. Cette guerre dura vingt-sept ans, et finit à l'avantage de Lacédémone, qui avoit mis dans son parti Darius, nommé le Bâtard, fils et successeur d'Artaxerxe. Lysandrc, général de l'armée navale des Lacédémoniens, prit Athènes6, et en chan- gea30 le gouvernement. Mais la Perse s'aperçut bientôt qu'elle avoit rendu les Lacédémoniens trop puissants. Ils soutinrent c le jeune Cyrus dans sa révolte contre Artaxerxe, son aîné, ap- pelé Mnémon à cause de son excellente mémoire, fils et suc- cesseur de Darius. Ce jeune prince, sauvé de la prison et de la mort par sa mère Parysatis, songe à la vengeance, gagne les satrapes par ses agréments infinis, traverse l'Asie mineure, va présenter la bataille au roi son frère dans le cœur de son em- pire, le blesse de sa propre main ; et, se croyant trop tôt vain- queur, périt par sa témérité. Les dix mille Grecs qui le ser- voient font cette retraite étonnante, où commandoit à la fm Xénophon, grand philosophe et grand capitaine, qui en a écrit l'histoire. Les Lacédémoniens continuoient à attaquer l'empire des Perses, qu'Agésilas, roi de Sparte, fit trembler dans l'Asie a Av. J.-C. 431 ans. B. — b 404 ans. B. c — 401 ans. B. * Joan. iv, 23. B.~ 2 Avec douceur est pris ici passivement ; vivaient gon- rernés doucement. Ce sens est peu usité. — 3 « En changea. » En est ici vague et pea correct. Voy. ci-dessous, Koociue Xî, p. 92, nnîe 4 |8 FAKT1E I. LES ÉPOQUES. mineure ° : mais les divisions de la Grèce ie rappelèrent en son pays. En ce temps la ville de Véies, qui égaloit presque la gloire de Rome, après un sie'ge de dix ans et beaucoup de divers suc- cès, fut prise par les Romains, sous la conduite de Camille. Sa générosité lui fit encore une autre conquête. Les Falisques, qu'il assiégeoit, se donnèrent à lui6, touchés de ce qu'il leur avoit renvoyé leurs enfants, qu'un maître d'école lui avoit li- vrés. Rome ne vouloit pas vaincre par des trahisons, ni profiter de la perfidie d'un lâche, qui abusoit de l'obéissance d'un âge innocent. Un peu après, les Gaulois Sénonois entrèrent en Ita- lie, et assiégèrent Clusiumc. Les Romains perdirent contre eux la fameuse bataille d'Alliad. Leur ville fut prise et brûlée. Pen- dant qu'ils se défendoient dans le Capitule, leurs affaires furent rétablies par Camille qu'ils avoient banni. Les Gaulois demeu- rèrent, sept mois maîtres de Rome; et, appelés ailleurs par d'au- tres affaires, ils se retirèrent chargés de butin1. Pendant les brouilleries de la Grèce, Épaminondas, Thébain, se signala par son équité et par sa modération, autant que par ses victoires6. On remarque qu'il avoit pour règle de ne men- tir jamais, môme en riant. Ses grandes actions éclatent dans les dernières années de Mnémon, et dans les premières d'Ochus Sous un si grand capitaine, les Thébains sont victorieux, et la puissance de Lacédémone est abattue. Celle des rois de Macédoine commence avec Philippe, père d'Alexandre le Grande Malgré les oppositions d'Ochus, et d'Ai- sès son fils, roi de Perse, et malgré les difficultés plus grandes encore que lui suscitoit dans Athènes l'éloquence de Démos- thène, puissant défenseur de la liberté, ce prince, victorieux durant vingt ans, assujettit toute la Grèce, où la bataille de Chéronée, qu'il gagnai sur les Athéniens et sur leurs alliés, lui donna une puissance absolue. Dans cette fameuse bataille, pen- dant qu'il rompoit les Athéniens, il eut la joie de voir Alexan- dre, à l'âge de dix-huit ans, enfoncer les troupes thébainesde la discipline d'Lpaminondas2, et entre autres la troupe sacrée, qu'on appeloit des Amis, qui se croyoit invincible. Ainsi maî- tre de la Grèce, et soutenu par un fils d'une si grande espé- a Av. J.-C. 59G ans. B.— * 594 ans. B.— e 391 ans. B. — d 590 ans. B. — e 571 ans. B. — f 559 ans. V>. — 0 558 ans. B. 1 l'olyb., !ib. i, c. vi ; lib. Il, c. xvm, XXII. B.— i « De la discipline d'Epa- nr.lnondas.t Formes selon la lactique d'Epamiuondas. Latinisme. Disciplines règle, art, instruction. VIII. CYRUS , OU LES JUIFS RETABLIS. -49 rance, il conçut déplus hauts desseins, et ne médita rien moins que la ruine des Perses, contre lesquels il fut déclaré capitaine générale Mais leur perte étoit réservée à Alexandre. Au mi- lieu des solennités d'un nouveau mariage, Philippe fut assas- sine b par Pausanias, jeune homme de bonne maison, à qui il n'a voit pas rendu justice. L'Eunuque Bagoas tua, dans la même année, Arsès, roi de Perse, et lit régner à sa place Darius, fils d'Arsame , surnommé Codomanus. Il mérite, par sa valeur, qu'on se range à l'opinion, d'ailleurs la plus vraisemblable, qui le fait sortir de la famille royale. Ainsi deux rois courageux commencèrent ensemble leur rè- gne, Darius, fils d'Arsame, et Alexandre, fils de Philippe. Ils se regardoient d'un œil jaloux, et sembloient nés pour se dis- puter l'empire du monde. Mais Alexandre voulut s'affermir avant que d'entreprendre son rival. Il vengea la mort de son père ; il dompta les peuples rebelles qui méprisoient sa jeu- nesse ; il battit les Grecs, qui tentèrent vainement de secouer le joug, et ruina Thèbcs c, où il n'épargna que la maison et les descendants de Pindare, dont la Grèce admiroit les odes. Puis- sant et victorieux, il marche, après tant d'exploits, à la tète des Grecsd, contre Darius, qu'il défait en trois batailles rangées0, entre triomphant dans Babylone et dansSuse^, détruit Persé- polis, ancien siège des rois de Perse, pousse ses conquêtes jus- qu'aux Indes 9, et vient mourir à Babylone, âgé de trente-trois ans71. De son temps Manassès, frère de Jaddus, souverain pontife, excita des brouilleries parmi les Juifs. Il avoit épousé"" Ja fille de Sanaballat, Samaritain, que Darius avoit fait satrape de ce pays. Plutôt que de répudier cette étrangère, à quoi le conseil de Jérusalem et son frère Jaddus vouloient l'obliger, il embrassa le schisme des Samaritains. Plusieurs Juifs, pour éviter de pa- reilles censures, se joignirent à lui. Dès lors il résolut de bâ- tir un temple près de Samarie, sur la montagne de Garizim, que les Samaritains croyoient bénite, et de s'en faire le pontife. Son beau-père, très-accrédité auprès de Darius, l'assura de la protection de ce prince, et les suites lui furent encore plus fa- vorables. Alexandre s'éleva : Sanaballat quitta son maître, et mena des troupes au victorieux, durant le siège de Tyr bb. Ainsi il obtint tout ce qu'il voulut; le temple de Garizim fut bâti, et ■ Av. J.-C. 357 ans. B. — b 536 ans. B. — e 533 ans. B. — d 334 anS.B - - e 355, 331 ans. B. — f 330 ans. B. — 9 327 ans. B. — * 52 i - «« 333 ans. B. — »6 532 ans. B. 50 PARTIE I. LES ÉPOQUES. l'ambition de Mariasses fut satisfaite. Les Juifs, cependant, tou- iours fidèles aux Perses, refusèrent à Alexandre le secours qu'il leur demandoit. 11 alloit à Jérusalem, résolu de se venger; mais il fut changé à la vue du souverain pontife, qui vint au-devant de lui avec les sacrificateurs revêtus de leurs habits de cérémo- nie, et précédés de tout le peuple habillé de blanc. On lui mon- tra des prophéties qui prédisoient ses victoires : c'étoicnt celles de Daniel. Il accorda aux Juifs toutes leurs demandes, et ils lui gardèrent la même fidélité qu'ils avoient toujours gardée aux rois de Perse1. Durant ces conquêtes, Rome étoit aux mains avec les Sarn- nites ses voisins0, et avoit une peine extrême à les réduire, malgré la valeur et la conduite de Papirius Cursor, le plus il- lustre de ses généraux. Après la mort d'Alexandre6, son empire fut partagé. Per- diccas, Ptolémée fils de Lagus, Antigonus, Séleucus, Lysima- que, Antipater et son fils Cassander, en un mot tous ces capi- taines , nourris dans la guerre sous un si grand conquérant, songèrent à s'en rendre maîtres par les armes : ils immolèrent à leur ambition toute la famille d'Alexandre, son frère c, sa mèred, ses femmes, ses enfants6, et jusqu'à ses sœurs : on ne vit que des batailles sanglantes et d'effroyables révolutions. Au milieu de tant de désordres, plusieurs peuples de l'Asie mineure et du voisinage s'affranchirent et formèrent les royau- mes de Pont, de Bithynie et de Pergame. La bonté du pays les rendit ensuite riches et puissants. L'Arménie secoua aussi dans le même temps le joug des Macédoniens, et devint un grand royaume. Les deux Mithridate, père et fils, fondèrent celui de Cappadoce. Mais les deux plus puissantes monarchies qui se soient élevées alors, furent celle d'Egypte, fondée f par Ptolo- mée, fils de Lagus, d'où viennent les Lagides ; et celle d'Asie ou de Syrie, fondée 3 par Séleucus, d'où viennent les Séleuci- des. Gelle-ci comprenoit, outre la Syrie, ces vastes et riches provinces de la haute Asie, qui composaient l'empire des Per- ° Av. J.-C. 3-26, 325, 52 i ans. P. — *> 324 ans. P. — c 318 ans. P. — d 310 ans. P.— c 311 ans. P. ou 509 ans. Bénéd. — f 523 ans. P. — 0 512 ans. P. 1 « Suivant l'historien Josèphc, Alexandre alla ensuite à Jérusalem, et fit offrir des sacrifices dans le temple où le çrand-prétre Jaddus, devant le- quel il se proslorna, lui montra la prophétie de Daniel, qui lui promettait a conquête de la Perse; mais ce voyage n'est attesté que par l'historien juif, toujours prêt à saisir ce qui peut donner quelque éclat à sa nation. » Michau» article Alexandre le Grand dans la Biographie universelle. Vïïl. CYRUS, OU LES JUIFS RÉTABLIS. m ses : ainsi tout l'Orient reconnut la Grèce, et en apprit le lan- La Grèce elle-même étoit opprimée par les capitaines d'A- lexandre. La Macédoine, son ancien royaume, qui donnoit des maîtres à l'Orient, étoit en proie au premier venu. Les enfants de Cassander se chassèrent les uns les autres de ce royaume. Pyrrhus, roi des Épirotes, qui en avoit occupé une partie », fut chassé h par Démétrius Poliorcète l, fils d'Àntigonus, qu'il chassa aussi à son tour c : il est lui-même chassé encore une fois par Lysimaqued, et Lysimaque par Sdleucus e, que Ptolc— mée Céraunus, chassé d'Egypte par son père Ptoîomée Ier, tua en traître malgré ses bienfaits'. Ce perfide n'eut pas plutôt envahi la Macédoine, qu'il fut attaqué par les Gaulois , et périt dans un comhat qu'il leur donna?. Durant les troubles de l'Orient, ils vinrent dans l'Asie mineure, conduits par leur roi Brcnnus, et s'établirent dans la Gallo-Grèce ou Galatie, nommée ainsi de leur nom, d'où ils se jetèrent dans la Macé- doine, qu'ils ravagèrent, et firent trembler toute la Grèce. Mais leur armée périt dans l'entreprise sacrilège du temple de Del- phes'1. Cette nation remuoit partout, et partout elle étoit mal- heureuse. Quelques années devant l'affaire de Delphes aa, les Gaulois d'Italie, que leurs guerres continuelles et leurs victoires fré- quentes rendoient la terreur des Romains, furent excités contre eux par les Samnites, les Brutiens et les Étruriens2. Ils rem- portèrent d'abord une nouvelle victoire, mais ils en souillèrent la gloire en tuant des ambassadeurs. Les Piomains indignés marchent contre eux, les défont, entrent dans leurs terres, où ils fondent une colonie, les battent encore deux fois, en assu- jettissent une partie, et réduisent l'autre à demander la paixbb. Après que les Gaulois d'Orient eurent été chassés de la Grèce cc, Antigonus Gonatas, fils de Démétrius Poliorcète, qui régnoit depuis douze ans dans la Grèce, mais fort peu paisible, envahit sans peine la Macédoine. Pyrrhus étoit occupé ailleurs. Chassé de ce royaume, il espéra de contenter son ambition par la conquête de l'Italie, où il fut appelé par lesTarentinsdd. La a Av. J.-C. 296 ans. B. — b 294. B. — * 289 ans. B. ou 287 ans. Bénéd. — d 286 ans. B. — e 281 ans. B. ou 282 ans. Bé.néd. — f 280 ans. B eu 281 ans. Bénéd. — 9 279 ans. B. ou 280 ans. Bftréo. — 7<278 ans. B. — «« 285 ans. B. — bh 282 ans. B. — ce 277 ans. B. ou 278 ans. BÉNÉD. — }5) le preneur de villes. — 2 Polyb. , lib n, c XX, li. 52 PARTIE I. LES ÉPOQUES. bataille que les Komains venoient de gagner sur eux et sur les Samnites ne leur laissoit que cette ressource. Il remporta con- tre les Romains des victoires qui le ruinoienta. Les éléphants de Pyrrhus les étonnèrent ' ; mais le consul Fabrice fit bientôt voir aux Piomains que Pyrrhus pou voit être vaincu. Le roi et le consul sembloient se disputer la gloire de la générosité, plus encore que celle des armes : Pyrrhus rendit au consul tous les prisonniers sans rançon, disant qu'il falloit faire la guerre avec le fer, et non point avec l'argent ; et Fabrice renvoya au roi son perfide médecin b, qui étoit venu lui offrir d'empoison- ner son maître. En ces temps, la religion et la nation judaïque commence à éclater2 parmi les Grecs. Ce peuple3, bien traité par les rois de Syrie, vivoit tranquillement selon ses lois. Antiochus, sur- nommé le Dieu, petit-fils de Séleucus, les répandit dans l'Asie mineure, d'où ils s'étendirent dans la Grèce, et jouirent partout des mômes droits et de la même liberté que les autres citoyens *.. Ptolomée fils de Lagus les avoit déjà établis en Egypte. Sous son fils Ptolomée Philadelphe c, leurs Écritures furent tournées en grec, et on vit paroître cette célèbre version appelée la ver- sion des Septante. C'étaient de savants vieillards qu'Eléazar, sou- verain pontife, envoya au roi qui les demandoit. Quelques-uns veulent qu'ils n'aient traduit que les cinq livres de la loi. Le reste des livres sacrés pourrait dans la suite avoir été mis en grec pour l'usage des Juifs répandus dans l'Egypte et dans la Grèce5, où ils oublièrent non-seulement leur ancienne langue, qui étoit l'hébreu, mais encore le chaldéen, que la captivité leur avoit appris. Us se firent un grec mêlé d'hébraïsme, qu'on appelle la langue hellénistique : les Septante et tout le nouveau Testament sont écrits en ce langage. Durant cette dispersion des Juifs, leur temple fut célèbre par toute la terre, et tous les rois d'Orient y présentoient leurs offrandes. « Av. J.-C. 279 ans. B. — b 278 ans. B. — c 277 ans. B. 1 « Les étonnèrent.» Les effrayèrent. Altonili a ce sens. — - Commence, au singulier, paraît incorrect et ne l'est pas, « Parce que, dit Laveaux, l'ac- cord se fait avec l'idée simple, qui est dans l'esprit, plutôt qu'avec les idées partielles qui sont dans les mots. Dans cette façon de s'exprimer, il y a réelle- ment autant de propositions que de sujets, et le verbe mis au singulier, en réunissant toutes ces propositions en une seule, se présente comme pouvant être répété et dit séparément de chaque eujet. » Ici c'est donc comme s'il y avait la religinn commence, etc., et la nation judaïque commence, etc. «A éclater», à être connue, célèbre. — 3 Ce peuple, les Juifs. Syllepse incorrecte; il yauraitobscurilé si l'on neconnai>saitpas les faits. — 4 Joseph., Ant Jud.y xù, 3, c. m. B. — 5 Ibid. , lib. i, Proœm. et lib. xi:, e. n. B. VIII. CÏRUS, OU LES JUIFS RÉTABLIS. 53 L'Occident étoii attentif à la guerre des Romains et de Pyr- rhus. Enfin ce roi fut défait par le consul Curius", et repassa en Épire. Il n'y demeura pas longtemps en repos, et voulut se récompenser sur la Macédoine des mauvais succès d'Italie. Antigonus Gonatas fut renfermé dans Thessalonique, et con- traint d'abandonner à Pyrrhus tout le reste du royaume6. Il reprit cœur pendant que Pyrrhus, inquiet et ambitieux, fai- soit la guerre aux Lacédémoniens et aux Argiens. Les deux rois ennemis furent introduits dans Argos, en même temps, par deux cabales contraires et par deux portes différentes. Il se donna dans la ville un grand combat : une mère qui vit son fils poursuivi par Pyrrhus qu'il avoit blessé, écrasa ce prince d'un coup de pierre c. Antigonus, défait d'un tel ennemi, ren- tra dans la Macédoine, qui, après quelques changements, de- meura paisible * h sa famille. La ligue des Achéens l'empêcha de s'accroître. C'étoit le dernier rempart de la liberté de la. Grèce, et ce fut elle qui en produisit les derniers héros avec Àratus et Philopœmen. Les Tarentins, que Pyrrhus entretenoit d'espérance, appelè- rent les Carthaginois après sa mort. Ce secours !*éd. * Polyb., lib. h, c. xn, xxn. B. — § Ibid.. c. xxi. B. 36 PARTIE I. LES ÉPOQUES. alors écouta les plaintes de Sagonte, son alliée0. Les ambassa- deurs romains vont à Cartbage. Les Carthaginois rétablis n'é- toient plus d'humeur à céder. La Sicile ravie de leurs mains, la Sardaigne injustement enlevée, et le tribut augmenté leur tenoient au cœur. Ainsi la faction, qui vouloit qu'on abandon- nât Annibal, se trouva foible. £e général songeoità tout. De secrètes ambassades l'avoient assuré des Gaulois d'Italie, qui, n'étant plus en état de rien en- treprendre par leurs propres forces, embrassèrent cette occasion de se relever. Annibal traverse l'Èbre, les Pyrénées, toute la Gaule transalpine, les Alpes, et tombe en un moment sur l'I- talie. Les Gaulois ne manquent point de fortifier son armée, et font un dernier effort pour leur liberté. Quatre batailles per- dues6 font croire que Rome alîoit tomber. La Sicile prend le parti du vainqueur. Iliéronyme, roi de Syracuse, se déclare contre les Piomainsc : presque toute l'Italie îes abandonne; et la dernière ressource de la république semble périr en Espa- gne avec les deux Scipion*. Dans de telles extrémités, Rome dut son salut à trois grands hommes. La constance de Fabius Maximus, qui, se mettant au-dessus des bruits populaires, fai- soit la guerre en retraite1, fut un rempart à sa patrie. Marcellus, qui fit lever le siège de Nolee et prit Syracuse'', donnoit vi- gueur aux troupes par ses actions. Mais Rome, qui admiroitees deux grands hommes, crut voir dans le jeune Scipion quelque chose de plus grand. Les merveilleux succès de ses conseils con- firmèrent l'opinion qu'il étoit de race divine, et qu'il conver- soit avec les dieux. A l'âge de vingt-quatre ans, il entreprend d'aller en Espagne 0, où son père et son oncle venoient de pé- rir ; il attaque Cartbage la Neuve ft, comme s'il eût agi par in- spiration, et ses soldats l'emportent d'abord8. Tous ceux qui le voient sont gagnés au peuple romain; les Carthaginois lui quit- tent 3 l'Espagne aa; à son abord en Afrique, les rois se donnent à lui ; Cartbage tremble à son tour, et voit ses armées défaites bb; Annibal, victorieux durant seize ans, est vainement rappelé, et ne peut défendre sa patrie ; Scipion y donne la loi cc; le nom d'Africain est sa récompense ; le peuple romain, ayant abattu a Àv. J.-C. 219 ans. ]!. — f> 218, 217, 21C ans. P». — « 215 ans. B. — <* 212 ans. 15. — * 214 ans P,. — f 212 ans. B. — 9 211 ans. B. — h 210 ans. B. — aa 206 ans. B. — bb 205 ans. B. — " 202 ans. B. 1 «En retraite.» Expression trop elliptique et incorrecte.— a «D'abord.» Tout d'abord. — 3 «Lui quittent. » Quitter, pour abandonner, avec un ré- gime indirect, est peu usité aujourd'hui. VIO. CYRUS, OU LES JUIFS RÉTABLIS. 57 les Gaulois et les Africains, ne voit plus rien à craindre, et combat dorénavant sans péril. Au milieu de la première guerre punique, The'odote, gou- verneur de la Bactrienne, enleva a mille villes à Antiochus ap- pelé le Dieu, fiis d' Antiochus Soter, roi de Syrie. Presque tout i Orient suivit cet exemple. Les Parthes se révoltèrent sous la conduite d'Arsace, chef de la maison des Arsacides, et fonda- teur d'un empire qui s'étendit peu à peu dans toute la haute Asie. Les rois de Syrie et ceux d'Egypte, acharnés les uns contre les autres, ne songeoient qu'à se ruiner mutuellement, ou par la force ou par la fraude. Damas et son territoire, qu'on appe- loit la Cœlé-Syrie, ou la Syrie basse, et qui confinoit aux deux royaumes, fut le sujet de leurs guerres; et les affaires de l'Asie étoient entièrement séparées de celles de l'Europe. Durant tous ces temps, la philosophie ilorissoit dans la Grèce. La secte des philosophes italiques, et celle des ioniques1, la remplissoient de grands hommes, parmi lesquels il se mêla beaucoup d'extravagants, à qui la Grèce curieuse ne laissa pas de donner le nom de philosophes. Du temps de Gyrus et de Cambyse, Pythagore commença la secte italique dans la grande Grèce, aux environs de N api es. A peu près dans le même temps, Thaïes, Milésien, forma la secte ionique. De là sont sortis ces grands philosophes, Heraclite, Démocrite, Empédocle, Parmé- nides ; Anaxagore, qui un peu avant la guerre du Pélopon- nèse, fit voirie monde construit par un esprit éternel ; Socrate, jui un peu après, ramena la philosophie à l'étude des bonnes mœurs2, et fut le père de la philosophie morale; Platon, son disciple, chef de l'Académie; Aristote, disciple de Platon, et précepteur d'Alexandre, chef des péripatéticiens ; sous les suc- cesseurs d'Alexandre, Zenon, nommé Cittien, d'une ville de Pile de Chypre où il étoit né, chef des stoïciens; et Épicure, Athénien, chef des philosophes qui portent son nom, si toute- fois on peut nommer philosophes ceux qui nioient ouvertement la Providence, et qui, ignorant ce que c'est que le devoir, dé- a Av. J.-C. 250 ans. B. ou 256 ans. Bénéd. 1 Les philosophes italiques ont eu pour chef Pythagore: les éléaliques, Xc- nophane ; leurs principes sont assez rapprochés de l'école italique propre- ment dite. Ces deux sectes tendent à l'idéalisme. L'école d'Ionie eut pour chef Thaïes de Milet; elle tend au sensualisme. — 2 Plus rigoureusement, Gn dirait que Socrate ramena la philosophie, de l'étude du monde et de la na- ture, à celle de l'homme et de la conscience. 5 58 PART. I. - ÉPOQUE VIII. CYRUS, OU LES JUIFS RÉTABLIS. finissoient la vertu par le plaisir. On peut compter panai Ic3 plus grands philosophes Hippocrate, le père de la médecine, qui éclata au milieu des autres dans ces heureux temps de la Grèce. Les Romains avoient dans le même temps une autre es- pèce de philosophie, qui ne consistoit point en disputes, ni en discours, mais dans la frugalité, dans la pauvreté, dans les tra- vaux de la vie rustique, et dans ceux de la guerre, où ils fai- soient leur gloire de celle de leur patrie et du nom romain ! : ce qui les rendit enfin maîtres de l'Italie et de Carthage 2. 1 a Les Romains, etc. » Bossuet fait voir ici sa préférence pour le carac- tère sobre, ferme et pratique des Romains. — 8 Les Romains méprisèrent longtemps la philosophie et les arts de la Grèce. Voy. Cicéron, Tuscul. hb. i, initia, ctlit. classiq. de M. Berger; de Finib. bon. et mal., lib. i, initia; et Virgile, JEneid. vi, v. 848 et seqq. : Ai;i Orabunt cïujh melius, cu-lique mcalu» Dc»cribenl r.iiiio, et «urgtntia liilera diesut : T» rcflcre imperio populos, Romane, mémento; Ifs tibi eruui artes, etc. Voy. encore, Plutarque, Vie de Cicéron 5e édiu classiq. de MM. | Saueié. Etc. NEUVIEME EPOQUE. SC1PÎON, OU CARTHAGE VAINCUE. L'an 552 de la fondation de Rome, environ 250 ans après ■ celle de la monarchie des Perses, et 202 ans avant Jésus-Christ, Carlhage fut assujettie aux Romains. Annibal ne laissoit pas sous main de leur susciter des ennemis partout où il pouvoit; mais il ne fit qu'entraîner tous ses amis, anciens et nouveaux, dans la ruine de sa patrie et dans la sienne. Par les victoires du consul Flaminius a, Philippe, roi de Macédoine, allié des Carthaginois, fut abattu; les rois de Macédoine réduits à l'é- troit, et la Grèce affranchie de leur joug6. I es Romains entre- prirent de faire périr Annibal, qu'ils trouvoieiit encore redou- table après sa perte. Ce grand capitaine, réduit à se sauver de son pays c, remua l'Orient contre eux, et attira leurs armes en Asie. Par ses puissants raisonnements*, Antiochus, surnommé le Grand, roi de Syrie, devint jaloux de îetli puissance et leur fit la guerre d : mais il ne suivit pas, en la faisant, les conseils d1 Annibal, qui l'y avoit engagé. Battu par mer et par terre, il reçut la loi que lui imposa le consul Lucius Scipion, frère de Scipion l'Africain, et il fut renfermé dans le mont Taurus. An- nibal, réfugié chez Prusias, roi de Bithynie, échappa aux Pvo- mains par le poison6, ils sont redoutés par toute la terre, et ne veulent plus souffrir d'autre puissance que la leur. Les rois étoient obligés de leur donner leurs enfants pour otage de leur foi. Antiochus, depuis appelé l'Illustre ou Epiphanes, se- cond fils d1 Antiochus le Grand, roi de Syrie, demeura long- temps à Rome en cette qualité; mais, sur la fin du règne de Séleucus Philopator, son frère aîné, il fut rendue, et les Ro- mains voulurent avoir à sa place Démétrius Soter, fils du roi, alors âgé de dix ans. Bans ce contre-temps, Séleucus mourut, et Antiochus usurpa le royaume sur son neveu ». Les Romains étoient appliqués aux affaires de la Macédoine h, où Persée in- quiétoit ses voisins, et ne vouloit plus s'en tenir aux conditions imposées au roi Philippe son père. a Av. J -C. 198 ans. B. — b 19G ans.B. — c 195 ans. B. — d 193 ans. B — c 182 ans- B. — f 17ô ans. B. — 9 175 ans. B. — h 173 ans. B 1 Vae. « Aptes la fondation. » — - Ellipse incorrecte; il faudrait : en- traîné par ses puissants raisonnements, Antiochm, ?tc. GO PARTIE I. LES ÉPOQUES. €e fut alors que commencèrent les persécutions du peuple de Dieu. Antiochus l'Illustre régnoit comme un furieux1 : il tourna toute sa fureur contre les Juifs, et entreprit de ruiner le temple, la loi de Moïse et toute la nation0. L'autorité des Romains l'empêcha de se rendre maître de l'Egypte. Ils fai— soient la guerre à Persée, qui, plus prompt à entreprendre qu'à exécuter, perdoit ses alliés par son avarice et ses aimées par sa lâcheté. Vaincu par le consul Paul Emile &, il fut contraint de se livrer entre ses mains. Gentius, roi de l'illyrie, son allié, abattu en trente jours par le préteur Anicius, venoit d'avoir un sort semblable. Le royaume de Macédoine, qui avoit duré sept cents ans, et avoit, près de deux cents ans, donné des maî- tres, non-seulement à la Grèce, mais encore à tout l'Orient, ne fut plus qu'une province romaine. Les fureurs d' Antiochus s'augmentoient contre le peuple de Dieu c. On voit paroître alors la résistance de Mathatias, sacrificateur, de la race df Phinées, et imitateur de son zèle; les ordres qu'il donne en mourant pour le salut de son peuple0 ; les victoires de Judas le Machabée, son fils, malgré le nombre infini de ses enne- mis % l'élévation de la famille des Asmonéens ou des Macha- bées ; la nouvelle dédicace du temple r que les Gentils avoient profané ; le gouvernement de Judas et la gloire du sacerdoce rétablie; la mort d'Antiochus, digne de son impiété et de son orgueil ; sa fausse conversion durant sa dernière maladie, et l'implacable colère de Dieu sur ce roi superbe. Son fils, An- tiochus Eupator, encore en bas âge, lui succéda, sous la tutelle de Lysias, son gouverneur. Durant cette minorité, Démétrius Soter, qui étoit en otage à Home, crut se pouvoir rétablir; mais il ne put obtenir du sénat d'être renvoyé dans son royaume : la politique romaine aimoit mieux un roi enfant. Sous Antiochus Eupator, la persécution du peuple de Dieu et les victoires de Judas le Machabée continuent^. La division se met dans le royaume de Syrie '•. Démétrius s'échappe del Rome ; les peuples le reconnoissent ; le jeune Antiochus est tué avec Lysias, son tuteur. Mais les Juifs ne sont pas mieux trai-, tés sous Démétrius que sous ses prédécesseurs; il éprouve le, même sort : ses généraux sont battus par Judas le Machabée; a 171 ans. B. ou 170 ans. Bénéd. — b 168 ans. B. — c 167 ans. B. — d 166 ans. B. — e 165 ans. B. — f 164 ans. B. — 9 165 ans. B. — h 163 ans. B. , 1 Régner est pris ici pour agissait dans son gouvernement ; Undii qu'B se prend ordinairement pour occuper le Irons. IX. SC1PI0N , OU CARTHAGE VAINCUE. 6i et la main du superbe Nicanor. dont il avoit si souvent me- nacé le temple, y est attachée. Mais un peu après, Judas, acca- blé par la multitude, fut tué en combattant avec une valeur étonnante a. Son frère Jonathas succède à sa charge et soutient sa réputation. Réduit à l'extrémité, son courage ne l'aban- donna pas. Les Romains, ravis d'humilier les rois de Syrie, accordèrent aux Juifs leur protection; et l'alliance que Judas avoit envoyé leur demander fut accordée, sans aucun secours toutefois : mais la gloire du nom romain ne laissoit pas d'être un grand support au peuple affligé1. Les troubles de Syrie croissoient tous les jours. Alexandre Balas, qui se vantoit d'être le lils d' Antiochus l'Illustre, fut mis sur le trône par ceux d'Antiochus b. Les rois d'Egypte, per- pétuels ennemis de la Syrie, se mêloient dans ses divisions pour en profiter. Ptolémée Philométor soutint Balas. La guerre fut sanglante : Démétrius Soter y fut tué c, et ne laissa, pour venger sa mort, que deux jeunes princes encore en bas âge, Démétrius Nicator et Antiochus Sidétès. Ainsi l'usurpateur demeura paisible, et le roi d'Egypte lui donna sa fille Cléo- pâlre en mariage. Balas, qui se crut au-dessus de tout, se plongea dans la débauche, et s'attira le mépris de tous ses sujets. En ce temps, Philométor jugea le fameux procès que les Samaritains firent aux Juifs d. Ces schismatiques, toujours op- posés au peuple de Dieu, ne manquoient point de se joindre à leurs ennemis; et pour plaire à Antiochus l'Illustre, leur persécuteur, ils avoient consacré leur temple de Garizim e à Jupiter Hospitalier2. Malgré cette profanation, ces impies ne laissèrent pas de soutenir, quelque temps après, à Alexandrie, devant Ptolomée Philométor, que ce temple devoit l'emporter sur celui de Jérusalem. Les parties contestèrent devant le roi, et s'engagèrent de part et d'autre, à peine de la vie, à justifier leurs prétentions par les termes de la loi de Moïse 3. Les Juifs gagnèrent leur cause, et les Samaritains furent punis de mort, selon la convention. Le même roi permit à Onias, de'a race sacerdotale, de bâtir en Egypte le temple d' Héliopolis, sur le • Av. J.-C. 161 ans. B.— & 154 ans. B. — « 150 ans. 3. — d 150 ans. B. — • 167 ans. B. 1 « Affligé. » Accablé, tourmenté; aflliclus, et non pss mœslvs. — ' II Machab., vi, 2; Joseph., Ant. Jucl., lib. xiï, c. tu, al. 5 B. — 3 Ide;nt lib. xiu, c. vi, al. 3. B. 62 PAUT1E I. LES ÉPOQUES. modèle de celui de Jérusalem 1 : entreprise qui fut condamnée par tout le conseil des Juifs, et jugée contraire à la loi. Cependant Cartilage remuoit, et soufîroit avec peine les lois que Scipion l'Africain lui avoit imposées. Les Piomains résolu- rent sa perte totale, et la troisième guerre punique fut entre- prise0. Le jeune Démétrius Nicator, sorti de l'enfance, songeoit h se rétablir sur le trône de ses ancêtres, et lamollessede l'usur- pateur lui faisoit tout espérer6. A son approche, Balas se trou- bla : son beau-père Philométor se déclara contre lui, parce que Balas ne voulut pas lui laisser prendre son royaume : l'ambitieuse Cléopâtre, sa femme, le quitta pour épouser son ennemi ; et il périt enfin de la main des siens, après la perte d'une bataille. Philométor mourut peu de jours après des blessures qu'il y reçut, et la Syrie fut délivrée de deux en- nemis. On vit tomber en ce môme temps deux grandes villes. Car- thage fut prise et réduite en cendre par Scipion Emilien, qui confirma par cette victoire le nom d'Africain dans sa maison, et se montra digne héritier du grand Scipion son aïeul. Co- rinthe eut la même destinée, et la république ou la ligue des Achéens périt avec elle. Le consul Mummius ruina de fond en comble cette ville, la plus voluptueuse de la Grèce et la plus ornée. 11 en transporta à Home les incomparables statues, sans en connoitre le prix. Les Romains ignoroient les arts de la Grèce, et se contentoient de savoir la guerre, la politique et l'agriculture. Durant les troubles de Syrie, les Juifs se fortifièrent : Jona- thas sévit recherché des deux partis, et Nicator victorieux le traita de frère c. Il en fut bientôt récompense : dans une sédi- tion, les Juifs accourus le tirèrent d'entre les mains des re- belles. Jonathas fut comblé d'honneurs ; mais quand le roi se crut assuré, il reprit les desseins de ses ancêtres, et les Juifs furent tourmentés comme auparavant. Les troubles de Syrie recommencèrent : Diodote, surnommé Tryphon, éleva un fils de Balas, qu'il nomma Antiochus le Dieu, et lui servit de tuteur pendant son bas âge. L'orgueil de Démétrius souleva les peuples : toute la Syrie étoit en feu ; Jo- nathas sut profiter de la conjoncture, et renouvela j'alliane « Av. J.-f . lis ans. P.. ou 119 ans. Béxfo. — *> i-iG ans M. ■> « 1 il ans. D. 1 Josépb., A ut. hid., lib. un, e. vi, al. 3. B. IX. SCIPION, OU CARTHÀGE VAINCUE. 63 avec les Romains a. Tout lui succe'doit *, quand Tryphon, par un manquement de parole, le fit périr avec ses enfants. Son frère Simon, le plus prudent et le plus heureux des Machabées, foi succe'da; et les Romains le favorisèrent, comme ils avoient fait i il demeura prisonnier des Parthes c. Tryphon, qui se croyoit as- suré par le malheur de ce prince, se vit tout d'un coup aban- donné des siensd. Ils ne pouvoient plus souffrir son orgueil. Durant la prison de Démétrius, leur roi légitime, ils se donnè- rent à sa femme Cléopâtre et à ses enfants; mais il fallut cher- cher un défenseur à ces princes encore en bas âge. Ce soin re- gardoit naturellement Antiochus Sidétès, frère de Démétrius : Cléopâtre le fitreconnoître dans tout le royaume. Elle fitplu^ : Phraate, frère et successeur de Mithridate, traita Nicator en roi, et lui donna sa fille Rodogune en mariage. En haine de cette rivale, Cléopâtre, à qui elle ôtoit la couronne avec son mari, épousa Antiochus Sidétès, et se résolut à régner par « Av. J.-C. 145 ans. B. ou 144 ans. Bénéd.— & 142 ans. B.~ « 141 ans. 3. — d 140 ans. B. ' Lui réussissoit : Omnïa illi ex sententia succedebant. 64 PARTIE I. LES ÉPOQUES. toute sorte de crimes. Le nouveau roi attaqua Tryphon : Si- mon se joignit à lui dans cette entreprise ; et le tyran, forcé dans toutes ses places, finit comme il le méritoit". Antiochus, maître du royaume, oublia bientôt les services que Simon lui avoit rendus dans cette guerre, et le fit périr6. Pendant qu'il ramassok contre les Juifs toutes les forces de la Syrie, Jean Hyrcan, fils de Simon, succéda au pontificat de son père, et tout le peuple se soumit à lui. Il soutint le siège dans Jérusa- lem avec beaucoup de valeur; et la guerre qu' Antiochus médi- toit contre les Parthes, pour délivrer son frère captij, lui fit accorder aux Juifs des conditions supportables. En même temps que cette paix se conclut, les Romains, qui commençoient à être trop riches, trouvèrent de redoutables ennemis dans la multitude effroyable de leurs esclaves. Eunus, esclave lui-même, les souleva en Sicile, et il fallut employer à les réduire toute la puissance romaine. Un peu après, la succession d'Attalus, roi de Pcrgame, qu? fit par son testament0 le peuple romain son héritier, mit la di- vision dans la ville. Les troubles aes Gracques commencèrent. Le séditieux tribunal de Tibérius Gracchus, un des premiers hommes de Piome, le fit périr : tout le sénat le tua par la main de Scipion Nasica, et ne vit que ce moyen d'empêcher la dan- gereuse distribution d'argent dont cet éloquent tribun ilattoit le peuple. Scipion Emilien rétablissoit la discipline militaire; et ce grand homme, qui avoit détruit Carthage, ruina encore en Espagne Numance, la seconde terreur des Romains"*. Les Parthes se trouvèrent foibles contre Sidétès : ses troupes, quoique corrompues par un luxe prodigieux, eurent un succès surprenant. Jean Hyrcan, qui l'avoit suivi. dans cette guerre avec ses Juifs, y signala sa valeur, et fit respecter la religion judaïque, lorsque l'armée s'arrêta pour lui donner le loisir de célébrer 1 un jour de fête2. Tout cédoit, etPhraate vit son em- pire réduit à ses anciennes limites; mais, loin de désespérer de ses affaires, il crut que son prisonnier lui serviroit ù les ré- tablir, et à envahir la Syrie. Dans cette conjoncture, Démé- tri us éprouva un sort bizarre. Il fut souvent relâché, et autant de fois retenu, suivant que l'espérance ou la crainte p ré valoient dans l'esprit de son beau-père. Enfin un moment lie roux, où « Av. J.-C. 139 ans. B. — * 155 ans. B. — « 155 ans. B. — <* 132 ans. B. * Nie. Damasc. apud Joseph., Ântiq. Jud., lib. xw, c. ivi, al. S. B. — • Var. a Le jour du repos. » IX. SCIPION, OU CARTHAGE VAINCUE. 60 Phraate ne vit de ressource que dans la division qu'il vouïoit faire en Syrie par son moyen, le mit tout à fait en liberté. A ce moment le sort tourna3 : Sidétès, qui ne pouvoit soutenir ses effroyables dépenses que par des rapines insupportables, fut accablé tout d'un coup par un soulèvement général des peu- ples, et périt avec son armée tant de fois victorieuse. Ce fut en vain que Phraate fit courir après Démétrius : il n'étoit plus temps; ce prince étoit rentré dans son royaume. Sa femme Cléopâtre, qui ne vouloitque régner, retourna bientôt avec lui, et Rodogune fut oubliée. îïyrcan profita du temps : il prit Sichem aux Samaritains, et renversa de fond en comble le temple de Garizim, deux cents ans après qu'il avoit été bâti par Sanaballat. Sa ruine n'empêcha pas les Samaritains de continuer leur culte sur celte montagne; et les deux peuples demeurèrent irréconciliables. L'année d'après, toute l'ïdumée, unie par les victoires d'Hyr- can au royaume de Judée, reçut la loi de Moïse avec la cir- concision6. Les Romains continuèrent leur protection à Iïyr- can, et lui firent rendre c les villes que les Syriens lui avoient ôtées. L'orgueil et les violences de Démétrius Nicator ne laissèrent pas la Syrie longtemps tranquille. Les peuples se révoltèrent. Pour entretenir leur révolte, l'Egypte ennemie leur donna un roid : ce fut Alexandre Zébina, fils de Râlas. Démétrius fut battu; et Cléopâtre, qui crut régner plus absolument l sous ses enfants que sous son mari, le fit périr. Elle ne traita pas mieux son fils aîné Séleucus, qui vouloit régner malgré elle e. Son se- cond fils Ànliochus, appelé Grypus, avoit défait les rebelles, et revenoit victorieux : Cléopâtre lui présenta en cérémonie la coupe empoisonnée, que son fils 2, averti de ses desseins per- nicieux, lui fit avaler''. Elle laissa, en mourant, une semence éternelle de divisions entre les enfants qu'elle avoit eus des deux frères, Démétrius Nicator et Antiochus Sidétès. La Syrie ainsi agitée ne fut plus en état de troubler les Juifs. Jean Iïyr- can prit Samarie», et ne put convertir les Samaritains. Cinq ans après, il mourut * : la Judée demeura paisible à ses deux 0 Av. J.-C. 150 ans. B. — b 120 ans. 15. — c 128 ans. B. — d J25 ans. B. — e 124 ans. B.— f 121 ans.B. ou 120 ans. Bénéd.— 9 109 ans. B. — * 104 ans. B. ou 107 ans. Béséd. ' On ne dit pas absolument en ce sens; il fallait, avec un pouvoir plus absolu. — « « Qi'eson fils, etc.» Pour, et son fils... la lui fit avaler. Vcy. ;:e partie. 66 PARTIE I. LES ÉPOQUES. enfants, Aristohulc et Alexandre Jannée, qui régnèrent l'un après l'autre a, sans être incommodés des rois de Syrie. Les Romains laissoient ce riche royaume se consumer par lui-même, et s'étendoient du côté de l'Occident. Durant les guerres de Démétrius Nicator et de Zébina6, ils commencèrent à s'étendre au delà des Alpes ; et Sexlius, vainqueur des Gau- lois nommés Saliens c, établit dans la ville d'Aix une colonie qui porte encore son nom. Les Gaulois se défendoient mal. Fa- bius dompta les Allobroges d, et tous les peuples voisins; et, la même année e que Grypus fit boire à sa mère le poison qu'elle lui avoit préparé, la Gaule Narbonnoise, réduite en province, reçut le nom de province romaine. Ainsi l'empire romain s'agrandissoit, et occupoit peu à peu toutes les terres et toutes les mers du monde connu. Mais autant que la face de la république paroissoit belle au dehors par les conquêtes, au- tant étoit-elle défigurée par l'ambition désordonnée de ses ci- toyens et par ses guerres intestines. Les plus illustres des Ro- mains devinrent les plus pernicieux au bien public. Les deux Gracques, en flattant le peuple, commencèrent des divisions qui ne finirent qu'avec la république. Caïus, frère de Tibé- rius, ne put souffrir qu'on eût fait mourir un si grand homme d'une manière si tragique. Animé à la vengeance par des mou- vements qu'on crut inspirés par l'ombre de Tibérius, il arma tous les citoyens les uns contre les autres; et, à la veille de tout détruire., il périt d'une mort semblable à celle qu'il vou- loit venger. L'argent faisoit tout à Rome. Jugurtha, roi deNu- midief, souillé du meurtre de ses frères s, que le peuple ro- main protégeoit, se défendit plus longtemps par ses largesses que par ses armes ; et Marius, qui acheva de le vaincre*, ne put parvenir au commandement qu'en animant le peuple contre la noblesse. Les esclaves armèrent encore une fois dans la Sicile aa, et leur seconde révolte ne coûta pas moins de sang aux Romains que la première. Marius battit bb les Teutons, les Gimbres, et les autres peuples du Nord, qui pénétroienl dans les Gaules, dans l'Espagne et dans l'Italie. Les victoires qu'il en remporta furent une occasion de proposer de nouveaux partages de terres" : Mélellus, qui s'y opposoit, fut contraint de céder au « Àv. J.-C. 103 ans. B. ou 106 ans.BÉNÉD. — b 125 ans. I'..— • i2i ans.B. — d 125 ans. 15. ou 122 ans. Bénéd. — • 121 ans. B. ou 120 ans. Bénéd. — f 119 ans. B. — 9 114, 113 ans. !'.. ou 110, 112 ans. BÉNÉD.— A lOSans.B- • «<» 103 ans. B — hh 102 ans. B. — '" 100 ans B ÏX. SCIPION, OV CARTHAGE VAINCUE. 67 temps , et les divisions ne furent éteintes que par le sang de Saturnmus, tribun du peuple. Pendant que Rome prote'geoit " la Cappadoce contre Mithridate, roi de Pont, et qu'un si grand ennemi cédoit aux forces romaines, avec la Grèce qui e'toit en- trée dans ses intérêts b, l'Italie, exercée aux armes par tant de guerres soutenues ou contre les R.omains ou avec eux, mit leur empire en péril par une révolte universelle c. Rome se vit dé- chirée dans les mêmes temps par les fureurs de Marins et de Sylla rf, dont l'un avoit fait trembler le Midi et le Nord, et l'autre étoit le vainqueur de la Grèce et de l'Asie. Sylla, qu'on nommoit l'Heureux, le fut trop contre sa patrie, que sa dicta- ture tyran ni que mit en servitude e. 11 put bien1 quitter volon- tairement la souveraine puissance f; mais il ne put empêcher l'effet du mauvais exemple 2. Chacun voulut dominer. Sertorius, zélé partisan de Marins, se cantonna dans l'Espa- gne^, et se ligua avec Mithridate'1. Contre un si grand capi- taine, la force fut inutile ; et Pompée ne put réduire ce parti qu'en y mettant la division. Il n'y eut pas jusqu'à Spartacus, gladiateur, qui ne crût pouvoir aspirer au commandement. Cet escla\e ne lit pas moins de peine aux préteurs et aux consuls, que Mithridate en faisoit à Lucullusaa. La guerre des gladiateurs devint redoutable à la puissance romaine : Crassus avoit peine à la finir, et il fallut envoyer contre eux le grand Pompée. Lucullus prenoit le dessus en Orient66. Les Romains passè- rent l'Euphrate : mais leur général, invincible contre l'ennemi, ne put tenir dans le devoir ses propres soldats. Mithridate, sou- vent battu sans jamais perdre courage, se relevoit; et le bon heur de Pompée sembloit nécessaire à3 terminer cette guerre. Il venoit de purger les mers des pirates qui les infestoient cc, de- puis la Syrie jusqu'aux colonnes d'Hercule, quand il fut envoyé contre Mithridate. Sa gloire parut4 alors élevée au comble. Il « Av. J.-C. 94, 88 ans. B. — 6 86 ans. B. — c 91 ans. B. — d 88, 86 ans. B. — e 82 ans. B. — f 79 ans. B. — a 74 ans. B. ou 77 ans. Bé>*éd. — h 75 ans. B. ou 76 ans. Bénéd. — aa 71 ans. B. — hb 68 ans. B. — cc 67 ans. B. 1 « Il put bien. » Gallicisme. Le sens n'est pas, il quitta sans danger, mais simplement, quoi qu'il eût renoncé de lui-même à la souveraine, puissance, il ne put cependant empêcher, etc. — 2 «En prenant la dicta- ture vous avez [Sylla] donné l'exemple du crime que vous avez puni. Voili l'exemple qui sera suivi, et non pas celui d'une modération qu'on ne fera qu'admirer.» Montesquieu, Dialogue de Sylla et d'Eue rate — 3 « Néces- saire à terminer. » L'usage voudrait nécessaire pour.— v ce Parut.» Se rar?:v* ira, fut, et non pas sembla. 68 PARTIE !. LES ÉPOQUES. achevoit de soumettre ce vaillant roi; l'Arménie, où il s'étoit réfugié, ribérie et l'Albanie, qui le soutenoient"; la Syrie dé- chirée par ses factions; la Judée6, où la division des Asmo- néens ne laissa à Hyrcan II, fils d'Alexandre Jannée, qu'une ombre de puissance ; et enfin tout l'Orient : mais il n'eût pas eu où triompher de tant d'ennemis, sans le consul Cicéron, qni sauvoit la ville des feux que lui préparait Catilina suivi de la plus illustre noblesse de Rome. Ce redoutable parti fut ruiné par l'éloquence de Cicéron, plutôt que par les armes de C. An- tonius, son collègue. La liberté du peuple romain n'en fut pas plus assurée. Pompée régnoit dans le sénat, et son grand nom le rendoit maître absolu de toutes les délibérations. Jules César, en domp- tant les Gaules c, fit à sa patrie la plus utile conquête qu'elle eût jamais faite. Un si grand service le mit en état d'établir sa domination dans son pays. 11 voulut premièrement égaler et ensuite surpasser Pompée. Les immenses richesses de Crassus lui firent croire qu'il pourrait partager la gloire de ces deux grands hommes, comme ii parlageoit leur autorité. Il entreprit témérairement* la guerre contre les Parthes, funeste à lui et à sa patrie e. Les Arsacides, vainqueurs, insultèrent par de cruelles railleries à l'ambition des Romains et à l'avarice insatiable de leur général. Mais la honte du nom romain ne fut pas le plus mauvais effet de la défaite de Crassus. Sa puissance contrebalançait celle de Pom- pée et de César, qu'il tenoit unis comme malgré eux. Par sa mort, la digue qui les retenoit fut rompue. Les deux rivaux, qui avoient en main toutes les forces de la république, décidè- rent leur querelle à Pharsalcf, par une bataille sanglante. Cé- sar, victorieux, parut en un moment par tout l'univers, en pte», en Asie*, en Mauritanie™, en Espagne bb : vainqueur ius côtés, il fut reconnu comme maître" à Rome et dans tout ['empire. Brutus et Cassius crurent atfranchir leurs ci- toyen- en le tuant comme un tyran, malgré sa clémence. Rome retomba àd entre les mains de Marc Antoi*c, deLépide, et 65 ans. B. — c 58 ans. B. ou 59 ans. Hrntd. — d 51 ans. Ii. — « 55 ans. B. — f 49 ans. B. — 9 48 ans. 15. — h 47 ans. B — °* 46 ans. B. — hb 45 ans. B. — cc 44 ans. B. — ' 117. — aa 120. — 6b 123. — "125. — &* 123. — «« 130. — /T 135. — 99 151. — hh 13g. — «' 139, 161. — 6* 162. — •* 169. 1 Var. « Et trente papes confirmèrent par leur sang,» etc.— f C'ost-à-dir* étant en campagne, se nourrit comme srs soldats. 76 PARTIE L LES ÉPOQUES. mains que cet empereur achevoit de dompter quand il mourut. Par la vertu des deux Antonin, ce nom devint les délices des Romains. La gloire d'un si beau nom ne fut effacée ni par la mollesse de Lucius Verus, frère de Marc Aurèle, et son collègue dans l'empire, ni par les brutalités de Commode, son fils et son suc- cesseur0. Celui-ci, indigne d'avoir un tel père, en oublia les enseignements et les exemples. Le sénat et les peuples le détes- tèrent6; ses plus assidus courtisans et sa maîtresse le firent mou- rir. Son successeur, Pertinax, vigoureux défenseur de la disci- pline militaire, se vit immolé6 à la fureur des soldats licencieux, qui l'avoient, un peu auparavant, élevé malgré lui à la souve- raine puissance. L'empire, mis à l'encan par l'armée, trouva un acheteur1. Le jurisconsulte Didius Julianus hasarda ce hardi marché; il lui en coûta la vie : Sévère, Africain, le fit mourir, vengea Perti- nax, passa de l'Orient en Occident, triompha en Syrie*, en Gaule % et dans la Grande-Bretagne''. Rapide conquérant, il égala César par ses victoires; mais il n'imita pas sa clémence. Il ne put mettre la paix parmi ses enfants». Bassien ou Cara- calla, son fils aîné, faux imitateur d'Alexandre, aussitôt après la mort de son père*, tua son frère Géta, empereur comme lui, dans le sein de Julie, leur mère commune00, passa sa vie dans la cruauté et dans le carnage, et s'attira à lui-même une mort tragique. Sévère lui avoit gagné le cœur des soldats et des peu- ples, en lui donnant le nom d1 Antonin; mais il n'en sut pas soutenir la gloire66. Le Syrien Héliogabale, ou plutô. Alaga- bale, son fils, ou du moins réputé pour tel, quoique le nom d'Antonin lui eût donné d'abord le cœur des soldats et la vic- toire sur Macrin, devint aussitôt après, par ses infamies, l'hor- reur du genre humain, et se perdit lui-même. Alexandre Sé- vère, fils de Marnée, son parent et son successeur cc, vécut trop peu pour le bien du monde, il se plaignoit d'avoir plus de peine à contenir ses soldats qu'à vaincre ses ennemis. Sa mère, qui le gouvernoit, tut cause de sa perte*4, comme elle l'avoit été de sa gloire. Sous lui, Artaxerce, Persien, tua son maître Aria- ban, dernier roi des Parthes, et rétablit l'empire des Rerses en Orient". « A.ns DE J.-C. 180. - 6 192. — « 193. — <* 194, 195. — « 197. - r 207, 209. — 9 208. — * 211. — M 212. — f>b 218. — " 222. — «M 23S. — «e 253, ou 223. BÉNÉD. « L'empire misa l'encan, etc. » Notez l'étendue et la prclondeur de sens t.e cette phrase si courte et si simple. X. NAISSANTE DE JESUS-CHRIST. 77 En ces temps, l'Eglise encore naissante remplissent toute la terre ! ; et non-seulement l'Orient , où elle avoit commencé , c'est-à-dire la Palestine, la Syrie, l'Egypte, l'Asie Mineure et la Grèce; mais encore dans l'Occident, outre l'Italie, les diverses nations des Gaules, toutes les provinces d'Espagne, l'Afrique, la Germanie, la Grande-Bretagne dans les endroits impénétra- bles aux armes romaines; et encore hors de l'empire, l'Armé- nie, la Perse, les Indes, les peuples les plus barbares, les Sar- mates , les Daces , les Scythes , les Maures , les Gétuliens , et jusqu'aux îles les plus inconnues. Le sang de ses martyrs la rendoit féconde. Sous Trajan, saint Ignace, évêque d'Antioche, fut exposé aux bêtes farouches0. Marc-Aurèle, malheureuse- ment prévenu des 2 calomnies dont on chargeoit le christia- nisme, fit mourir saint Justin le Philosophe, et l'apologiste de la religion chrétienne6. Saint Polycarpe, évêque de Smyrne , disciple de saint Jean, à l'âge de quatre-vingts ans, fut con- damné au feu sous le même prince c. Les saints martyrs de Lyon et de Vienne endurèrent des supplices inouïs d, à l'exemple de saint Photin3, leur évêque, âgé de quatre-vingt-dix ans. L'E- glise gallicane remplit, tout l'univers de sa gloire. Saint Irénée, disciple de saint Polycarpe , et successeur de saint Photin , imita son prédécesseur, et mourut martyr sous Sévère, avec un grand nombre de fidèles de son Eglise e. Quelquefois la persécution se ralentissoit. Dans une extrême disette d'eau, que Marc Aurèle souffrit en Germanie, une lé- gion chrétienne obtint une pluie capable d'étancher la soif de son armée, et accompagnée de coups de foudre qui épouvantè- rent ses ennemis ' '. Le nom de Foudroyante fut donné ou con- firmé à la légion par ce miracle. L'empereur en fut touché, et écrivit au sénat en faveur des chrétiens. A la fin, ses devins lui persuadèrent d'attribuer à ses Dieux et à ses prières un miracle que les païens ne s'avisoient pas seulement de sou- haiter. D'autres causes suspendoient ou adoucissoient quelquefois la persécution pour un peu de temps ; mais la superstition, vice que Marc Aurèle ne put éviter, la haine publique, et les ca- lomnies qu'on imposoit aux chrétiens* prévaloient bientôt. La fureur des païens se rallumoit , et tout l'empire ruisselait du a Ans de J.-C. 107, ou 116. BénÉd. — * 163, ou 167. BÉnéd. — « 167. — A 177. — « 205. — f 174. 1 Tertull., Adv. Jud., c. vu ; Âpolog., c. xxxvn. B. — 9 « Prévenu de. Trompé par les calomnies.— 3 Ou Polhin. B.— * « Qu'on imposoit aux chré- tiens. » Dont on chargeait les chrétiens. 78 PARTIE I IES ÉPOQUES, sang des martyrs. La doctrine1 accompagnoit les souffrances. Sous Sévère , et un peu après, Tertullien , prêtre de Car- tilage, éclaira l'Eglise par ses écrits, la défendit par une admi- rable Apologétique, et la quitta enfin, aveuglé par une orgueil- leuse sévérité, et séduit par les visions du faux prophète Montanus". A peu près dans le même temps, le saint prêtre Clément Alexandrin déterra les antiquités du paganisme, pour le confondre. Origène, fils du saint martyr Léonide, se rendit célèbre par toute l'Eglise dès sa première jeunesse, et enseigna de grandes vérités, qu'il mêloit de beaucoup d'erreurs. Le phi- losophe Ammonius fit servir à la religion la philosophie plato- nicienne, et s'attira le respect même des païens. , Cependant les Valentiniens, les Gnostiques2, et d'autres sec- tes impies, combattoient l'Evangile par de fausses traditions ; saint Irénée leur oppose la tradition et l'autorité des églises apostoliques, surtout de celle de Rome , fondée par les apôtres saint Pierre et saint Paul , et h principale de toutes 3. Tertul- lien fait la même chose4. L'Eglise n'est ébranlée ni par les hé- résies, ni par les schismes, ni par la chute de ses docteurs les plus illustres. La sainteté de ses mœurs est si éclatante, qu'elle lui attire les louanges de ses ennemis. Les affaires de l'empire se brouilloient d'une terrible ma- nière. Après la mort d'Alexandre *, le tyran Maximin, qui l'a- voit tué, se rendit le maître, quoique de race gothique. Le sé- nat lui opposa quatre empereurs, qui périrent tous en moins de deux ans c. Parmi eux étoient les deux Gordien , père et fils , chéris du peuple romain. Le jeune Gordien , leur fils , quoique dans une extrême jeunesse d, montra une sagesse con- sommée, défendit h peine contre les Perses' l'empire aifoibli par tant de divisions. Il avoit repris sur eux beaucoup de places importantes. Mais Philippe, Arabe, tua un si bon prince f; et de peur d'être accablé par deux empereurs , que le sénat élut l'un après l'autre, il fi' une paix honteuse? avec Sapor, roi de Perse. C'est le premier des Romains qui ait abandonné, par a Ans de J.-C. 215, ou 205. Bénéd. — b 255. — « 256, ou 257. BÉBÉD — d 257, 258. — * 242. — f 244. — 3 245, ou 244. BÉNÉD. 1 « La doctrine. » La science de la religion, la foi éclairée et orthodoxe.— 1 Sont ainsi appelés, parée qu'ils prétendaient avoir sur la religion une con- naissance supérieure, gnose-yv^s- Ils se divisent en plusieurs sectes. Lenr3 nés s'éloignent beaucoup du christianisme : ce sont des j-liilosophes mystiques qui accommodent les dogmes chrétiens aux inventions de leur es- prit. — 3 Ircn., adv, Uœr., lib. m, c. i, il, in. B. — * De S'rœsc. adv. Hœr., c. xxïti. c. X NAISSANCE DE JESUS-CIIHIST. 79 traité, quelques terres de l'empire. On dit qu'il embrassa la religion chrétienne dans un temps où , tout à coup, ii parut meilleur; et il est vrai qu'il fut favorable aux chrétiens. En haine de cet empereur, Dèce, qui le tua a, renouvela la persé- cution avec plus de violence que jamais1. L'Eglise s'étendit de tous côtés, principalement dan.- les Gau- les2, et l'empire perdit bientôt Dèce6, qui le défendoit vigoureu- sement. Galius et Yolusien passèrent bien vite; Emilien ne fit que paroître; la souveraine puissance fut donnée à Valérienc, et ce vénérable vieillard y monta par toutes les dignités. Il ne fut cruel qu'aux chrétiensd. Sous lui, le pape saint Etienne, et saint Cyprien, évêque de Carthage, malgré toutes leurs dispu- tes qui n'avoient point rompu la communion , reçurent tous deux la même couronne e. L'erreur de saint Cyprien, qui reje- toit le baptême donné par les hérétiques, ne nuisit ni à lui ni à l'Eglise f. La tradition du saint-siége se soutint, par sa propre force • contre les spécieux raisonnements et contre l'autorité d'un si grand homme, encore que d'autres grands hommes dé- fendissent la même doctrine. Une autre dispute fit plus de mal. Sabellius confondit ensemble les trois personnes divines , et ne connut en Dieu qu'une seule personne sous trois noms ». Cette nouveauté étonna l'Eglise; et saint Denis, évêque d'Alexandrie, découvrit au pape saint Sixte II les erreurs de cet hérésiarque*'. Ce saint pape suivit de près au martyre saint Etienne, son pré- décesseur : il eut la tète tranchée, et laissa un plus grand com- bat à soutenir à son diacre saint Laurent. C'est alors qu'on voit commencer l'inondation des barbares aa. Les Bourguignons et d'autres peuples germains, les Goths, au- trefois appelés les Gètes, et d'autres peuples qui habitoient vers le Pont-Euxin et au delà du Danube, entrèrent dans l'Europe ; l'Orient fut envalii par les Scythes asiatiques et par les Perses. Ceux-ci délirent Valérien, qu'ils prirent ensuite par une infi- délité; et, après lui avoir laissé achever sa vie dans un pénible esclavage, ils l'écorchôrent pour faire servir sa peau déchirée de monument à leur victoire. Gallien, son fils et son collègue, acheva de tout perdre par sa mollesse bb. Trente tyrans parta- gèrent l'empire. » ANS DE J.-C. 249. — & 251. — c 254, ou 255. BÉHÉD. — d 257. - « 258.— f 256. — 9 257. — * 259.— <*« 258, 260.— "261, ou 260. BÉKÉS» i Euseb., Hist. eccl., îib. vi, c. xxxix. B. - 2 Greg. Tur., tlitt. Franc. Iib i, c. ixyiii. B. — 3 Euseb.. Hist. eccl., Iib. jrii, c. m. b. 80 PARTIE I. LES ÉPOQUES. Odénat, roi de Palmyre", ville ancienne dont Salomonest le fondateur, fut le plus illustre de tous; il sauva les provinces d'Orient des mains des barbares, et s'y fit reconnoître. Sa femme Zénobie marchoit avec lui à la tête des armées, qu'elle commanda seule après sa mort, et se rendit célèbre par toute la terre, pour avoir joint la chasteté avec la beauté, et le savoir avec la valeur. Claudius II6, et Aurélien après luic, rétablirent les affaires de l'empire. Pendant qu'ils abattoient les Goths avec les Germains, par des victoires signalées, Zénobie conservoit à ses enfants les conquêtes de leur père. Cette princesse penchoit au judaïsme. Pour l'attirer, Paul de Samosate, évêque d'An- tioche, homme vain et inquiet, enseigna son opinion judaïque sur la personne de Jésus-Christ, qu'il ne faisoit qu'un pur homme1. Après une longue dissimulation d'une si nouvelle doctrine, il fut convaincu et condamné au concile d'Antioche. La reine Zénobie soutint la guerre contre Auréliend, qui ne dédaigna pas de triompher d'une femme si célèbre e. Parmi de perpétuels combats, il sut faire garder aux gens de guerre la discipline romaine, et montra qu'en suivant les anciens ordres et l'ancienne frugalité, on pouvoit faire agir de grandes arméeb au dedans et au dehors, sans être à charge à l'empire. Les Francs commençoient alors à se faire craindre8. C'étoit une ligue de peuples germains, qui habitoient le long du Rhin. Leur nom montre qu'ils étoient unis par l'amour de la liberté. Aurélien les avoit battus étant particulier3, et les tint en crainte étant empereur. Un tel prince se fit haïr par ses actions san- guinaires. Sa colère trop redoutée lui causa la mort/'. Ceux qui se croyoient en péril le prévinrent, et son secrétaire menacé se mit à la tête de la conjuration. L'armée, qui le vit périr par la conspiration de tant de chefs, refusa d'élire un empereur, de peur de mettre sur le trône un des assassins d' Aurélien; et le sénat , rétabli dans son ancien droit, élut Tacite. Ce nouveau prince étoit vénérable par son âge et par sa vertu; mais il de- vint odieux par les violences d'un parent à qui il donna le com- mandement de l'armée, et périt avec lui, dans une sédition, le « Ans DE J.-C. 264. — » 268.— ■ 270.— d 273. — « 274. — f 275. 1 Euseb., Ilist. eccï., iib. vu, e. xxvn et sqq. B. Athan., de Synod., n. 26, 43, t. i, p. 739, 757, elc. ; Theodor., Hœr. Fab., Iib. n, fab. vin ; Niceph., Iib. vi, c. xxvii. B. — * Ilist. Aug.Aurel., c. vu; Flor., c. n ; Prob., c. u, in ; Firm., etc., c. un. B. — 3 « Fiant particulier, n Par opposition à emp$- reur, elant simple général. « Un tel prince, a Ce prince, d'ailleurs si grand, si célébra. Tantus ver o pr inceps. X. NAISSANCE DE JÉSUS-CHRIST, 81 Sixième mois de son règnea. Ainsi son élévation ne fi que pré- cipiter le cours de sa vie. Son frère Florien prétendit l'empire1 par droit de succession, comme le plus proche héritier. Ce droit ne fut pas reconnu : Florien fut tué, et Prohus forcé par les soldats à recevoir l'empire, encore qu'il les menaçât de les faire vivre dans Tordre. Tout fléchit sous un si grand capitaine6 : les Germains et le:- Francs, qui vouloient entrer dans les Gaules, furent repousses0 ; et, en Orient aussi bien qu'en Occident, tous les barbares res- pectèrent les armes romaines'*. Un guerrier si redoutable aspi- roit à la paix, et fit espérer à l'empire de n'avoir plus besoin de gens de guerre. L'armée se vengea de cette parole et de la règle sévère que son empereur lui faisoit garder. Un moment après, étonnée de la violence qu'elle exerça sur un si grand prince, elle honora sa mémoire, et lui donna pour successeur Carus% qui n'étoit pas moins zélé que lui pour la discipline. Ce vaillant prince vengea son prédécesseur, et réprima les bar- bares, à qui la mort de Prohus avoit rendu le courage. Il alla en Orient combattre les Perses, avec Numérien, son second fils, et opposa aux ennemis, du côté du Nord, son fils aîné Carinus, qu'il fit césar. C'était la seconde dignité, et le plus proche de- gré pour parvenir à l'empire. Tout l'Orient trembla devant Ca- rus : la Mésopotamie se soumit; les Perses divisés ne purent lui résister. Pendant que tout lui cédoit, le ciel l'arrêta par un coup de foudre. A force de le pleurer, Numérien fut prêt à perdre les yeux. Que ne fait dans les cœurs l'envie de régner! Loin d'être touché de ses maux, son beau-père Aper le tua'' ; mais Dio- clétien vengea sa mort, et parvint enfin à l'empire, qu'il avoit désiré avec tant d'ardeur. Carinus se réveilla malgré sa mol- lesse, et battit Dioclétien; mais, en poursuivant les fuyards, il a Ans de J.-C. 276. — & 277. — * 278. — <* 280, 282. — « 285. — r 28-i. 1 « Prétendit l'empire.» Prétendre veut la préposition à dans le sens d'as- pirer : il prétend à cette charge, a dit l'Académie. Cependant les poêles s'affranchissent de cette régie, quand ils y trouvent leur commodité. On lit dans Racine : Il crut que sans prétendre une plu» haute gloire. (Mithridtlc, acte i. se. i. ) {Gram. des Gram.) Il paraît que du temps de Louis XIV cette règle n'était pas encore éta- blie, car La Fontaine (liv. i. fab. G) a fait dire au Lion, s'attribuant toutes les parts du butin : La seconde, par droit, me doit échoir oncor : Ce droit, tous le savez, c'est le droit du plu» fort. Comme le plus raillant, je prétends la troisien*. Voy. aussi le Dicttonn. de Trévoux. 82 PARTIE I. LES ÉPOQUES. fut tué* par un des siens, dont il avoit corrompu la femme. Ainsi l'empire fut défait du plus violent et du plus perdu de tous les hommes ■ . Dioclétien gouverna avec vigueur, mais avec une insuppor- table vanité. Pour résister à tant d'ennemis, qui s'élevoient de tous côtés au dedans et au dehors, il nomma Maximien empe- reur avec lui&, et sut néanmoins se conserver l'autorité princi- pale. Chaque empereur fit un césar. Constantius Chlorus et Galérius furent élevés à ce haut rang*. Les quatre princes sou- tinrent à peine le fardeau de tant de guerres. Dioclétien fuit Rome, qu'il trouvoit trop libre, et s'établit à Nicomédie, où il se fit adorer, à la mode des Orientaux. Cependant les Perses, vaincus par Galérius d, abandonnèrent aux Romains de grandes provinces et des royaumes entiers. Après de si grands succès, Galérius ne veut plus être sujet, et dédaigne le nom de césar. Il commence par intimider Maximien. Une longue maladie avoit fait baisser l'esprit de Dioclétien; et Galérius, quoique son gendre, le força de quitter l'empire8. Il fallut que Maximien suivît son exemple. Ainsi l'empire vint entre les mains de Constantius Chlorus et de Galérius'; et deux nouveaux césars, Sévère et Maximin , furent créés en leur place par les empereurs qui se déposoient3. Les Gaules, l'Espagne et la Grande-Bretagne, furent heureuses, mais trop peu de temps, sous Constantius Chlorus. Ennemi des exactions, et accusé par là de ruiner le fisc, il montra qu'il avoit des trésors immenses dans la bonne volonté de ses sujets. Le reste de l'empire souffroit beaucoup sous tant d'empereurs et tant de césars : les officiers se multiplioient avec les princes ; les dépenses et les exactions étoient infinies. Le jeune Constantin, fils de Constantius Chlorus, se rendoit illustre*; mais il se trouvoit entre les mains de Galérius. Tous les jours cet empereur, jaloux de sa gloire, l'exposoit à de nou- veaux périls. Il lui falloit combattre les bêtes farouches par une espèce de jeu : mais Galérius n'étoit pas moins à craindre qu'elles. Constantin, échappé de ses mains, trouva son père ex- pirant. En ce temps f, Maxence, fils de Maximien, et gendre ° Ans de J.-C. 285.— * 280. — • 291, ou 292. BÉNÉD.— d 297, ou 302. BÉNÉD. — « 504, ou 305. BÉNÉD. — f 306. 1 « Du plus perdu de tous les hommes. » Perdu en ce sens demande un complément, Perdu de crimes. — 2 Euseb., Ilist. ceci., lib. vin, c xin; Orat. Const. nd sanct. cœt., 25; Lsrt., de Mort, persec., c. xvn , xvui, B. — 3 Qui abdiquaient. — * Lad., de Mort, persec. c. xxiv B. X. NAISSANCE DE JESUS-CHRIST. 83 de Galérius, se fit empereur ta Rome, malgré son beau-père; et les divisions intestines se joignirent aux autres maux de F État. L'image de Constantin, qui venoit de succéder à son père, por- tée à Rome, selon la coutume, y fut rejetée par les ordres de Maxence. La réception des images étoit la forme ordinaire de reconnaître les nouveaux princes. On se prépare à la guerre de tous côtés. Le césar Sévère, que Galérius envoya contre Maxence, le fit trembler dans Romeal. Pour se donner de Fappui dans sa frayeur, il rappela son père Maximien. Le vieillard ambi- tieux quitta sa retraite, où il n'étoit qu'à regret, et tâcha en vain de retirer Diocîétien, son collègue, du jardin qu il cultivoi4; à Salone. Au nom de Maximien, empereur pour la seconde fois, les soldats de Sévère le quittent. Le vieil empereur le fait tuer; et en même temps, pour s'appuyer contre Galérius, il donne à Constantin sa fille Fauste. 11 falloit aussi de Fappui à Galérius, après la mort de Sévère; c'est ce qui le lit résoudre à nommer Licinius empereur2; mais ce choix piqua Maximin, qui, en qualité de césar, se croyoit plus proche du suprême honneur. Rien ne put lui persuader de se soumettre à Licinius; et il se rendit indépendant dans FOrient. Il ne restoit presque à Galérius que Fillyrie, où il s'étoit retiré après avoir été chassé d'Italie. Le reste de l'Occident obéissoit à Maximien, à son fils Maxence et à son gendre Constantin. Mais il ne vouloit non plus, pour compagnons de l'empire, ses enfants que les étran- gers. Il tâcha de chasser de Rome son fils Maxence, qui le chassa lui-même. Constantin, qui le reçut dans les Gaules, ne le trouva pas moins perfide. Après divers attentats, Maximien fit un dernier complot, où il crut avoir engagé sa fille Fauste contre son mari. Elle le trompoit; et Maximien, qui pensoit avoir tué Constantin, en tuant l'eunuque qu'on avoit mis dans- son lit, fut contraint de se donner la mort à lui-même b. Une nouvelle guerre s'allume ; et Maxence, sous prétexte de venger son père, se déclare contre Constantin, qui marche à Rome avec ses troupes0 3. En même temps, il fait renverser les sta- tues de Maximien; celles de Diocîétien qui y étoient jointes, eurent le même sort. Le repos de Diocîétien fut troublé de ce mépris; et il mourut quelque temps après, autant de chagrin que de vieillesse. « Ans de J.-C..507. — b 310. — « 512. 1 Lact., de Mort, persec, c. xxvi, xxvn.B. — a Ibid,, c xxvm, xxix, xx&, SXXi, xxxn, B. — 3 Ibid. C. XMI, XLIM, B. 84 PART. I. LES ÉPOQUES. X. NAISSANCE DE JÉSUS-CHRIST. En ces temps, Piome, toujours ennemie du christianisme, fit un dernier effort pour l'éteindre, et acheva de rétablir. Ga- lérius, marqué par les historiens comme l'auteur de la dernière persécution', deux ans devant2 qu'il eût obligé Dioclétien à quitter l'empire, le contraignit à faire ce sanglant édit a qui ordonnoit de persécuter les chrétiens plus violemment que ja- mais. Maximien, qui les haïssoit et n'avoit jamais cessé de les tourmenter, animoit les magistrats et les bourreaux ; mais sa violence, quelque extrême qu'elle fût, n'égaloit point celle de Maximin et de Galérius. On inventoit tous les jours de nou- veaux supplices. La pudeur des vierges enrétiennes n'étoit pas moins attaquée que leur foi. On recherchoit les livres sacrés avec des soins extraordinaires, pour en abolir la mémoire ; et les chrétiens n'osoient les avoir dans leurs maisons, ni presque les lire. Ainsi, après trois cents ans de persécution, la haine des persécuteurs devenoit plus âpre. Les chrétiens les lassèrent par leur patience. Les peuples, touchés de leur sainte vie, se convertissoient en foule. Galérius désespéra de les pouvoir vaincre. Frappé d'une maladie extraordinaire, il révoqua ses édits, et mourut de la mort d'A^ntiochus fc, avec une aussi fausse pénitence. Maximin continua la persécution; mais Constantin le Grand, prince sage et victorieux, embrassa publiquement le christianisme c3. * Ans de J.-C 502, ou 503. Bénéd. — * 51i. — « 312. 1 Euscb., Ilist. eccL, lib. vm, c. xvi ; de Yild Constant., lib. I, e. lvii ; Lact., ibid,, c. ix et sqq. B. — * On dirait aujourd'hui : « Deux ans avant qu'il eût, etc. » 11 est maintenant reconnu en principe que devant ne doit pas s'employer par rapport au temps : « Le plus tôt arrivé se place avant les autres; le plus considérable se place devant. » Girard. Wailly, Marmontel. M. Guéroult et les éditeurs du Dictionnaire de Trévoux ont eu raison de blâ- mer l'emploi de cette préposition dans les phrases suivantes : «Auguste com- mença à régner quarante-deux ans devant Jésus-Christ. — Henri IV régna devant Louis XIII. — J'avais donné ces ordres devant que de savoir de vo? nouvelles. » Il est vrai que du temps de Racine, de Boileau, de La Fontaine, la préposition devant s'employait dans ce sens. {Gramm. des Gramm.) — ' Remarquez dans cette Epoque les persécutions exercées contre les chr$- : les progrès du chiistianisme. OiNZIÈME ÉPOQUE. CONSTANTIN, OU LA PAIX DE L'ÉGLISE. Cette célèbre déclaration de Constantin arriva l'an 312 de notre Seigneur. Pendant qu'il assiégeoit Maxence dans Rome, une croix lumineuse lui parut en l'air devant tout le monde, avec une inscription qui lui promettoit la victoire ; la même chose lui est confirmée dans un songe. Le lendemain, il gagna cette célèbre bataille qui défit Piome d'un tyran, et l'Eglise d'un persécuteur. La croix fut étalée comme la défense du peuple romain et de tout l'empire3. Un peu après, Maximin fut vaincu par Licinius, qui étoit d'accord avec Constantin, et il fit une fin semblable à celle de Galérius. La paix fut donnée à l'Eglise. Constantin la combla d'honneurs, La victoire le sui- vit partout, et les barbares furent réprimés, tant par lui que par ses enfants. Cependant Licinius se brouille avec lui b, et renouvelle la persécution. Battu par mer et par terre, il est contraint de quitter l'empire, et enfin de perdre la viec. En ce temps, Constantin assembla à Nicéed, enBithynie, le premier concile général, où trois cent dix-huit évèques, qui représentoient toute l'Eglise, condamnèrent le prêtre A ri us, ennemi de la divinité du Fus de Dieu, et dressèrent le Symbole où la consubstantialité du Père et du Fils est établie. Les prê- tres de l'Eglise romaine, envoyés par le pape saint Sylvestre, précédèrent tous les évèques dans cette assemblée ; et un an- cien auteur grec l compte parmi les légats du saint-siége le cé- lèbre Osius, évoque de Cordoue, qui présida au concile. Con- stantin y prit sa séance, et en reçut les décisions comme un oracle du ciel. Les ariens cachèrent leurs erreurs, et rentrè- rent dans ses bonnes grâces en dissimulant. Pendant que sa valeur maintenoit l'empire dans une souve- raine tranquillité, le repos de sa famille fut troublé par les ar- tifices de Fauste, sa femme c. Crispe, fils de Constantin, mais 3 ANS nz J.-C. 513. — * 315, ou 514. BÉSÉD. — c 32i. — d 325. — « 32C. 1 Gel. C i\c, Ilist. cenc. .Yic, lib. Il, c. vi, xxvn ; Cône. Labb., t. .t. col. 130, ',27. B. 6. 86 PARTIE I. LES ÉPOQUES. d'un autre mariage, accusé par cette marâtre, de l'avoir voulu corrompre, trouva son père inflexible. Sa mort fut bientôt ven- gée. Fauste, convaincue, fut suffoquée dans le bain. Mais Constantin, déshonoré par la malice de sa femme, reçut en même temps beaucoup d'honneur par la piété de sa mère. Elle découvrit, dans les ruines de l'ancienne Jérusalem, la vraie croix féconde en miracles. Le saint sépulcre fut aussi trouvé. La nouvelle ville de Jérusalem qu'Adrien avoit fait bâtir, la grotte où étoit né le Sauveur du monde, et tous les saints lieux, furent ornés de temples superbes par Hélène et par Constan- tin. Quatre ans après, l'empereur rebâtit Byzance, qu'il appela Constantinople, et en fit le second siège de l'empire °. L'Eglise, paisible sous Constantin, fut cruellement affligée en Perse. Une infinité de martyrs signalèrent leur foi h. L'em- pereur tâcha en vain d'apaiser Saporet de l'attirer au christia- nisme. La protection de Constantin ne donna aux chrétiens persécutés qu'une favorable retraite. Ce prince, béni de toute l'Eglise, mourut c plein de joie et d'espérance, après avoir par- tagé l'empire entre ses trois fils, Constantin, Constance et Constant. Leur concorde fut bientôt troublée. Constantin périt dans la guerre qu'il eut avec son frère Constant pour les li- mites de leur empire d. Constance et Constant ne furent guère plus unis. Constant soutint la foi de Nicéeque Constance com- battait. Alors l'Eglise admira les longues souffrances de saint Athanase, patriarche d'Alexandrie et défenseur du concile de Nicée. Chassé de son siège par Constance % il fut rétabli cano- niquement par le pape saint Jules Ier, dont Constant appuya le décret1. Ce bon prince ne dura guère. Le tyran Magnence le tua par trahison f ; mais tôt2 après, vaincu par Constance, il se tua lui-même g. Dans la bataille où ses affaires furent ruinées *, Valons, évoque arien, secrètement averti par ses amis, assura Constance3 que l'armée du tyran étoit en fuite, et fit croire au foible empereur qu'il le savoit par révélation. Sur cette fausse révélation, Con- stance se livre aux ariens. Les évêques orthodoxes sont chassés ° ANS de J.-C. 550. — b 333, ou 32G. BÉNÉD. — c 557. — A 340. — « 5*1. — f ooO. — 0 551. — * 553. '<■ Socr., ïlist. ceci., lib. n, c. xv; Sozom., lib. tu, c. «il. B.— 8 Tôt, pour bientôt, ne se dit plus. — 3 L'exactitude grammaticale voudrait assura à. « Assurer veut un régime indirect de personnes, quand il signifie certifier, donner pour sûr. Ex. : 11 assure à tous ses amis que le snccél «le celle ec- tr.-prisc dépend des démarches que vous ferez. » Domeugie. XI. CONSTANTIN, OU LA PAIX DE L'EGLISE. S7 de leurs sièges; toute l'Eglise est remplie de confusion et de trouble ; la constance du pape Libère cède aux ennuis de l'exil a ; les tourments font succomber le vieil Osius, autrefois le soutien de l'Eglise ; le concile de Ri mini, si ferme d'abord, fléchit à la fin par surprise et par violence 6 : rien ne se fait dans les formes ; l'autorité de i'empereur est la seule loi ; mais les ariens, qui font tout par là, ne peuvent s'accorder entre eux et changent tous les jours leur symbole : la foi de Nicée sub- siste i ; saint Athanase et saint Kiîaire, évoque de Poitiers, ses principaux défenseurs, se rendent célèbres par toute la terre. Pendant que l'empereur Constance, occupé des affaires de l'arianisme, faisoit négligemment celles de l'empire, les Perses remportèrent de grands avantages. Les Allemands et les Francs tentèrent de toutes parts l'entrée des Gaules ; Julien, parent de i'empereur, les arrêta et les battit c. L'empereur lui-même dé- lit les Sarmates, et marcha contre les Perses d. Là paroît la ré- volte de Julien contre l'empereur, son apostasie, la mort de Constance \ le règne de Julien, son gouvernement équitable, et le nouveau genre de persécution qu'il fit souffrir à l'Eglise. 11 en entretint les divisions; il exclut les chrétiens, non-seule- ment des honneurs, mais des études ; et, en imitant la sainte discipline de l'Église, il crut tourner contre elle ses propres armes. Les supplices furent ménagés, et ordonnés sous d'autres prétextes que celui de la religion. Les chrétiens demeurèrent lidèles à leur empereur : mais la gloire, qu'il cherehoit trop, le lit périr' ; il fut tué dans la Perse, où il s'étoit engagé té- mérairement. Jovien, son successeur, zélé chrétien, trouva les affaires désespérées, et ne vécut que pour conclure une paix honteuse. Après lui 3, Yalentinien fit la guerre en grand capitaine h; il y mena son fils Gratien dès sa première jeunesse, maintint la discipline militaire, battit les barbares, fortifia les frontière? de l'empire, et protégea en Occident la foi de Nicée. Yalens, son frère, qu'il lit son collègue, la persécutoit en Orient; et, ne pouvant gagner ni abattre saint Basile et saint Grégoire de a ANS DE J.-C. 557. — 6 359. — c 357 à 5o9. — <* 3go. _ e 361. — f 363. — 9 364. — h 566 à 568, 570, 571, etc. 1 « La foi de Nicée subsiste. » Cette expression, analogue au latin, paraî- trait faible aujourd'hui. On dirait : demeure triomphante, subsiste avec force, etc. On remarquera que certains mots, à force de servir, perdent de leur force primitive, et ont besoin, ou d'être renouvelés, ou d'être fortifiés par des qualifications ou des compléments. 88 PARTIE I. LES EPOQUES. Nazianze, il désespéroitde la pouvoir vaincre. Quelques ariens joignirent de nouvelles erreurs aux anciens dogmes de la secte. \ërius, prêtre arien, est noté dans les écrits des saints Pères comme l'auteur d'une nouvelle hérésie l, pour avoir égalé la prêtrise à l'épiscopat, et avoir jugé inutiles les prières et les oblations que toute l'Église faisoit pour les morts. Une troi- sième erreur de cet hérésiarque étoit de compter parmi les ser- vitudes de la loi l'observance de certains jeûnes marqués, et de vouloir que le jeûne fût toujours libre. Il vivoit encore quand saint Épiphane se rendit célèbre par son Histoire des hérésies, où il est réfuté avec tous les autres. Saint Martin fut fait évêque de Tours, et remplit tout l'univers du bruit de sa sainteté et de ses miracles, durant sa vie et après sa mort. Va- lentinien mourut a après un discours violent qu'il fit aux en- nemis de l'empire ; son impétueuse colère, qui le faisoit redou- ter des autres, lui fut fatale à lui-même. Son successeur Gratien vit sans envie l'élévation de son jeune frère, Valenti- nien II, qu'on fit empereur, encore qu'il n'eût q-ue neuf ans. Sa mère Justine, protectrice des ariens, gouverna durant son bas âge. On voit ici, en peu d'années, de merveilleux événements: la révolte des Goths contre Valens6; ce prince quitter les Per- ses pour réprimer les rebelles ; Gratien accourir à lui après avoir remporté une victoire signalée sur les Allemands. Valens, qui veut vaincre seul, précipite le combat, où il est tué auprès d'Andrinoplec; les Goths, victorieux, le brûlent dans un vil- lage où il s'étoit retiré. Gratien, accablé d'affaires, associe a l'empire le grand Théodose, et lui laisse l'Orient*. Les Goths sont vaincus ; tous les barbares sont tenus en crainte ; et, ce que Théodose n'estimoit pas moins, les hérétiques macédoniens, qui nioient la divinité du Sain [-Esprit, sont condamnés au con- cile de Constantinoplee. Il ne s'y trouva que l'Eglise grecque; le consentement de tout l'Occident, et du pape saint Damase, le fit appeler second concile général. Pendant que Théodose gouvernoit avec tant de force et tant Je succès, Gratien, qui n'étoit pas moins vaillant ni moins pieux, abandonné de ses troupes, toutes composées d'étrangers, lut immolé au tyran Maxime >\ L'Église et l'empire pleurent ce « Ans de J -C 375. — b 377. — « 378. - « 379. - ' 381. — ' 58!. 1 Epiph., lib. m, har. lxxv, t. i, p. 906 ; Auç. hser. lui, t. vin, col 18 B. XI. CONSTANTIN, OC LA PAIX DE L'ÉGLISE. non prince. Le tyran régna dans 'les Gaules a, et sembla se con- tenter de ce partage. L'impératrice Justine publia, sous le nom de son fils, des e'dits en faveur de l'arianisrne. Saint Ambroise, évèque de Milan, ne lui opposa que la saine doctrine, les priè- res et la patience, et sut, par de telles armes, non-seulement conservera l'Église les basiliques1 que les hérétiques vouloient occuper, mais encore lui gagner le jeune empereur. Cependant Maxime remue; et Justine ne trouve rien de plus fidèle que le saint évoque, qu'elle traitoit de rebelle. Elle l'envoie au tyran, que ses discours ne peuvent fléchir. Le jeune Yalentinien est contraint de prendre la fuite avec sa mère. Maxime se : maître à Rome, où il rétablit les sacrifices des faux dieux, par complaisance pour le sénat presque encore tout païen6. Après qu'il eut occupé tout l'Occident, et dans le temps qu'il se croyoit le plus paisible, Théodose, assisté des Francs, le défit dans la Pannonie, l'assiégea dans Aquilée, et le laissa tuer par ses soldats. Maître absolu des deux empires, il rendit celui d'Occident à Yalentinien, qui ne le garda pas longtemps. Ce jeune prince éleva et abaissa trop Arbogasie, un capitaine des Francs, vail- lant, désintéressé, mais capable de maintenir par toutes sortes de crimes le pouvoir qu'il s'étoit acquis sur les troupes. Il éleva le tyran Eugène, qui ne savoit que discourir, et tua Yalenti- nien c, qui nevouloit plus avoir pour maître le superbe Franc. Ce coup détestable fut fait dans les Gaules, auprès de Yienne. Saint Ambroise, que le jeune empereur avoit mandé pour re- cevoir de lui le baptême, déplora sa perte, et espéra bien de son salut. Sa mort ne demeura pas impunie. Un miracle visi- ble donna la victoire à Théodose sur Eugène, et sur les faux dieux dont ce tyran avoit rétabli le culte. Eugène fut pris : il fallut le sacrifier à la vengeance publique, et abattre la rébel- lion par sa mort*. Le fier Arbogaste se tua lui-même, plutôt que d'avoir recours à la clémence du vainqueur, que tout le reste des rebelles venoit d'éprouver. Théodose, seul empereur, fut la joie et l'admiration de touf ■ Ans de J.-C. 386, 587. — & 388. — « 392. — * 39-i. 1 « On appelait primitivement Basiliques, des édifices publics où l'on rendait la justice. Depuis l'établissement du christianisme, plusieurs de ces édiSces furent consacrés au culte, et par suite, on a nommé Basiliques certaines églises principales construites selon le plan des anciennes basiliques. » Acad. Cne basilique avait une nef principale, flanquée de bas côtés, au-dessoa des- quels régnait une galerie 9G PARTIE I. LES ÉPOOUES. l'univers. Il appuya la religion; il fit taire les hérétique*; i abolit les sacrifices impurs des païens ; il corrigea la mollisse, et réprima les dépenses superflues. Il avoua humblement se? fautes, et il en fit pénitence". Il écouta saint Ambroise, céle- .re docteur de l'Église, qui le reprenoit de sa colère, seul vice d'un si grand prince. Toujours victorieux, jamais il ne fit la guerre que par nécessité. Il rendit les peuples heureux, et mourut en paix&, plus illustre par sa foi que par ses victoires De son temps", saint Jérôme, prêtre, retiré dans la sainte grotte de Bethléem, entreprit des travaux immenses pour ex- pliquer l'Écriture, en lut tous les interprètes, déterra toutes les histoires saintes et profanes qui la peuvent écîaircir, et com- posa, sur l'original hébreu, la version de la Bible que toute l'Église a reçue sous le nom de Vulgate. L'empire, qui paroissoit invincible sous Théodose, changea tout à coup sous ses deux fils. Arcade eut l'Orient, et Hono- rius l'Occident ; tous deux, gouvernés par leurs ministres, ils tirent servir leur puissance à des intérêts particuliers1. Rufin etEutrope, successivement favoris d'Arcade*, et aussi méchants l'un Que l'autre, périrent bientôt', et les affaires n'en allèrent pas mieux sous un prince foiblef . Sa femme Eudoxe lui fit per- sécuter saint Jean Chrysosteme, patriarche de Constantinople*, et la lumière de l'Orient. Le pape saint Innocent, et tout POo nt, soutinrent ce grand évêque contre Théophile, patriar- che d'Alexandrie, ministre des violences de l'impératrice. L'Occident étoit troublé par l'inondation des barbares'*. Rada- e, Goth et païen, ravagea l'Italie. Les Vandales, nation go- thique et arienne, occupèrent une partie de la Gaule, et se ré- pandirent dans l'Espagne. Alaric, roi des Visigoths, peuples ariens, contraignit Honorius à lui abandonner ces grandes pro- vinces déjà occupées par les Vandales. Stilicon, embarrassé de tant de barbares, les bat, les ménage, s'entend, et rompt avec eux, sacrifie tout à son intérêt, et conserve néanmoins l'empire qu'il avoit dessein d'usurper2. Cependant Arcade mourut™, et crut l'Orient si dépourvu de « ANS DE J.-C. 390. — b 395. — « S6G, 387. — * 395. — « 309. — f 403. — 9 404. — * 406 et suiv. — aa 408. 1 Cette phrase a quelque obscurité; le sens est : Ils laissèrent leurs mi- nistres employer la puissance impériale à servir leurs propres intérêts. Aa lieu de tous deux, la grammaire exigerait tous les deux.— 2 « Stilicon, er&- barrasse, elc. » Ifotea 1° mouvement et la concision de cette phrase. XL CONSTANTIN, OU LA PAIX DE L'EGLISE. £l bons sujets1, qu'il mit son fils Théodose, âgé de huit ans, sous la tutelle d'Isdegerde, roi de Perse. Mais Pulchérie, sœur du jeune empereur, se trouva capable des grandes affaires. L'em- pire de Théodose se soutint par la prudence et par la piété de cette princesse. Celui d'Hoaorius sembloit proche de sa ruine. Il lit mourir Stilicon, et ne sut pas remplir la place d'un si habile ministre. La révolte de Constantin, la perte entière de la Gaule et de l'Espagnea, la prise et le sac de Piome6 par les armes d'Alaric et des Visigoths, furent la suite de la mort de Stilicon. Ataui- phe, plus furieux qu'Alaric, pilla Rome de nouveau, et il ne songeoit qu'à abolir le nom romain ; mais, pour le bonheur du l'empire, il prit Placidie, sœur de l'empereur. Cette princesse captive, qu'il épousa, l'adoucit. Les Goths traitèrent avec les Romains0, et s'établirent en Espagne d, en se réservant dans les Gaules les provinces qui tiroient vers les Pyrénées. Leur roi Vaiiia conduisit sagement ces grands desseins. L'Espagne mon- tra sa constance; et sa foi ne s'altéra pas sous la domination de ces ariens. Cependant les Bourguignons, peuples germains, occupèrent le voisinage du Rhin, d'où, peu à peu, ils gagnèrent le pays qui porte encore leur nom. Les Francs ne s'oublièrent pas résolus de faire de nouveaux efforts pour s'ouvrir les Gaules, ils élevèrent à la royauté Pharamond', fils de Marcomir ; et la monarchie de France, la plus ancienne et la plus noble de tou- tes celles qui sont au monde, commença sous lui. Le malheureux Honorius mourut f sans enfants, et sans pour- voir a l'empire. Théodose nomma empereur » son cousin Valen tinien III, fils de Placidie et de Constance, son second mari, c! ie mit, durant son bas âge, sous la tutelle de sa mère, à qui il donna le titre d'impératrice. En ces temps, Célestius et Pelage2 nièrent le péché origine, et la grâce par laquelle nous sommes chrétiens h. Malgré leurs dissimulations, les conciles d'Afrique les condamnèrent aa. Les 3 Ans de J.-C. 409. — b 410. — ■ 415. — «* 414, 415. — c 420. — f 425. — 9 424. — h 412, 415. — aa 41ô. _ * « Cependant Arcade, etc. » Phrase Irôs-négligée. Z?oh3 mjeis, lier, pour d'hommes dignes de confiance. — *« Céleslius et Pelage. » Pelage, moine de la Grande-Bretagne, niait la transmission dn péché originel, et la nécessité de la grâce ; il fut condamné par plusieurs conciles, c: définitive- ment par te concile général d'Eplièso, en 451. Céleslius, ami et sec'.atear «i$ Péiage. PARTIE I. LES ÉPOQUES papes saint Innocent0 et saint Zozimc, que le pape saint Céles- tin suivit depuis, autorisèrent la condamnation, et retendirent par tout l'univers. Saint Augustin confondit ces dangereux hé- rétiques, et éclaira toute l'Église par ses admirables écrits. Le même Père, secondé de saint Prosper, son disciple, ferma la bouche aux demi-pélagicns, qui atlribuoient le commencement delà justification et de la foi aux seules forces du libre arbitre. Un siècle si malheureux à l'empire, et où il s'éleva tant d'hé- résies, ne laissa pas d'être heureux au christianisme. Nul trouble ne rébranla, nulle hérésie ne le corrompit. L'Eglise , féconde en grands hommes, confondit toutes les erreurs. Après les persécutions, Dieu se plut à faire éclater la gloire de ses martyrs ; toutes les histoires et tous les écrits sont pleins de miracles que leur secours imploré et leurs tombeaux honorés opéraient par toute la terre *. Vigilance *, qui s'opposoit à des sentiments si reçus, réfuté par saint Jérôme, demeura sans suite. La foi chrétienne s'afïèrmissoit et s'étendoit tous les jours. Mais l'empire d'Occident n'en pouvoit plus. Attaqué par tant d'ennemis^ il fut encore affoibli par les jalousies de ses géné- raux. Par les artifices d'Aétius, Boniface, comte d'Afrique, de- vint suspect à Placidie c. Le comte, maltraité, fit venir d'Es- pagne Genséric et les Vandales, que les Goths en chassoient, et se repentit trop tard de les avoir appelés. L'Afrique fut ôtée à l'empire. L'Eglise souffrit des maux infinis par la violence de ces ariens, et vit couronner une infinité de martyrs d. Deux fu- rieuses hérésies s'élevèrent : Nestorius *, patriarche de Con- stantinople, divisa la personne de Jésus-Christ; et, vingt ans après, Eutychès 3, abbé, en confondit * les deux natures. Saint Cyrille, patriarche d'Alexandrie, s'opposa à Nestorius, qui fut « Ans de J.-C. 417. — & 406. — « 427. — d 429. 1 Hier., Cont. Yirgil., t. iv, part, n, col. 282 et sqq. ; Gennad., de Script, eccl. B. — 2 « Nestorius » distinguait en Jésus-Christ deux personnes, .'une divine, et l'autre humaine, et refusait à la sainte Vierge le litre de more de Dieu. Il niait ainsi l'union du Verbe avec la nature humaine, et attaquait le dogme de l'Incarnation. Condamne par le pape saint Cyrille, et par le concile général d'Ephéso, 4SI. Le nestorianisme a encore des partisans en Orient ; ils &*ut connus sous le nom de chaldéens, ou nestoriens de Syrie. — 3 « Euty- chès, abbé, » répandit ses erreurs en Orient, vers 448 ; il ne reconnaissait en Jésus-Christ qu'une seule nature. Son hérésie est l'inverse de celle de Nes- torius. Condamné au concile général de Chalcédoine en 450. — 4 En con- fondit est ici trés-incorrect. Le pronom en ne s'emploie qu'avec les choses iiui ne sont pas personnifiées. Ex. : J'ai sondé cette rivière, le lit en est XI CONSTANTIN, OU LA PAIX DE L'EGLISE. S3 condamné par le pape saint Célestin a. Le concile d'Ephèse *, troisième général, en exécution de cette sentence, déposa Nes- torius, et confirma le décret de saint Célestin, que les évèques du concile appellent leur père, dans leur définition1. La sainte Vierge fut. reconnue pour mère de Dieu, et la doctrine de saint Cyrille fut célébrée par toute la terre. Théodose, après quel- ques embarras, se soumit au concile, et bannit ÎSestorius. Eu- tychès c, qui ne put combattre cette hérésie qu'en se jetant dans un autre excès, ne fut pas moins fortement rejeté. Le pape saint Léon le Grand le condamna et le réfuta tout ensemble, par une lettre qui fut révérée dans tout l'univers.. Le concile de Chai- cédoine d, quatrième général, où ce grand paDe tenoit la pre- mière place, autant par sa doctrine que par l'autorité de son siège, anathématisa Eutychès et Dioscore, patriarche d'Alexan- drie, son protecteur. La lettre du concile à saint Léon fait voir que ce pape y présidoit par ses légats, commue le chef à ses membres 2. L'empereur Marcien assista lui-même à cette grande assemblée, à l'exemple de Constantin, et en reçut les décisions avec le même respect. Un peu auparavant, Pulchérie l'avoit élevé à l'empire en l'épousant. Elle fut reconnue pour impératrice après la mort de son frère, qui n'avoit point laissé de fils. Mais il falloit donner un maître à l'empire : la vertu de ien lui procura cet honneur. Durant le temps de ces deux conciles, Théodoret, évêque de Lyr, se rendit célèbre ; et sa doctrine seroit sans tache, si les écrits violents qu'il publia contre saint Cyrille n'avoient eu besoin de trop grands éclair- cissements. Il les donna de bonne foi, et fut compté parmi les évêques orthodoxes. Les Gaules commençoient à reconnaître les Francs. Aétius les avoit défendues contre Pharamond et contre Clodion le Che- velu ; mais Mérovée fut plus heureux, et y fit un plus solide établissement, à peu près clans le même temps que les Ânglois, * ANS DE J.-C. 430. — *> 431. - * 548. — * . profond. — Son lit est profond serait fautif. Lorsqu'il s'agit de personnel ou de choses que l'on personnifie, il faut employer les adjectifs son, sa, ses Ex. : celte personne est bien, sa tête est belle. Si l'on parlait d'une statue, on dirait la tête en est belle. Bossaet aurait donc dû dire : Eutychès con- fondit ses deux natures; ou mieux : confondit les deux natures du fils de Dieu- il n'y a d'exception à la règle ci-dessus que lorsqu'il n'est pas possi- ble, d'ans le premier cas, de substituer en à ses. Ex. : La ville a ses agré- men's. — i Part, h, Conc. Eph., act. i ; Sent, depos. Xestor., t. m, Cont, Labb., coi. 533. B. — 2 Uelat. S. Syn. Chalc. ad Léon , Conc. part, m, t. IV, col. 857. B. 94 PARTIE I. LES ÉPOQUES, peuples saxons, occupèrent la Grande-Bretagne. Ils lui donnè- rent leur nom, et y fondèrent plusieurs royaumes. Cependant les Huns, peuples des Palus-Méotides, désolèrent tout l'univers avec une armée immense, sous la conduite d'At- tila, leur roi, le plus affreux de tous les hommes. Àétius, qui le défit dans les Gaules, ne put l'empêcher de ravager l'Italie °. Les îles de la mer Adriatique servirent de retraite à plusieurs contre sa fureur. Venise s'éleva au milieu des eaux. Le pape saint Léon, plus puissant qu' Aétius et que les armées romaines, se fit respecter par ce roi barbare et païen, et sauva Piome du pillage ; mais elle y fut exposée bientôt après, par les débauches de son empereur Yalentinien. Maxime, dont il avoit violé la femme, trouva le moyen de le perdre, en dissimulant sa dou- leur, et se faisant un mérite de sa complaisance. Par ses con- seils trompeurs, l'aveugle empereur fit mourir Aétius, le seul rempart de l'empire b. Maxime, auteur du meurtre, en inspire la vengeance aux amis d' Aétius, et fait tuer l'empereur c. Il monte sur le trône par ces degrés *, et contraint l'impératrice Eudoxe, fille de Théodose le Jeune, à l'épouser. Pour se tirer de ses mains, elle ne craignit point de se mettre en celles de Genséric. Rome est en proie au barbare ; le seul saint Léon l'em- pêche d'y mettre tout à feu et à sang ; le peuple déchire Maxime, et ne reçoit dans ses maux que cette triste consolation. Tout se brouille en Occident ; on y voit plusieurs empereurs s'élever et tomber presque en même temps. Majorien fut le plus illustre d. Avitus soutint mal sa réputation, et se sauva par un évèché e 2. On ne put plus défendre les Gaules contre Mérovée, ni contre Childéric son fils ; mais le dernier pensa périr par ses débauches. Si ses sujets le chassèrent f, un fidèle ami qui lui resta le fit rappeler 0. Sa valeur le fit craindre de ses enne- mis, et ses conquêtes s'étendirent bien avant dans les Gaules. L'empire d'Orient étoit paisible sous Léon *, Tracien, succes- seur de Marcien, et sous Zenon, gendre et successeur de Léonaa. La révolte de Basilisque, bientôt opprimé hb 3, ne causa qu'une courte inquiétude à cet empereur; mais l'empire d'Occident « ANS DE J.-C. 452. — *> 454. — • 455. _ d 455. _ e 457. — f 45g, — 9 465, OU 464. BÉNÉD. — * 474. — «« 475. — ** 476, ou 475. BÉNÉD. 1 a Par ces degrés. » Mélaph, elliptiq. Ces crimes lui servirent de degrés pour monter au trône. — 2 C'est-à-dire n'échappa à la mort qu'en consen- tant, après avoir perdu l'empire, à être nommé évèque. — 3 « Opprimé. » Latinisme, pour vaincu, abattu, oppressé : ne se dit plus en ce sens, oppre* tus : on dirait aujourd'hui: la révolte rcvrimée XI. CONSTANTIN , OU LA PAIX DE L'ÉGLISE. 9o périt sans ressource. Auguste, qu'on nomme Augustule, fils d'Oreste, fut le dernier empereur reconnu à Rome, et inconti- nent après il fut dépossédé par Odoacre, roi des Hérules. C'é- taient des peuples venus du Pont-Euxin, dont la domination ne fut pas longue. En Orient, l'empereur Zenon entreprit de se signaler d'une manière inouïe. Il fut le premier des empereurs qui se mêla de régler les questions de la foi. Pendant que les demi-euty chiens s'opposoient au concile de Chalcédoine, il publia contre le con- cile son Hénotique % c'est-à-dire son décret d'union, détesté par les catholiques, et condamné par le pape Félix III \ Les Hérules furent bientôt chassés de Rome par Théodoric, roi des Ostrogoths, c'est-à-dire Goths orientaux, qui fonda le royaume d'Italie c, et laissa, quoique arien, un assez libre exercice à la religion catholique. L'empereur Anastase la trou- bloit en Orient d. Il marcha sur les pas de Zenon, son prédé- cesseur, et appuya les hérétiques '. Par là il aliéna ■ les esprits des peuples, et ne put jamais les gagner, même en ôtant des impôts fâcheux. L'Italie obéissoit à Théodoric. Odoacre, pressé dans Ravenne, tâcha de se sauver par un traité que Théodoric n'observa pas ; et les Hérules furent contraints de tout abandon- ner. Théodoric, outre l'Italie, tenoit encore la Provence. De son temps f, saint Benoit, retiré en Italie dans un désert, com- mençât, dès ses plus tendres années, à pratiquer les saintes maximes dont il composa depuis cette belle règle que tous les moines d'Occident reçurent avec le même respect que les moines d'Orient ont pour celle de saint Basile 2. Les Pxomains achevèrent de perdre les Gaules par les vic- toires de Clovis, fils de Childéric. Il gagna aussi sur les Alle- mands la bataille de Tolbiac s, par le vœu qu'il fit d'embrasser la religion chrétienne, à laquelle Clotiïde, sa femme, ne cessoit de le porter. Elle étoit de la maison des rois de Bourgogne, et catholique zélée, encore que sa famille et sa nation fût arienne 3. Clovis, instruit par saint Vaast, fut baptisé à Reims, avec ses François, par saint Rémi, évêque de cette ancienne métropole. Seul de tous les princes du monde, il soutint la foi catholique, et mérita le titre de très-chrétien h à ses succes- a Ans DE J.~C. 482. — *> 483. — c 490, 491. — <* 492. _ e 493. _ f 49*. — 9 495, ou 49Ô. BÉNÉD. — h 506. 1 « Aliéna les esprits. » La grammaire et l'analogie exigent s'aliéna.— * Con- struction négligée : cette phrase est défectueuse en ce qu'elle renferme deux idées principales, et deux que trop rapproché?, l'un relatif et l'autre conjonc- tion.— 3 Auj. on dirait : fitxsert arienv.es. Vcy. p. 52, note 2. 96 PARTIE I. LES ÉPOQUES. seurs. Par la bataille a où il tua de sa propre main Alaric, roi des Visigoths,Tolose et l'Aquitaine furent jointes à son royaume. Mais la victoire des Ostrogoths l'empêcha de tout prendre jus- qu'aux Pyrénées, et la fin de son règne b ternit la gloire des commencements. Ses quatre enfants partagèrent le royaume c, et ne cessèrent d'entreprendre les uns sur les autres. Anastase mourut frappé du foudre d l. Justin, de basse naissance, mais habile et très-catholique, fut fait empereur par le sénat. Il se soumit avec tout son peuple aux décrets du pape saint Hormisdas, et mit fin aux troubles de l'Eglise d'Orient. De son temps, Boëce, homme célèbre par sa doctrine aussi bien que par sa naissance, et Symmaque, son beau-père, tous deux élevés aux charges les plus éminentes, furent immolés aux jalousies de Théodoric, qui les soupçonna, sans sujet, de conspirer contre l'Etat. Le roi, troublé de son crime, crut voir la tête de Symmaque dans un plat qu'on lui servoit, et mourut quelque temps après e. Amalasonte, sa fille, et mère d'Atalaric, qui devenoit roi par la mort de son aïeul, est empêchée, par les Goths, de faire instruire le jeune prince comme méritoit sa naissance ; et, contrainte de l'abandonner aux gens de son âge, elle voit qu'il se perd sans pouvoir y ap- porter de remède. L'année d'après, Justin mourut ', après avoir associé à l'em- pire son neveu Justinien, dont le long règne est célèbre par les travaux de Tribonien, compilateur du droit romain ^2, et par les exploits de Bélisaire et de l'eunuque Narsès. Ces deux fa- meux capitaines réprimèrent les Perses *, défirent les Ostro- goths"0 et les Vandales, rendirent à leur maître l'Afrique, « A>s de J.-C. 507. — b 508. — ' 510. — d 518. — e 526. — f 527. — 9 52S, 542, 543. — h 556, 539, 540, 555. — «<» 534. 1 Foudre, pris au propre comme ici, est maintenant toujours féminin; pris au fi^aié, il est masculin ; on dit d'un grand guerrier, d'un grand ora- teur : c'est DM foudre de guerre, un foudre d'éloquence.— 2 D'après les ordres de Justinien, Tribonien réunit, en les abrégeant et en les divisant selon un certain ordre de matières, les décisions des jurisconsultes les plus renom- més, lesquelles avaient force de loi ; ce recueil fut appelé le Digeste, ou les l'andectes. Il réunit de même les décrets ou rescrits des empereurs, sous le nom de Code, et y ajouta, sous celui de Novelles, les décrets de Justinien. Enfin, il composa un abrégé élémentaire du Droit, auquel on donna aussi l\;utorité légale, sous le nom à'Inslitutes. La réunion de ces livre* forms le corps du Droit romain. Le droit romain a eu longtemps en France, su/ 1 aucoup de points, l'autorité de la loi; il n'a plus aujourd'hui que celle dt» 1" raison écrite. Mais comme notre Code civil est basé en grande partie sur ce droit, l'étude en est toujours utile et recommandée. XI. CONSTANTIN, OU LA PAIX DE L'EGLISE. 97 l'Italie et Rome ; mais l'empereur, jaloux de leur gloire, sans Youloir prendre part à leurs travaux, les embarrassoit toujours plus qu'il ne leur donnoit d'assistance. Le royaume de France s'augmentoit. Après une longue guerre, Childebert et Clotaire, enfants de Clovis, conquirent le rovaume de Bourgogne a, et en même temps immolèrent à leur ambition les enfants mineurs de leur frère Clodomir, dont ils partagèrent entre eux le royaume. Quelque temps après, et pendant que Bélisaire attaquoit si vivement les Ostrogoths, ce qu'ils avoient dans les Gaules fut abandonné aux François. La France s'étendoit alors beaucoup au delà du Rhin ; mais les par- tages des princes, qui faisoient autant de royaumes1, l'empè- choient d'être réunie sous une même domination. Ses princi- pales parties furent la Neustrie, c'est-à-dire la France occiden- tale ; et l'Austrasie, c'est-à-dire la France orientale. La même année que Rome fut reprise par Narsès 6, Justi- nien fit tenir à Constanlinople le cinquième concile général, qui confirma les précédents, et condamna quelques écrits favo- rables à Nestorius. C'est ce qu'on appeloit les trois Chapitres, à cause des trois auteurs, déjà morts il y avoit longtemps, dont il s'agissoit alors. On condamna la mémoire et les écrits de Théodore, évêque de Mopsueste; une lettre d'ïbas, évêque d'E- desse ; et parmi les écrits de Théodoret, ceux qu'il avoit com- posés contre saint Cyrille. Les livres d'Origène, qui troubîoien!; tout l'Orient depuis un siècle, furent aussi réprouvés. Ce concile, commencé avec de mauvais desseins, eut une heureuse conclu- sion, et fut reçu du saint-siége, qui s'y étoit opposé d'abord c. Deux ans après le concile, Narsès, qui avoit ôté l'Italie aux Goths, la défendit contre les François, et remporta une pleine victoire sur Bucelin, général des troupes d'Austrasie. Maigre5 tous ces avantages, l'Italie ne demeura guère aux empereur?. Sous Justin II, neveu de Justinien, et après la mort de Narsès, le royaume Je Lombardie fut fondé par ; Iboïn d. Il prit Milan et Pavie"; Rome et Ravenne se sauvèrent à peine de ses mains'', et les Lombards firent souffrir aux Romains des maux extrêmes. Rome fut mal secourue par ses empereurs, que les Avares, nation scythique, les Sarrasins, peuples d'Ara- bie, et les Perses plus que tous les autres, tourmentoient de tous côtés en Orient *. Justin, qui ne croyoit que lui-même et « ANS de J.-C. 532. — * 553. — c 555 é 563. — « 370. — f 57L — S '6'i'k. * Qui faisaient un royaume de chaque portion de l'héritage paternal. 98 PARTIE I. LES EPOQUES. ses passions, fut toujours battu par les Perses et par leur roi Cbosroès. Il se troubla de tant de pertes, jusqu'à tomber en frénésie1. Sa femme Sophie soutint l'empire. Le malheureux prince revint trop tard à son bon sens, et reconnut en mou- rant la malice de ses flatteurs °. Après lui, Tibère II, qu'il avoit nommé empereur, réprima les ennemis, soulagea les peuples, et s'enrichit par ses aumônes 6. Les victoires de Mau- rice, Cappadocien, général de ses armées, firent mourir de dépit le superbe Chosroès c. Elles furent récompensées de l'empire, que Tibère lui donna en mourant, avec sa fille Con- stantined. En ce temps, l'ambitieuse Frédégonde, femme du roi Chil- péric Ier, mettoit toute la France en combustion, et ne cessoit d'exciter des guerres cruelles entre les rois françois. Au milieu des malheurs de l'Italie, et pendant que Rome étoit affligée d'une peste épouvantable, saint Grégoire le Grand fut élevé, malgré lui, sur le siège de saint Pierre*. Ce grand pa e apaise la peste par ses prières ; instruit les empereurs, et tout ensemble leur fait rendre l'obéissance qui leur est due; c nsole l'Afrique, et la fortifie ; confirme en Espagne les Visi- got^s convertis de l'arianisme, et Recarède le Catholique, qui venoit de rentrer au sein de l'Eglise; convertit l'Angleterre, réforme la discipline dans la France, dont il exalte les rois, toujours orthodoxes, au-dessus de tous les rois de la terre ; flé- chit les Lombards; sauve Rome et l'Italie, que les empereurs ne pouvoient aider ; réprime l'orgueil naissant des patriarches de Constantinople ; éclaire toute l'Eglise par sa doctrine ; gouverne l'Orient et l'Occident avec autant de vigueur que d'humilité, et donne au monde un parfait modèle du gouver- nement ecclésiastique. L'histoire de l'Eglise n'a rien de plus beau que l'entrée du saint moine Augustin dans le royaume de Kent avec quarante de ses compagnons f, qui, précédés de la croix et de l'image du grand roi notre Seigneur Jésus-Christ, faisoient des vœux so- lennels pour la conversion de l'Angleterre *. Saint Grégoire, qui les avoit envoyés, les instruisoit par des lettres vérita- blement apostoliques, et apprenoit à saint Augustin à trem- « Ans de J.-C. 579, ou 578. Bénéd. — h 580. — c 581, ou 579. BÉNÉD — <* 585, ou 582. BÉNÉD. — « 590. — f 597. 1 «Frénésie.» Démence furieuse, de fpfoçt esprit. — 2 Dcda, Wtl ângl., lib. I, c. xxv. B. XI. CONSTANTIN, OU LA PAIX DE L'EGLISE. 93 bler1 parmi les miracles continuels que Dieu faisoit par son ministère '.Berthe, princesse de France, attira au christianisme le roi Edhilbert son mari. Les rois de France et la reine Brune- haut protégèrent la nouvelle mission. Les évêques de France entrèrent dans cette bonne œuvre, et ce furent eux qui, par Tordre du pape, sacrèrent saint Augustin. Le renfort que saint Grégoire envoya au nouvel évêquea produisit de nouveaux fruits et l'Eglise anglicane prit sa forme63. L'empereur Mau- rice, ayant éprouvé la fidélité du saint pontife, se corrigea par ses avis, et reçut de lui cette louange, si digne d'un prince chrétien, que la bouche des hérétiques n'osoit s'ouvrir de son temps U*- si pieux empereur fit pourtant une grande faute. Un mûre infini de Romains périrent entre les mains des bar- bares, faute d'être rachetés à un écu par tète c. On voit, incon- tinent après, les remords du bon empereur ; la prière qu'il fait ï Dieu de le punir en ce monde plutôt qu'en l'autre ; la révolte de Phocas, qui égorge à ses yeux toute sa famille d ; Maurice, tué le dernier, et ne disant autre chose parmi tous ses maux, que ce verset du Psalmiste : « Vous êtes juste, ô Seigneur, et tous vos jugements sont droits 4 ! » Phocas, élevé à l'empire par une action si détestable, tâcha de gagner les peuples en hono- rant le saint-siége, dont il confirma les privilèges». Mais sa sentence étoit prononcée f. Héraclius, proclamé empereur par l'armée d'Afrique, marcha contre lui. Alors Phocas éprouva que souvent les débauches nuisent plus aux princes que les cruautés ; et Photin, dont il avoit débauché la femme, le livra à Héraclius, qui le fit tuer. La France vit un peu après une tragédie bien plus étrange5. La reine Brunehaut, livrée à Clotaire II, fut immolée 0 à l'am- bition de ce prince : sa mémoire fut déchirée ; et sa vertu, tant louée par le pape saint Grégoire, a peine encore à se dé- fendre. L'empire cependant étoit désolé. Le roi de Perse Chos- roès II, sous prétexte de venger Maurice, avoit entrepris de « Ans J.-C. 601. — b 604. — c 601, ou 600. BÉNÉD. — <* 602. — « 60S. - f 610. — 9 614, ou 615. Bénéd. 1 « A trembler. » A éviter l'orgueil, à demeurer dans l'humilité et la crainte de Dieu. — 2 Greg., Iib. ix, ep. lviii ; mine lib xi, ind. 4, ep. xxvm, t. 11, toi. 1110. B. — 3 Fut constituée. Le mot anglicane étant réservé à l'Eglise actuelle d'Angleterre, séparée au seizième siècle, par le schisme et l'héré- sie, de l'Eglise catholique ; on dirait mieux ici, l'Eglise d'Angleterre.— * P$ai, cxviii, 157. B. — 6 Etrange ne signifie pas ici singulière, mais atryrt- cr«*W/e, etc. -s^x rs,% ««A» 1 100 PARTIE I. LES EPOQUES. ferdre Phocas. Il poussa ses conquêtes sous Héraclius. On vit empereur battu, et la vraie croix enlevée par les Infidèles a ; puis, par un retour admirable, Héraclius cinq fois vainqueur, Ja Perse pénétrée par les Romains *, Chosroès tué par son fils, et la sainte croix reconquise. Pendant que la puissance des Perses étoit si bien réprimée, un plus grand mal s'éleva contre l'empire et contre toute la chrétienté. Mahomet s'érigea en prophète 2 parmi les Sarra- sins b ; il fut chassé de la Mecque par les siens. A sa fuite com- mence la fameuse hégire, d'où les mahométans comptent leurs années. Le faux prophète donna ses victoires pour toute marque de sa mission. Il soumit en neuf ans toute l'Arabie, de gré ou de force, et jeta les fondements de l'empire des califes. A ces maux se joignit c l'hérésie des monothélites, qui, par une bizarrerie presque inconcevable, en reconnoissant deux natures en notre Seigneur, n'y vouloient rcconnoître qu'une seule volonté. L'homme, selon eux, n'y vouloit rien, et il n'y avoit en Jésus-Christ que la seule volonté du Verbe. Ces héré- tiques cachoient leur venin sous des paroles ambiguës : un faux amour de la paix leur fit proposer qu'on ne parlât ni d'une ni de deux volontés. Ils imposèrent par ces artifices au pape Honorius Ier, qui entra avec eux dans un dangereux ménage- ment d, et consentit au silence, où le mensonge et la vérité furent également supprimés. Pour comble de malheur, quel- que temps après % l'empereur Héraclius entreprit de décider ja. question de son autorité, et proposa son Ecthèse ou Exposi- tion, favorable aux monothélites : mais les artifices des héréti- ques furent enfin découverts. Le pape Jean IV condamna l'Ec- thèse f. Constant, petit-fils d'Héraclius, soutint l'édit de son aïeul par le sien appelé Type ». Le saint-siége et le pape Théo- dore s'opposent à cette entreprise ; le pape saint Martin Ier as- a Ans de J.-C. 620 à 626. — & G22. — c 629. — <* 635. — « 639. - 1" 640. — 9 648. 1 Pénétrée, pour envahie, ne se dirait plus aujourd'hui. On dit bien : l'eau avait pénétré ses habits, mais on ne peut dire qu'une armée a pénétré unpay s. Il faudrait : dans un pays. — 2 Bossuet aurait dû ici, ce semble, faire connattra brièvement les dogmes et l'esprit de l'islamisme. Cette religion consiste dans la croyance en un seul Dieu, qui, absolument séparé du monde, s'est seu- lement révélé à quelques prophètes et surtout à Mahomet. Le mahométisme rejette la Trinité, l'Incarnation et la Rédemption. Il permet la pluralité des fem- mes ; enseigne le fatalisme, offre pour récompense la volupté sur la terre et au ciel ; s'établit par la violence ; proscrit tout développement élevé de l'es- prit, et soumet ses sectateurs à des pratiques minutieuses. C'est, en un mot, nn théisme abstrait, mêlé de superstitions nombreuses. X!. CONSTANTIN, OU LA PAIX DE L'ÉGLISE. JOi semble le concile de Latran, où il anathéniatise le Type et les chefs des monothéîites a. Saint Maxime, célèbre par tout i'O- rient pour sa piété et pour sa doctrine, quitte la cour infectée de la nouvelle hérésie, reprend ouvertement les empereurs qui avoient osé prononcer sur les questions de la foi, et souffre des maux infinis pour la religion catholique b. Le pape, traîné d'exil en exil, et toujours durement traité par l'empereur, meurt enfin c parmi les souffrances, sans se plaindre ni se re- lâcher de ce qu'il doit à son ministère. Cependant la nouvelle Eglise anglicane, fortifiée par les soins des papes Boniface V et Honorius, se rendoit illustre par toute la terre. Les miracles y abondoient avec les vertus, comme dans les temps des apôtres ; et il n'y avoit rien de plus éclatant que la sainteté de ses rois. Edwin embrassa, avec tout son peuple d, la foi qui lui avoit donné la victoire sur ses ennemis, et con- vertit ses voisins. Oswalde servit d'interprète aux prédicateurs de l'Evangile e ; et renommé par ses conquêtes, il leur préféra la gloire d'être chrétien. Les Merciens furent convertis par le roi de Northumberland Oswin r ; leurs voisins et leurs succes- seurs suivirent leurs pas ; et leurs bonnes œuvres furent im- menses. Tout périssoit en Orient. Pendant que les empereurs se consument dans des disputes de religion et inventent des hérésies, les Sarrasins pénètrent l'empire ; ils occupent la Syrie et la Palestine » ; la sainte cité leur est assujettie ; la Perse leur est ouverte par ses divisions, et ils prennent ce grand royaume sans résistance'1. Ils entrent en Afrique aa, en état d'en faire bientôt une de leurs provinces ; l'île de Chypre leur1 obéit 66, et ils joignent, en moins de trente ans, toutes ces conquêtes à celles de Mahomet. L'Italie, toujours malheureuse et abandonnée, gémissoit sous les armes des Lombards. Constant désespéra de les chasser, et se résolut à ravager ce qu'il ne put défendre. Plus cruel que les Lombards mêmes, il ne vint à Piome que pour en pilier les trésors cc ; les églises ne s'en sauvèrent pas ; il ruina la Sar- daigne et la Sicile, et, devenu odieux à tout le monde, il périt de la main des siens dd. Sous son fils Constantin Pogonat, c'est- à-dire le Barbu, les Sarrasins s'emparèrent de la Cilicie et de la Lycie ee. Constantinople assiégée ne fut sauvée que par un « Ans de J.-C. 649. — & 650. — c 654. — d 627. — « 634. — .' 655 — f 65*, 635. — » 636, 637. — aa 647. — *>*> 648. — « 663. — <^ 668. - " 671. 1 Incorrection : leur, pronom personnel, ne s'applique qu'aux personnes. 402 PARTIE I. LES ÉPOQUES. miracle*. Les Bulgares, peuples venus de l'embouchure du Volga, se joignirent à tant d'ennemis dont l'empire étoit acca- blé, et occupèrent b cette partie de la Thrace appelée depuis Bulgarie, qui étoit l'ancienne Mysie. L'Eglise anglicane enfan- tait de nouvelles églises; et saint Wilfrid, évêque d'York, chassé de son siège, convertit la Frise. Toute l'Eglise reçut une nouvelle lumière par le concile de Constantinople c, sixième général, où le pape saint Agathon fjrésida par ses légats, et expliqua la foi catholique par une ettre admirable. Le concile frappa d'analhème un évêque cé- lèbre par sa doctrine, un patriarche d'Alexandrie, quatre pa- triarches de Constantinople c'est-à-dire tous les auteurs de la secte des monothélites, sans épargner le pape Honorius, qui les avoit ménagés. Après la mort d' Agathon, qui arriva durant le concile, le pape saint Léon II en confirma les décisions, et en reçut * tous les anathèmes. Constantin Pogonat, imitateur du grand Constantin et de Marcien, entra au concile à leur exemple ; et comme il y rendit les mêmes soumissions, il y fut honoré des mêmes titres d'orthodoxe, de religieux, de pa- cifique empereur, et de restaurateur de la religion. Son fils, Justinien II, lui succéda encore enfant d. De son temps, la foi s'étendoit et éclatoit vers le Nord. Saint Kilien, envoyé par le pape Conon, prêcha l'Evangile dans la Franconie «. Du temps du pape Serge, Ceadual, un des rois d'Angleterre, vint recon- noître en personne l'Eglise romaine, d'où la foi avoit passé en son île ; et, après avoir reçu le baptême par les mains du pape, il mourut f selon qu'il l'avoil lui-même désiré. La maison de Clovis étoit tombée dans une foiblesse déplo- rable : de fréquentes minorités avoient donné occasion de jeter les princes dans une mollesse dont ils ne sortaient point étant majeurs. De là sort une longue suite de rois fainéants qui n'a- voient que le nom de roi, et laissoient tout le pouvoir aux maires du palais. Sous ce titre, Pépin Héristel gouverna tout s, et éleva sa maison à de plus hautes espérances. Par son auto- rité, et après le martyre de saint Vigbert, la foi s'établit dans la Frise, que la France venoit d'ajouter à ses conquêtes. Saint Swibert, saint Willebrod^et d'autres hommes apostoliques, répandirent l'Evangile dans les provinces voisines. Cependant la minorité de Justinien s'était heureusement pas- « ANg DE J.-C. 672. — *> 678. — c 680. — d G*5. — « 686. — f 68», — 9 693. — >» 695. * a En reçut. » B .', approuva XI. CONSTANTIN, OU LA PAIX DE L'ÉGLISE. 103 sée ; les victoires de Léonce avoient abattu les Sarrasins et ré- tabli la gloire de l'empire en Orient0. Mais ce vaillant capi- taine, arrêté injustement et relâché mal à propos, coupa le nez à son maître et le chassa b. Ce rebelle souffrit un pareil traitement de Tibère, nommé Àbsimare, qui lui-même ne dura guère. Justinien rétabli c fut ingrat envers ses amis; et, en se vengeant de ses ennemis, il s'en fit de plus redoutables qui le tuèrent d. Les images de Philippique, son successeur, ne furent pas reçues dans Rome, à cause qu'il favorisoit les mono- thélites, et se déclaroit ennemi du concile sixième. On élut à Constantinople Anastase II, prince catholique, et on creva les yeux à Philippique e. En ce temps, les débauches du roi Rodenc ou Rodrigue fi- rent livrer l'Espagne aux Maures : c'est ainsi qu'on appeloit les Sarrasins d'Afrique. Le comte Julien, pour venger sa fille, dont Roderic abusoit, appela ces infidèles. Ils viennent avec des troupes immenses; ce roi périt, l'Espagne est soumise, et l'empire des Goths y est éteint. L'Eglise d'Espagne fut mise alors à une nouvelle épreuve ; mais comme elle s'étoit conser- vée sous les ariens, les mahométans ne purent l'abattre. Ils la laissèrent d'abord avec assez de liberté ; mais dans les siècles suivants il fallut soutenir de grands combats ; et la chasteté eut ses martyrs aussi bien que la foi, sous la tyrannie d'une nation aussi brutale qu'infidèle. L'empereur Anastase ne dura guère : l'armée força Théo- dose III à prendre la pourpre f. Il fallut combattre ; le nouvel empereur gagna la bataille, et Anastase fut mis dans un mo- nastère. Les Maures, maîtres de l'Espagne, espéroient s'étendre bien- tôt au delà des Pyrénées; mais Charles Martel, destiné à les réprimer, s'étoit élevé en France, et avoit succédé, quoique bâtard, au pouvoir de son père, Pépin Héristel, qui laissa l'Austrasie à sa maison comme une espèce de principauté sou • veraine, et le commandement en Neustrie, par la charge de maire du palais. Charles réunit tout par sa valeur. Les affaires d'Orient étoient brouillées. Léon Isaurien, pré- fet d'Orient, ne reconnut pas Théodose, qui quitta sans répu- gnance 9 l'empire qu'il n' avoit accepté que par force, et, retiré à Ephèse, ne s'occupa plus que des véritables grandeurs. Les Sarrasins reçurent de grands coups durant l'empire de • Ans de J.-C. 694. — b 696, ou 695. Bénéd. — c 702, ou 705. Béh*p> - * 71*. - * 713. - f 715, ou 716. BÉNÉD. — 9 716, OU 717. BÉNï». 101 PARTIE I. LES ÉPOQUES. Léon. Ils levèrent honteusement le siège de Constantinople" Pelage, qui se cantonna dans les montagnes d'Asturie 6, avec ce qu'il y avoit de plus résolu parmi les Goths, après une victoire signalée, opposa à ces infidèles un nouveau royaume, par lequel ils dévoient un jour être chassés de l'Espagne. Malgré les ef- forts et l'armée immense d'Abdérame, leur général, Charles Martel gagna sur eux la fameuse bataille de Tours0. îl y périt un nombre infini de ces infidèles , et Abdérame lui-même y demeura sur la place. Cette victoire fut suivie d'autres avan- tages, par lesquels Charles arrêta les Maures, et étendit le royaume jusqu'aux Pyrénées. Alors les Gaules n'eurent presque rien qui n'obéît aux François, et tous reconnoissoient Charles Martel* Puissant en paix, en guerre, et maître absolu du royaume, il régna sous plusieurs rois, qu'il fit et défit à sa fan- taisie, sans oser prendre ce grand titre. La jalousie des sei- gneurs françois vouloit être ainsi trompée. La religion s'établissoit en Allemagned. Le prêtre saint Bo- ni face convertit ces peuples, et en fut fait évoque par le pape Grégoire II, qui l'y avoit envoyé. L'empire étoit alors assez paisible ; mais Léon y mit le trou- ble pour longtemps. Il entreprit de renverser, comme des ido- les, les images de Jésus-Christ et de ses saints e. Comme il ne put attirer à ses sentiments saint Germain, patriarche de Con- stantinople, il agit de son autorité; et, après une ordonnance du sénat, on lui vit1 d'abord briser une image de Jésus-Christ, qui étoit posée sur la grande porte de l'église de Constantinople. Ce fut par là que commencèrent les violences des iconoclastes, c'est-à-dire des brise-images. Les autres images, que les em- pereurs, les évcques, et tous les fidèles, avoient érigées depuis la paix de l'Église, dans les lieux publics et particuliers, furent aussi abattues. A ce spectacle le peuple s'émut. Les statues de l'empereur furent renversées en divers endroits. Il se crut ou- tragé en sa personne ; on lui reprocha un semblable outrage qu'il faisoit à Jésus-Christ et à ses saints, et que, de son aveu propre, l'injure faite à l'image rctomboit sur l'original. L'Italie passa encore plus avant; l'impiété de l'empereur fut cause qu'on lui refusa les tributs ordinaires. Luitprand, roi des Lombards, se servit du même prétexte pour prendre Ravenne, résidence •les exarques. On nommoit ainsi les gouverneurs que les empe- « Ans de I.-C 718. — & 719. — « 725. ou 732. Bivip. -- d 725. — • 726. 1 L'exactitude grammaticale demande: on le vit XI. CONSTANTIN , OU LA PAIX DE L'ÉGLISE. 108 leurs envoyoienl en Italie. Le pape Grégoire II s'opposa au renversement des images, mais en même temps il s'opposoit aux ennemis de l'empire, et tâchoit de retenir les peuples dans Tobéissance. La paix se fit avec les Lombards", et l'empereur exécuta son décret contre les images plus violemment que ja- mais. Mais le célèbre Jean de Damas lui déclara que, en ma- tière de religion, il ne connoissoit de décrets que ceux de l'Eglise, et souffrit beaucoup. L'empereur chassa de son siège le patriar- che saint Germain, qui mourut en exil, âgé de quatre-\ingt- dix ans6. Un peu aorès6, les Lombards reprirent les armes, et, dans les maux qu'ils faisoient souffrir au peuple romain, ils ne furent retenus que par l'autorité de Charles Martel, dont le pape Gré- goire II avoit imploré l'assistance. Le nouveau royaume d'Espagne, qu'on appeloit dans ces premiers temps le royaume d'Oviède, s'augmentoit par les vic- toires et par la conduite d'Alphonse, gendre de Pelage, qui, à l'exemple de Recarède, dont il étoit descendu, prit le nom dr Catholique. Léon mourut d, et laissa l'empire, aussi bien que l'Eglise. dans une grande agitation. Àrtabaze, préteur d'Arménie, se fit proclamer empereur, au lieu de Constantin Copronyme, fils de Léon, et rétablit les images. Après la mort de Charles Martel, Luitprand menaça Rome de nouveau; l'exarchat de Ravenne fut en péril, et l'Italie dut son salut à la prudence du pape saint Zacnarie". Constantin, embarrassé dans l'Orient, ne songeoit qu'à s'établir ; il battit Artabaze, prit Constantinople, et la remplit de supplices''. Les deux enfants de Charles Martel, Carloman et Pépin, avoient succédé à la puissance de leur père ; mais Carloman, aégoûté du siècle, au milieu de sa grandeur et de ses victoires, embrassa la vie monastique^. Par ce moyen, son frère Pépin réunit en sa personne toute la puissance. Il sut la soutenir par un grand mérite, et prit le dessein de s'élever à la royauté. Childéric, le plus misérable de tous les princes, lui en ouvrit le chemin *, et joignit à la qualité de fainéant celle d'insensé. Les François, dégoûtés de leurs fainéants, et accoutumés de- puis tant de temps à la maison de Charles Martel, féconde en grands hommes, n'étoient plus embarrassés que du serment qu'ils avoient prêté à Childéric. Sur la réponse du pape Zacha» « Ans ce .T.-C, 7S0. — » 739, ou 733. — « 740. — d 741. — « 742. - ' 743. — 9 74*?. _ h 752. BÉNÉo. |06 PARTIE I. LES ÉPOQUES. rie, ils se crurent libres, et d'autant plus dégagés du serment qu'ils avoient prêté à leur roi, que lui et ses devanciers sem- bloient, depuis cent ans, avoir renoncé au droit qu'ils avoient de leur commander, en laissant attacher tout le pouvoir à la charge de maire du palais. Ainsi Pépin fut mis sur le trône, et le nom de roi fut réuni avec L'autorité. Le pape Etienne III trouva dans le nouveau roia le même zèle que Charles Martel, avoit eu pour le saint-siége contre les Lombards. Après avoir vainement imploré le secours de l'em- pereur, il se jeta entre les bras des François. Le roi le reçut en France avec respect, et voulut être sacré et couronné de sa main6. En même temps, il passa les Alpes, délivra Rome et l'exarchat de Ravenne, et réduisit Astoiphe, roi des Lom- bards, à une paix équitable. Cependant l'empereur faisoit la guerre aux images. Pour s'appuyer de l'autorité ecclésiastique, il assembla un nombreux concile à Constantinople. On n'y vit pourtant point paroître, selon la coutume, ni les légats du saint- siége, ni les évêques ou les légats des autres sièges patriar- caux1. Dans ce concile, non seulement on condamna comme idolâtrie tout l'honneur rendu aux images en mémoire des ori- ginaux, mais encore on y condamna la sculpture et la peinture comme des arts détestables*. C'étoit l'opinion des Sarrasins, dont on disoit que Léon avoit suivi les conseils quand il ren- versa les images. Il ne parut pourtant rien contre les reliques. Le concile de Copronyme ne défendit pas de les honorer, et il frappa d'anathème ceux qui refusoient d'avoir recours aux priè- res de la sainte Vierge et des saints 3. Les catholiques, persé- cutés pour l'honneur qu'ils rendoient aux images, répondoient à l'empereur qu'ils aimoient mieux endurer toute sorte d'ex- trémités que de ne pas honorer Jésus-Christ jusque dans son ombre. Cependant Pépin repassa les Alpes, et châtia0 l'infidèle As- toiphe, qui refusoit d'exécuter le traité de paix. L'Église ro- maine ne reçut jamais un plus beau don que celui que lui fit alors ce pieux prince. Il lui donna les villes reconquises sur les Lombards, et se moqua de Copronyme qui les redemandoits lui qui n'a voit pu les défendre. Depuis ce temps, les empereurs « Ans de J.-€. 753. — & 754. _ c 753. » 1 Conr. Nie. II, act. vi, t. vu; Concil., col. 393. B. — * Ibid., De/in. P$eudo-syn. C. P., col. 438, 506. B. — 8 Ibid.t Pseudo-syn. C. P., Can.ix et XI, col. 523, 527. B XI CONSTANTE,, en! LÀ PÀÏX DE L'EGLISE. ^ Kft furent peu reconnus dans Rome ; ils y devinrent méprisables par leur foiblesse, et odieux par leurs erreurs. Pépin y fut regardé comme protecteur du peuple romain et de l'Eglise ro- maine. Cette qualité devint comme héréditaire à sa maison et aux rois de France. Charlemagne, fils de Pépin, la soutint avec autant de cou- rage que de piété. Le pape Adrien eut recours à lui contre Di- dier, roi des Lombards, qui avoit pris plusieurs villes, et me- naçoit toute l'Italie0. Charlemagne passa les Alpes6. Tout fléchit ; Didier fut livré c ; les rois lombards, ennemis de Rome et des papes, furent détruits ; Charlemagne se fit couronner roi d'Italie, et prit le titre de roi des François et des Lombards. En même temps, il exerça dans Rome même l'autorité souve- raine, en qualité de patrice, et confirma au saint-siége les do- nations du roi son père. Les empereurs avoient peine à résister aux Bulgares, et soutenoient vainement contre Charlemagne les Lombards dépossédés. La querelle des images duroit toujours. Léon IV, fils de Ce- pronyme, sembloit d'abord s'être adouci ; mais il renouvela la persécution aussitôt qu'il se crut le maître. Il mourut bientôt d. Son fils Const&ntin, âgé de dix ans, lui succéda, et régna sons la tutelle de l'impératrice Irène, sa mère. Alors les choses com- mencèrent à changer de face. Paul, patriarche de Constanti- nople, déclara, sur la fin de sa vie, qu'il avoit combattu les images contre sa conscience, et se retira dans an monastère;', où il déplora, en présence de l'impératrice, le malheur de l'É- glise de Constantinople, séparée des quatre sièges patriarcaux, et lui proposa la célébration d'un concile universel comme l'u- nique remède d'un si grand mal. Taraise, son successeur, sou- tint que la question n'avoit pas été jugée dans l'ordre, parce qu'on avoit commencé par une ordonnance de l'empereur, qu'un concile, tenu contre les formes, avoit suivie ; au lieu qu'en matière de religion, c'est au concile à commencer, et aux em- pereurs à appuyer le jugement de l'Église. Fondé sur cette rai- son, il n'accepta le patriarcat qu'à condition qu'on tiendroit le concile universel ; il fut commencé à Constantinople, et conti- nué à Nicéef. Le pape y envoya ses légats ; le concile des ico- noclastes fut condamné ; ils sont détestés comme gens qui, à l'exemple des Sarrasins, accusoient les chrétiens d'idolâtrie. On décida que les images seroient honorées en mémoire eî « ikNS de J.-C. 775. — * 775. — c 774. — « 780. — • 78 î. — f 787. 108 PARTIE ï. LES ÉFOQUES. pour l'amour des originaux ; ce qui s'appelle, dans le concile culte relatif, adoration et salutation honoraire, qu'on oppose au culte suprême, et à l'adoration de latrie, ou d'entière sujétion, que le concile réserve à Dieu seul *. Outre les légats du saint- siége, et la présence du patriarche de Constantinople, il y parut des légats des autres sièges patriarcaux opprimés alors par les infidèles. Quelques-uns leur ont conteste leur mission ; mais ce qui n'est pas contesté, c'est que, loin de les désavouer, tous ces sièges ont accepté le concile sans qu'il y paroisse de con- tradiction , et il a été reçu par toute l'Eglise. Les François, environnés d'idolâtres ou de nouveaux chré- tiens dont ils craignoient de brouiller les idées, et d'ailleurs embarrassés du terme équivoque d'adoration, hésitèrent long- temps. Parmi toutes les images, ils ne vouloient rendre d'hon- neur qu'à celle de la croix, absolument différente des ligures, que les païens croyoient pleines de divinité. Ils conservèrent pourtant en lieu honorable, et même dans les églises, les autres images, et détestèrent les iconoclastes. Ce qui resta de diversité ne fit aucun schisme. Les François connurent enfin que les Pè- res de Nicée ne demandoient pour les images que le même genre de culte, toutes proportions gardées, qu'ils rendoient eux-mêmes aux reliques, au livre de l'Évangile, et à la croix ; et ce concile fut honoré par toute la chrétienté sous le nom de septième concile général. Ainsi nous avons vu les sept conci/es généraux, que l'Orient et l'Occident *, l'Église grecque et l'Église latine reçoivent avec une égale révérence. Les empereurs convoquoient ces grandes assemblées par l'autorité souveraine qu'ils avoient sur tous les évoques, ou du moins sur les principaux, d'où dépendoient tous les autres, et qui étoient alors sujets de l'empire. Les voi- tures publiques leur étoient fournies par l'ordre des princes. Us assembloient les conciles en Orient, où ils faisoient leur ré- sidence, et y envoyaient ordinairement des commissaires pour maintenir l'ordre. Les évêques ainsi assemblés portoient avec eux l'autorité du Saint-Esprn et la tradition des Églises. Dès l'origine du christianisme, il y avoit trois sièges principaux, qui 1 Conc. Nie. Il, aet. vu, t. vu, Cône., col. 555. B. — Bossuet îait con- naître >a manière dont les conciles étaient convoqués, les fornr.es de leurs dé- libérations, l'esprit et les principes qui guidaient leurs décisions. L'auteur, en se servant partout d'une forme du passé (imparfait), ne veut pas dire que les régies des conciles aient été changées, car tout cela est invariable, mair. en raire voir l'ancienneté ; les formes seules, indifférentes en ellea-r^mea, ont \>u être modifiée. XI. CONSTANTIN, OU LA PAIX DE L'ÉGLISE. i09 précédoient tous les autres : celui de Rome, celui d'Alexandrie, et celui d'Antioche. Le concile de Nicée avoit approuvé que l'évêque de la Cité sainte eût le même rang1. Le second et le quatrième concile élevèrent le siège de Constantinopîe, et vou- lurent qu'il fût le second 2. Ainsi il se fit cinq sièges que, dans la suite des temps, on appela patriarcaux. La préséance leur étoit donnée dans le concile. Entre ces sièges, le siège de Rome étoit toujours regardé comme le premier, et le concile de INicée ré- gla les autres sur celui-là3. Il y avoit aussi des évêques métro- politains, qui éloient les chefs des provinces, et qui précédoient les autres évêques. On commença assez tard à les appeler ar- chevêques ; mais leur autorité n'en étoit pas moins reconnue. Quand le concile étoit formé, on proposoit l'Écriture sainte ' ; on lisoit les passages des anciens Pères, témoins de la tradition : c'étoit la tradition qui interprétoit l'Écriture 5 ; on croyoit que son vrai sens étoit celui dont les siècles passés étoient convenus, et nul ne croyoit avoir droit de l'expliquer autrement. Ceux qui refusoient de se soumettre aux décisions du concile étoient frappés d'anathème. Après avoir expliqué la foi, on régloit la discipline ecclésiastique, et on dressoit les canons, c'est-à-dire les règles de l'Église. On croyoit que la foi ne changeoit ja- mais 6, et qu'encore que la discipline pût recevoir divers chan- gements, selon les temps et selon les lieux, il falîoit tendre, autant qu'on pouvoit, à une parfaite imitation de l'antiquité. Au re-ste, les papes n'assistèrent que par leurs légats aux pre- miers conciles généraux ; mais ils en approuvèrent expressé- ment la doctrine, et il n'y eut dans l'Église qu'une seule foi. Constantin et Irène firent religieusement exécuter les décrets du septième concile a : mais le reste de leur conduite ne se sou- tint pas. Le jeune prince, à qui sa mère fit épouser une femme qu'il n'aimoit point, s'emportoit à des amours déshonnêtes ; et, • Ans eb J.-C. 787. 1 Conc. Nie, Can. vu, t. n; Conc, col. 51. B. — *Conc. C.P., I, Can. III ; ibid., col. 948; Conc. Chalc, Can. xxvni, t. iv, col. 769. B. — 8 Conc. Aïe, Can. vi, ubi sup. B. — 4 Scriptura sacra proponebatur. On lisait lei textes sacrés relatifs aux questions à décider. — 5 Telle est la règle con- stante de l'Eglise catholique, rejetée par les protestants, qui prétendent s'en tenir au texte de l'Ecriture, laissant A la science ou à l'inspiration person- nelle de chacun le soin de l'interpréter. — 6 Le Christianisme est une reli- gion définitive dans ses dogmes et sa morale ; il n'y a point lieu de prétendre y rien ajouter; les décisions de l'Eglise ne sont que des éclaircissements, et eiie les puise dans la tradition, 440 PART.I. LES ÉPOQUES.-XI. CONSTANTIN, OU LA PAIX DE L'ÉGLISE. las d'obéir aveuglément à une mère si impérieuse, il tâchoit d5 l'éloigner des affaires, où elle se maintenoit malgré lui. Alphonse le Chaste régnoit en Espagne0. La continence per- pétuelle que garda ce prince lui mérita ce beau titre, et le ren- dit digne d'affranchir l'Espagne de l'infâme tribut de cent filles que son oncle -Mauregat avoit accordé aux Maures. Soixante-dix mille de ces infidèles, tués dans une bataille, avec Mugait, leur général, firent voir la valeur d'Alphonse. Constantin tâchoit aussi de se signaler contre les Bulgares ; mais les succès ne répondoient pas à son attente. Il détruisit à la fin tout le pouvoir d'Irène ; et, incapable de se gouverner lui-même autant que de souffrir l'empire d' autrui, il répudia sa femme Marie, pour épouser Théodote, qui étoità elle61. Sa mère, irritée, fomenta les troubles c que causa un si grand scan- dale. Constantin périt par ses artifices. Elle gagna le peuple en modérant les impôts, et mit dans ses intérêts les moines avec le clergé par une piété apparente. Enfin elle fut reconnue seule impératrice. Les Romains méprisèrent ce gouvernement, et se tournèrent à Charlemagne, qui subjuguoit les Saxons, réprimoitles Sarra- sins, détruisoit les hérésies, protégeoit les papes, attiroit au christianisme les nations infidèles, rétablissoit les sciences et la discipline ecclésiastique, assembloit de fameux conciles où sa profonde doctrine2 étoit admirée, et faisoit ressentir non-seule- ment à la France et a l'Italie, mais encore à l'Espagne, à l'An- gleterre, à la Germanie et partout, les effets de sa piété et de sa justice3. « ANS de J.-C. 793. — * 795. — « 796. 1 Qui était une des filles de sa suite, de sa maison. — * Doctrine signifie ici science, instruction, comme dans cette phrase: « Cet homme a beaucoup de doctrine; » et non opinion particulière, ou corps d'opinions; comme lors« qu'on dit : La doctrimde Platon, ladoclrine d' Arislote, clc. Aujourd'hui doc- trine se prend le plus ordinairement dans ce dernier sens. Voy. le Digtionn pz I'Acad. — 3 En peu de lignes, Bossuet fait le plus bel éloge de Charlem*- çoe, et conclut ainsi heureusement cette onzième époque. DOUZIÈME ÉPOQUE. CHÀRLEMAGNE, ou l'établissement dd nouvel ekpirs. Enfin Tan 800 de notre Seigneur, ce grand protecteur de Piûme et de l'Italie, ou, pour mieux dire, de toute l'Église et de toute la chrétienté, élu empereur par les Romains sans qu'il y pensât, et couronné par le pape Léon III, qui avoit porté le peuple romain à ce choix, devint le fondateur du nou- vel empire et de la grandeur temporelle du saint-siège1. Voilà, Monseigneur, les douze époques que j'ai suivies dan? cet Abrégé. J'ai attaché à chacune d'elles les faits principaux qui en dépendent. Vous pouvez maintenant, sans beaucoup de peine, disposer, selon Tordre des temps, les grands événements de l'histoire ancienne, et les ranger, pour ainsi dire, chacun sous son étendard. Je n'ai pas oublié, dans cet Abrégé, cette célèbre division 9 que font les chronologistes de la durée du monde en sept âges. Le commencement de chaque âge nous sert d'époque : si j'y en mêle quelques autres, c'est afin que les choses soient plus dis- tinctes, et que l'ordre des temps se développe devant vous avec moins de confusion. Quand je vous parle de l'ordre des temps, je ne prétends pas, Monseigneur, que vous vous chargiez scrupuleusement de toutes les dates ; encore moins que vous entriez dans toutes les disputesdeschronologistesoù,leplus souvent, il ne s'agit que de peu d'années. La chronologie contentieuse, qui s'arrête scru- puleusement à ces minuties, a son usage sans doute ; mais elle n'est pas votre objet, et sert peu à éclairer l'asprit d'un grand prince. Je n'ai point voulu raffiner sur cette discussion des temps; et, parmi les calculs déjà faits, j'ai suivi celui qui m'a paru le plus vraisemblable, sans m'engager à le garantir. Que dans la supputation qu'on fait des années, depuis le temps de la création jusqu'à Abraham, il faille suivre les Sep- * L'auteur s'arrête à ce point, et n'entre pas dans les événements de ,a in« époque. Suivent quelques réflexions sur l'utilité qu'il y a à étudier cett Eoiére partie ; sur l'inutilité d'entrer dans de minutieuses discussions de chro- nologie, sur le libre choix que l'on peut faire entre la chronologie des Septante et celle du texte hébreu ; enfin, sur la ■eeewité de s'en tenir aux points essen- tiels.— * Var. « Célèbre distinction. » Distinguer et diviser ont, aujourd'hui, deux sens bien différents. Mais au temps de Bossnei, cette différence étsil moins marqués. J12 PART. 1. LES ÉPOQUES.- XII. CHARLEMAGNE, OU LE NOUVEL EMP IRE. tante, qui font le monde plus vieux, ou l'hébreu, qui le fait plus jeune de plusieurs siècles ; encore que l'autorité de l'ori- ginal hébreu semble devoir l'emporter, c'est une chose si in- différente en elle-même, que l'Eglise, qui a suivi avec saint Jérôme la supputation de l'hébreu dans notre Vulgate, a laissé celle des Septante dans son Martyrologe. En effet, qu'importe à l'histoire de diminuer ou de multiplier des siècles vides, où aussi bien l'on n'a rien à raconter? N'est-ce pas assez que les temps où les dates sont importantes aient des caractères fixes, et que -la distribution en soit appuyée sur des fondements cer- tains ? Et quand môme dans ces temps il y auroit de la dispute pour quelques années, ce ne seroit presque jamais un embar- ras. Par exemple, qu'il faille mettre de quelques années plus tôt ou plus tard, ou la fondation de Rome, ou la naissance de Jés as-Christ, vous avez pu reconnoître que cette diversité ne fait rien à la suite des histoires ni à l'accomplissement des con- seils de Dieu. Vous devez éviter les anachronismes qui brouil- lent l'ordre des affaires, et laisser disputer des autres entre les savants. Je ne veux non plus charger votre mémoire du compte des olympiades, quoique les Grecs, qui s'en servent, les rendent nécessaires à fixer les temps. Il faut savoir ce que c'est, afin d'y avoir recours dans le besoin : mais, au reste, il suffira de vous attacher aux dates que je vous propose comme les plus simples et les plus suivies, qui sont celles du monde jusqu'à Rome, celles de Rome jusqu'à Jésus-Christ, et celles de Jésus-Christ dans toute la suite. Mais le vrai dessein de cet Abrégé n'est pas de vous expli- quer l'ordre des temps, quoiqu'il soit absolument nécessaire pour lier toutes les histoires et en montrer le rapport. Je vous ai dit, Monseigneur, que mon principal objet est de vous faire considérer, dans l'ordre des temps, la suite du peuple de dieu et celle des grands empires. Ces deux choses roulent ensemble dans ce grand mouvement des siècles, où elles ont, pour ainsi dire, un même cours1 ; mais il est besoin, pour les bien entendre, de les détacher quelquefois Tune de l'autre, et de considérer tout ce qui con- vient à chacune d'elles. 1 Remarquez la majesté de cette phrase, la beauté de la métaphore qu'elle renferme. Il était aisé de développer les images, et de dire, par exemple : Le fleuve des siècles entraîne à la fois dans son vaste courant, etc. Mais ce Kyle aurait ronins de sobriété et de force; le coloris nuirait à la pensée. DEUXIEME PARTIE LA SUITE DE LA RELIGION CHAPITRE PREMIER La Création et les premiers temps [ Sommaibe. — L'auteur entre en matière en rappelant le but de son ouvrage, qui est moins d'exposer les faits que d'en développer l'enchaînement, et d'en faire voir la raison. — Union et distinction de ces deux choses qui font la division du dis- cours, la suite de la religion, et la suite des empires. — Beauté de l'histoire sainte, utilité de cette étude : l'histoire de la religion forme un ensemble suivi, de deux parties distinctes : la révélation avant J.-C, préparation et promesse; la révéla • tion par J.-C, accomplissement de la promesse, achèvement des desseins de Dieu. — Arrivé à ce point, Bossuet développe quelques-unes des preuves qui attestent la vérité du christianisme, et qui découlent de son histoire, savoir : l'antiquité de cette religion, la précision et l'enchaînement de l'écriture sainte sur [origine du monde et de l'homme : en second lieu la durée conn'nn^ Pt l'^fnf jmim'"hlpi de la religion à travers les obstacles de diverse nature qui se sont élevés contre elle. — Développements sur l'idée que la religion chrétienne nous donne de Dieu considérésur- .out dans l'acte de la création; exposition du dogme : Dieu a tiré le monde du néant; réfutation des systèmes anciens qui admettaient, soit la matière comme coexistant éter- nellement avec Dieu; soit la nécessité de la création, et Dieu comme une force non libre; soit enfin, dans la nature, une puissance propre de production. — Création de l'homme. Enoncé du texte sacré. — Dogme de la Trinité déduit de ce texte. — Ex- cellence de l'homme prouvée par les paroles de la création — L'àme humaine formée à l'image de Dieu, destinée à connaître et à aimer Dieu. — Nature de l'àme i elle n'est pas uns «atière subtile ; elle n'est pas une émanation de la Divinité, elle en est l'ouvrage. -L'auteur continue à expliquer les principaux faits racontés dans la Genèse : la création de la femme, le bonheur de l'homme dans l'état d'in- nocence, et sa chute. 11 développe ce grand événement en remontant à la création des anges, dont il définit la nature; il explique la possibilité de leur chute par le défaut inhérent à toute créature tirée du néant, et en fait voir la cause dans l'or- gueil ; de là il passe à la tentation et à la chute de nos premiers parents, faisant sentir la force et le sens du texte, dans le détail, et montrant la cause de cette défec- tion dans l'orgueil et la ssnsualité. — Tableau de la misère de l'homme après sa désobéissance : la nature altérée; rébellion des sens, frayeur à la vue de Dieu. — Conséquences du péché originel pour toute la race humaine : profondeur mystérieuse dece dogme Promesse d'un rédempteur. Nécessité de faire sentir aux hommes le be- soin de cette grande réparation. Corruption du genre humain. Ledéluge. Réflexions sur la liberté des conseils de Dieu. Noé. — La terre renouvelée. Altération de la nature, diminution de la force et de la longévité humaines. — Réflexion sur cette dégénéra- îion, et sur l'usage d'une nourriture animale devenue nécessaire. — L'auteur met en contraste la simple et frugale manière de vivre des premiers hommes, avec cet usage de tuer et de manger les animaux. De là il passe à l'origine des guerres, finis- sant par montrer le progrès de l'ambition belliqueuse. — Arrivé à ce point, il re- vient sur ses pas, et se résume : il repousse la doctrine des épicuriens et celle des stov IU PARTIE II. - CHAPITRÉ I. ciens sur l'origine du monde, opposant à ces inventions la tradition de Moïse. Le dogme de la créatiou libre et de la providence immédiate le conduit à expliquer la nature et le but des miracles ; développement de cette pensée : la constance des lois de la nature avait fait perdre de vue aux hommes la puissance de Dieu ; les mira- cles qui changent cet ordre font voir son action toujours présente. L'histoire de ces prodiges, soigneusement conservée, rappelle la vraie idée de Dieu : cette idée est celle que nous donne la religion, c'est le Dieu des prophètes et des patriarches. -- Réflexion sur cette philosophie religieuse. Transition au chapitre suivant. 7 La religion 1 et la suite du peuple de Dieu, considérée de cette sorte, est le plus grand et le plus utile de tous les objets qu'on puisse proposer aux hommes. Il est beau 2 de se re- mettre devant les yeux les états différents du peuple de Dieu, sous la loi de nature et sous les patriarches ; sous Moïse et sous la loi écrite; sous David et sous les prophètes ; depuis le retour de la captivité jusqu'à Jésus-Christ, et enfin sous Jésus-Christ même, c'est-à-dire sous la loi de grâce et sous l'Évangile ; dans les siècles qui ont attendu le Messie, et dans ceux où il a paru; dans ceux où le culte de Dieu a été réduit à un seul peuple, et dans ceux où, conformément aux anciennes prophéties, il a été répandu par toute la terre ; dans ceux enfin où les hommes, encore infirmes et grossiers, ont eu besoin d'être soutenus par des récompenses et des châtiments temporels, et dans ceux où les fidèles, mieux instruits, ne doivent plus vivre que par la foi, attachés aux biens éternels, et souffrant, dans l'espérance de. tes posséder, tous les maux qui peuvent exercer leur patience. Assurément, Monseigneur, on ne peut rien concevoir qui feoit plus digne de Dieu, que de s'être premièrement choisi un peuple qui fût un exemple palpable de son éternelle provi- dence ; un peuple dont la bonne ou la mauvaise fortune dé- pendît de la piété 3, et dont l'état rendît témoignage à la sa- gesse et à la justice de ce' ai qui le gouvernent. C'est par où Dieu a commencé, et c'est ce qu'il a fait voir dans le peuple juif. Mais après avoir établi par tant de preuves sensibles ce fondement immuable *, que lui seul conduit à sa volonté tous les évéo^ments de la vie présente, il étoit temps d'élever les 1 Va*. « Surtout la religion. » — 2 « Il est beau, etc. » Période longue- ment et librement développée, sans diffusion ; composée d'incises, d'abord successives, et formant ensuite une série d'idées parallèles, terminée par une pensée pieuse et un tour oratoire. — 3 Le mot piété pris ainsi dans le sens le plus général, fait une légère incorrection. Piété, suivant l'Académie, signifie dévotion, affection et respect pour les choses de la religion. — K « Ce fondement immuable que. » Tour pris dans la langue latine, équiva- lant à une proposition infinitive dépendant d'un substantif, quum enim illud immutabile fundameninm vosuisset, se unum esse cvjus arbitrio omnia in- ter homines regereniur. LA SUITE DE LA RELIGION. 115 hommes à de plus hautes pensées et d'envoyer Jésus-Christ, à qui il étoit réservé de découvrir au nouveau peuple, ramassé de tous les peuples du monde, les secrets de la vie future. Vous pouirez suivre aisément l'histoire de ces deux peuples, et remarquer comme Jésus-Christ fait l'union de l'un et de l'autre, puisque, ou attendu ou donné, il a été dans tous les temps la consolation et l'espérance des enfants de Dieu l. Voilà donc la religion toujours uniforme, ou plutôt toujours la même dès l'origine du monde : on y a toujours reconnu le même Dieu, comme auteur, et le même Christ, comme sau- veur du genre humain. Ainsi vous verrez qu'il n'y a rien de plus ancien parmi les hommes que la religion que vous professez, et que ce n'est pas sans raison que vos ancêtres ont mis leur plus grande gloire à en être les protecteurs. Quel témoignage n'est-ce pas de sa vérité 2, de voir que, dans les temps où les histoires profanes n'ont à nous conter que des fahles, ou tout au plus des faits confus et à demi ou- bliés, l'Ecriture, c'est-à-dire sans contestation, le plus ancien livre qui soit au monde, nous ramène par tant d'événements précis, et par la suite même des choses, à leur véritable prin- cipe, c'est-à-dire à Dieu, qui a tout fait; et nous marque si distinctement la création de l'univers, celle de l'homme en par- ticulier, le bonheur de son premier état, les causes de ses mi- sères et de ses foiblesses, la corruption du monde et le déluge, l'origine des arts et celle des nations, la distribution des terres, enfin la' propagation du genre humain, et d'autres faits de même importance dont les histoires humaines ne parlent qu'en confusion, et nous obligent à chercher ailleurs les sources cer- taines ! Que, si 3 l'antiquité de la religion lui donne tant d'autorité, sa suite, continuée sans interruption et sans altération durant tant de siècles, et malgré tant d'obstacles survenus, fait voir 'manifestement que la main de Dieu la soutient. f 0u'y a-t-il de plus merveilleux4 que de la voir toujours subsister sur les mêmes fondements dès les commencements 1 « Vous pourrez, etc. » Concision pleine de clarté. — ? s Qutl témoi- gnage, etc. » Cette ample période n'a pas la rondeu-r de la péritÂe oratoire ; les ineises ne sont pas symétriques ; l'accent oratoire ne peut êu-e posé. Il y a en cela une certaine négligence, mais la pensée paraît plus à nu. — 3 « Que si. » Locution de raisonnement oratoire, bien placée ici; en latin, quôd si. — * « Qu'y a-t-il de plus merveilleux. » Période plus oratoire que les précé- dentes ; l'esprit de Bossuet s'anime, son soufP.e dev'ert plus ardent- 416 PARTIE IL - CHAPITRE I. du monde, sans que ni l'idolâtrie et l'impiété qui l'environ- noient de toutes parts, ni les tyrans qui Font persécutée, ni les hérétiques et les infidèles qui ont tâché de la corrompre, ni ies lâches qui l'ont trahie, ni ses sectateurs indignes qui l'ont déshonorée par leurs crimes, ni enfin la longueur du temps, qui seule suffit pour ahattre toutes les choses humaines, aient jamais été capables, je ne dis pas de l'éteindre, mais de l'al- tère:? Si maintenait 1 nous venons à considérer quelle idée cette religion, dont noi.s révérons l'antiquité, nous donne de son objet, c'est-à-dire du premier être, nous avouerons qu'elle est au-dessus de toutes les pensées humaines, et digne d'être re- gardée comme venue de Dieu môme. Le Dieu qu'ont toujours servi les Hébreux et les chrétiens n'a rien de commun avec les divinités pleines d'imperfections, et même de vices, que le reste du monde adoroit. Notre Dieu est un, infini, parfait, seul digne de venger les crimes et de couronner la vertu, parce qu'il est seul la sainteté même. x Il est infiniment au-dessus de cette cause première et de ce 1 « Si maintenant, etc. » Dans cet alinéa et les suivants , l'auteur, traitant un point de métaphysique, prend un style simple, clair et très- couvenable a ces matières, sans que, toutefois, il y ait disparité dans sa manière. On pourra consulter sur le même sujet : Bossuet, Elévations d Dieu, me semaine, ife et ne élévation. Le dessein de Bossuet, en ces pas- sages, a été seulement d'exposer les idées que la révélation nous donne du Créateur, et d'en montrer l'excellence en les comparant à celles que nous donnent les anciens philosophes du dieu suprême qu'ils concevaient.il peut être utile d'indiquer ici les voies naturelles par lesquelles la raison s'élève aux mêmes vérités. Pour les développer, il faudrait trop s'étendre ; on devra re- courir aux meilleurs traités de philosophie. — Notre âme arrive à la connais- sance de Dieu par l'étude de nous-mêmes, par le spectacle de la nature et par le témoignage universel de l'humanité. —Nous reconnaissons l'impossibi- lité que la matière soit coéternelle avec Dieu, c'est-à-dire nécessaire, par cette considération i savoir que l'être nécessaire est infini en tous sens et absolument parlant, et que, par conséquent, il ne peut y en avoir deux; en effet, ils se limiteraient l'un l'autre, et un infini limité est une absurdité : il y a con- tradiction dans les termes.— La liberté deDieuetson indépendance absolue se prouvent très-bien par la conscience que nous avons de notre volonté libre. Do l'idée que nous avons de notre volonté, créée, imparfaite, finie, nous nous élevons par une induction rigoureuse à la connaissance d'une volonté in- créée, toute-puissante, infinie.— Les idées que nous avons du bien, et le sentiment d'amour qui est en nous, nous révèlent de même la notion de Dieu infiniment bon, juste, sage.— Mais, pour arriver à ces résultats, la philo- sophie a besoin de lonjis efforts, et, en les cherchant, la raison s'est souvent égarée; il était digne de Dieu de les révéler directement aux hommes, et de les compléter par la révélation des mystères de la religion, auxquels la rai son ne peut atteindre par ses propres forces. LÀ SUITE DE LA RELIGION. 117 premier moteur que les philosophes ont connu, sans toutefois l'adorer. Ceux d'entre eux qui ont été le plus loin nous ont proposé un dieu, qui, trouvant une matière éternelle et exis- tante par elle-même aussi bien que lui, Ta mise en œuvre, et Ta façonnée comme un artisan vulgaire, contraint 1 dans son ouvrage par cette matière et par ses dispositions - qu'il n'a pas faites ; sans jamais pouvoir comprendre que, si la matière est d'elle-même, elle n'a pas dû attendre sa perfection d'une main étrangère, et que, si Dieu est infini et parfait, il n'a eu besoin, pour faire tout ce qu'il vouloit, que de lui-même et de sa vo- lonté toute-p uissante. Mais le Dieu de nos pères, le Dieu d'A- braham, le Dieu dont Moïse nous a éerit les merveilles, n'a pas seulement arrangé le monde; il l'a fait tout entier dans sa ma- tière et dans sa forme. Avant qu'il eût donné l'être, rien ne l'avoit que lui seul. Il nous est représenté comme celui qui fait tout, et qui fait tout par sa parole, tant à cause quil fait tout par raison, qu'à cause qu'il fait tout sans peine, et que, pour faire de si grands ouvrages, il ne lui en coûte qu'un seul mot, c'est-à-dire qu'il ne lui en coûte que de le vouloir. Et pour suivre l'histoire de la création, puisque nous l'avons commencée, Moïse nous a enseigné que ce puissant architecte, à qui les choses coûtent si peu, a voulu les faire à plusieurs reprises, et créer l'univers en six jours, pour montrer qu'il n'agit pas avec une nécessité, ou par une impétuosité aveugle, comme se le sont imaginé quelques philosophes3. Le soleil * jette d'un seul coup, sans se retenir, tout ce qu'il a de rayons ; mais Dieu, qui agit par intelligence 5 et avec une souveraine liberté, applique sa vertu où il lui plaît, et autant qu'il lui plaît : et comme, en faisant le monde par sa parole, il montre que rien ne le peine ; en le faisant à plusieurs reprises, il fait 1 Contraint ne signifie pas ici, forcé, coactus , mais empêché, gtné , ;',•!- psditus. — - Dispositions, manières d'être, modes. Par exemple un sculp- teur est empêché, par les dispositions ou modes de la cire, de donner à celte substance, et aux ouvrages qu'il en forme, le relief et la solidité dos ouvrages de marbre. — 3 « Tour montrer, eic. » extrême justesse de ces prépositions avec etpar : dans une action qui a une certaine durée et qu^ est nécessitée par une force supérieure, la nécessité se trouve à tous les moments de l'action : le mot impétuosité aveugle désigne une action d'un seul moment, et dont les suites n'ont pas été prévues et voulues par le moteur. Le terme auquel ces idées conduisent est que Dieu jst libre et intelligent. — k « Le soleil, etc. » Belle comparaison, brève comme il convient dans la raisonnement. — 5 « Par intelligence, etc. » Voir la note précédente. L'in- telligence détermine le choix de l'action, la liberté en veut et en suit l'exé-' cotion. 8 148 PARTIE IL - CHAPITRE ï. voir qu'il est le maître de sa matière, de son action, de toute on entreprise, et qu'il n'a, en agissant, d'autre règle que sa ■olonté toujours droite par elle-même. Cette conduite de Dieu nous fait voir aussi que tout sort im- médiatement de sa main1. Les peuples et les philosophes qui ont cru que la terre mêlée avec l'eau, et aidée, si vous le vou- lez, de la chaleur du soleil, avoit produit d'elle-même, par sa propre fécondité, les plantes et les animaux, se sont trop gros- sièrement trompés. L'Écriture nous a fait entendre que les élé- ments sont stériles, si la parole de Dieu ne les rend féconds. Ni la terre, ni l'eau, ni l'air, n'auroient jamais eu les plantes ni les animaux que nous y voyons, si Dieu, qui en avoit fait et préparé la matière, ne l'avoit encore formée par sa volonté toute-puissante, et n' avoit donné à chaque chose les semences propres pour se multiplier dans tous les siècles. Ceux qui voient les plantes prendre leur naissance et leur accroissement par la chaleur du soleil, pourroient croire qu'il en est le créateur ; mais l'Écriture nous fait voir la terre revê- tue d'herbes et de toutes sortes de plantes avant que le soîen ait été créé, afin que nous concevions que tout dépend de Dieu seul. Il a plu à ce grand ouvrier2 de créer la lumière, avant même que de la réduire à la forme qu'il lui a donnée dans le soleil et dans les astres, parce qu'il vouloit nous apprendre que ces grands et magnifiques luminaires, dont on nous a voulu faire des divinités, n'avoient par eux-mêmes ni la matière précieuse et éclatante dont ils ont été composés, ni la forme admirable à laquelle nous les voyons réduits. Enfin le récit de la création, tel qu'il est fait par Moïse, nous découvre ce grand secret de la véritable philosophie, qu'en Dieu seul réside la fécondité et la puissance absolue. Heureux, sage, tout-puissant, seul suffisant à lui-même, il agit sans né- cessité comme il agit sans besoin ; jamais contraint ni embar- rassé par sa matière, dont il fait ce qu'il veut, parce qu'il lui a donné par sa seule volonté le fond de son être. Par ce droit souverain, il la tourne, il la façonne, il la meut sans peine ; tout dépend immédiatement de lui ; et si, selon l'ordre étfthli 1 On a depuis longtemps rejeté l'hypothèse des générations spontanées, et Il est constant en histoire naturelle que tous les corps vivants ne peuvent naître que de leurs semblables. — 2 Ouvrier, expression vulgaire en: par l'usage qui en est fait ici, et pleine d'énergie. Dans l'alinéa suivant, l'au- lesr insiste sur ces idées et les résume. LÀ SUITE DE LA RELIGION. 119 ians la nature, une chose dépend de l'autre, par exemple, la naissance et l'accroissement des plantes, de la chaleur du so- leil, c'est à cause que ce même Dieu, qui a fait toutes les par- ties de l'univers, a voulu les lier les unes aux autres, et faire éclater sa sagesse par ce merveilleux enchaînement. Mais tout ce que nous enseigne l'Écriture sainte sur la créa- tion de l'univers n'est rien en comparaison de ce qu'elle dit de la création de l'homme. Jusqu'ici Dieu avoit tout fait en commandant : « Que la lu- « miere soit ; que le firmament s'étende au milieu des eaux ; ce que les eaux se retirent; que la terre soft découverte, et « qu'elle germe ; qu'il y ait de grands luminaires qui parta- ge gent le jour et la nuit; que les oiseaux et les poissons sortent « du sein des eaux ; que la terre produise les animaux selon « leurs espèces différentes1. » Mais quand il s'agit de produire l'homme, Moïse lui fait tenir un nouveau langage : ce Faisons « l'homme, dit-il2, à notre image et ressemblance. » Ce n'est plus cette parole impérieuse et dominante; c'est une parole plus douce, quoique non moins efficace. Dieu tient con- seil en lui-même ; Dieu s'excite lui-même, comme pour nous faire voir que l'ouvrage qu'il va entreprendre surpasse tous les ouvrages qu'il avoit faits jusqu'alors. Faisons l'homme. Dieu parle en lui-même ; il parle à quel- qu'un qui fait comme lui, à quelqu'un dont l'homme est la créature et l'image ; il parle à un autre lui-même ; il parle à celui par qui toutes choses ont été faites, à celui qui dit dans son Évangile : « Tout ce que le Père fait, le Fils le fait sembla- blement *. » En parlant à son Fils, ou avec son Fiis, il parle en même temps avec l'Esprit tout -puissant, égal, et coéternel à l'un et à l'autre*. C'est une chose inouïe5 dans tout le langage de l'Écriture, qu'un autre que Dieu ait parlé de lui-même en nombre plu- riel : faisons. Dieu même, dans l'Écriture, ne parle ainsi que deux ou trois fois, et ce langage extraordinaire commence à paraître lorsqu'il s'agit de créer l'homme. Quand Dieu change de langage, et en quelque façon de con- 1 Gen., i, 5, etc. B. — 2 Ibid., 26. B. — 3 Cet alinéa offre beaucoup de répétitions; elles n'y sont point un défaut : elles donnent au style plus de clarté et de nerf. En général, les répétitions de mots sont bonnes quand elles 6ont voulues par l'écrivain, et suffisamment motivées. — * Joaun., v, 19. B. — 5 Inouï signifie ordinairement extraordinaire, prodigieux : ici il signifie ça» ne se trouve nulle part ailleurs, res inaudito. 120 PARTIE II. - CHAPITRE I. duite, ce n'est pas qu'il change en lui-même ; mais il nous montre qu'il va commencer, suivant des conseils éternels, un nouvel ordre de choses. Ainsi l'homme, si fort élevé au-dessus des autres créatures dont Moïse nous avoit décrit la génération, est produit d'une façon toute nouvelle. La Trinité commence à se déclarer1, en faisant la créature raisonnable, dont les opérations intellectuel- les sont une image imparfaite de ces éternelles opérations par lesquelles Dieu est fécond en lui-même. La parole de conseil, dont Dieu se sert, marque que la créa- ture qui va être faite est la seule qui peut agir par conseil et par intelligence. Tout le reste n'est pas moins extraordinaire. Jusque-là nous n'avions point vu, dans l'histoire de la Genève, le doigt de Dieu appliqué sur une matière corruptible. Pour former le corps de l'homme, lui-même prend de la terre 2 ; et cette terre, arrangée sous une telle main, reçoit la plus belle figure qui eût 3 encore paru dans le monde. L'homme a la taille droite, la tête élevée, les regards tournés vers le ciel ; et celte conformation, qui lui est particulière, lui montre son origine et le lieu où il doit tendre. Cette attention particulière, qui paroît en Dieu quand il fait l'homme, nous montre qu'il a pour lui un égard particulier, quoique d'ailleurs tout soit conduit immédiatement par sa sa- gesse. Mais la manière dont il produit l'âme est beaucoup plus mer- veilleuse; il ne la tire point de la matière; il l'inspire* d'en haut; c'est un souffle de vie qui vient de lui-même. Quand il créa les bêtes, il dit : « Que l'eau produise les pois- ce sons ; » et il créa de cette sorte les monstres marins, et toute âme vivante et mouvante5 qui devoit remplir les eaux. Il dit encore : « Que la terre produise toute âme vivante, les bêtes à « quatre pieds, et les reptiles6. » C'est ainsi cme dévoient naître7 ces âmes vivantes d'une vie brute et bestiale, à qui Dieu ne donne pour toute action que des mouvements dépendants du corps. Dieu les tire du sein des 1 « A se déclarer. » A se faire connaître. — * Gen., n, 7. B. — 3 Vah. a Qui ait. n — 4 Inspirer ne se prend plus qu'au sens métaphorique, si ce n'est dans le langage spécial des sciences; ici il est pris au sens propre ayjc une élégante hardiesse : inspirare. — B « Et toute âme vivante et mou- vante.» expression de la Genèse : ch. i, v. 21. Ici Ame signifie être animé. — 8 Gcn., i, 20, 24. D. — 7 « C'est ainsi, etc. » Dans cet alinéa Bossuet déduit de la nature de l'âme humaine, et de son origine, la connaissance du terme auquel elle doit aspirer, de la fin pour laquelle elle a été faite ï- -.' LA SUITE DE LA RELIGION. 121 eaux et de la terre ; mais cette âme, dont la vie devoit être une imitation de la sienne, qui devoit vivre comme iui de rai- son et d'intelligence, qui lui devoit être unie en le contemplant et en l'aimant, et qui pour cette raison étoit faite à son image, ne pouvoit être tirée de la matière. Dieu, en façonnant la ma- tière, peut bien former un beau corps ; mais, en quelque sorte qu il la tourne et la façonne, jamais il n'y trouvera son imae1? et sa ressemblance. L'âme faite à son image, et qui peut être heureuse en le possédant, doit être produite par une nouvelle création : elle doit venir d'en haut ; et c'est ce que signifie c*. souffle de vie1, que Dieu tire de sa bouche. Souvenons-nous que Moïse propose aux hommes charnels, par des images sensibles, des vérités pures et intellectuelles. Ne croyons pas que Dieu souffle à la manière des animaux. Ne croyons pas que notre âme2 soit un air subtil ni une vapeur dé- liée. Le souffle que Dieu inspire, et qui porte en lui-même l'i- mage de Dieu, n'est ni air ni vapeur. Ne croyons pas que notie âme soit une portion de la nature divine, comme l'ont rêvé quel- ques philosophes. Dieu n'est pas un tout qui se partage. Quand Dieuauroit des parties, elles ne seroient pas faites; car le Créa- teur, l'être incréé, ne seroit pas composé de créatures. L'âme est faite, et tellement faite, qu'elle n'est rien de la nature divine , mais seulement une chose faite à l'image et ressemblance de la nature divine; une chose qui doit toujours demeurer unie à ce- lui qui l'a formée : c'est ce que veut dire ce souffle divin ; c'est ce que nous représente cet esprit de vie. Voilà donc l'homme formé. Dieu forme encore de lui la com- pagne qu'il veut lui donner. Tous les hommes naissent d'un seul mariage, afin d'être à jamais, quelque dispersés et multi- pliés qu'ils soient, une seule et même famille. Nos premiers parents, ainsi formés, sont mis dans ce jardin délicieux qui s'appelle le Paradis; Dieu se devoit à lui-même de rendre son image heureuse. 1 Gen., n, 7. B. — - « Ne croyons pas, etc. » Ici Bossuet réfute par la révélation le système de l'émanation des âmes, suivi par plusieurs anciens, savoir : Platon, les stoïciens, les alexandrins et les gnostiques, et qui se retrouve dans la plupnrt des doctrines de l'Orient. Par cette phrase, Dieu n'est pas un tout qui se partage, Bossuet indique une des preuves naturelles de la doctrine du christianisme sur la nature de l'âme ; on est encore conduit à cette doctrine par l'étude de la psychologie : en effet, l'ohservation inté- rieure nous fait voir l'âme une , identique à elle-même , libre et respon- sable, et formant une individualité très-nettementdéterminée. Ni l'observation ni l'induction ne nous donnent lieu de la regarder comme une portion de la Divinité; tout, au contraire, repousse celte idée, surtout notre inconstance, notre fragilité et notre pente au mal. incompatibles avec l'essence divine. S. 122 PARTIE II. - CHAPITRE I. Il donne un précepte à l'homme, pour lui faire sentir qu'il a un maître ; un précepte attaché à une chose sensible, parce que 1 nomme étoit fait avec des sens ; un précepte aisé, parce qu'il vouloit lui rendre la vie commode * tant qu'elle seroit in- nocente. L'homme ne garde pas un commandement d'une si facile observance; il écoute l'esprit tentateur, et il s'écoute lui-même, au lieu d'écouter Dieu uniquement; sa perte est inévitable; mais il la faut considérer dans son origine aussi bien que dans ses suites. Dieu avoit fait au commencement ses anges, esprits purs et séparés de toute matière. Lui, qui ne fait rien que de bon, les avoit tous créés dans la sainteté ; et ils pouvoient assurer leur félicité en se donnant volontairement à leur Créateur. Mais tout ce qui est tiré du néant est défectueux. Une partie de ces anges se laissa séduire à l'amour-propre 2. Malheur à la créa- ture qui se plaît en elle-même, et non pas en Dieu 3 ! elle perd en un moment tous ses dons. Étrange effet du péché ! ces es- prits lumineux devinrent esprits de ténèbres : ils n'eurent plus de lumières qui ne se tournassent en ruses malicieuses. Une maligne envie prit en eux la place de la charité; leur grandeur naturelle ne fut plus qu'orgueil; leur félicité fut changée en la triste consolation de se faire des compagnons dans leur misère ; et leurs bienheureux exercices, au misérable emploi* de tenter les hommes. Le plus parfait de tous, qui avoit aussi été le plus superbe, se trouva le plus malfaisant, comme le plus malheu- reux. L'homme, que Dieu avoit mis un peu au-dessous des aii- ges*, en Punissant à un corps, devint à6 un esprit si parfait un objet de jalousie; il voulut l'entraîner dans sa rébellion, pour ensuite l'envelopper 7 dans sa perte. Les créatures spirituelles avoient, comme Dieu même, des moyens sensibles pour com- 1 « La vie commode, » heureuse. — 2 « Se laissa séduire à. » Pour ce laissa séduire par.— Amour-propre a ici un sens plus étendu que or- gueil ouvanilé; il signifie un amour excessif de soi, en soi, et par conséquent contraire à la tendance légitime des créatures vers le Créateur et le sou- verain bien. — 3 « Malheur à la créature, etc. » Remarquez comment Bos- nie! entremêle aux faits et aux dogmes les préceptes moraux qui en décou- lent, ou qui s'y rattachent. — * « En la triste, etc. au misérable emploi, etc. » On ne pourrait pasdire: changée en le> au a le même sens. — « Exercices, » occupations. Exercices est plus rare et plus vif. — 5 Psal., vm, 6. B. — 6 « Devint à un esprit, etc. » Emploi élégant de la préposition à, imité du la- tin ; illi fuit invidirv. — 7 « I/entraîner, pour ensuite Venvelopper, etc. » Ces deux verbes sont cite métaphore exacte, parfaitement concordante e! cr^née. LA SUITE DE LA RELIGION. 425 muniquer avec l'homme qui leur étoit semblable dans sa partie principale, Les mauvais esprits, dont Dieu vouloit se servir pour éprouver la fidélité du genre humain, n'avoient pas perdu le moyen d'entretenir ce commerce avec notre nature, non plus qu'un certain empire qui leur avoit été donné d'abord sur la créature corporelle. Le démon usa de ce pouvoir contre no- premiers parents. Dieu permit qu'il leur parlât en la forme d'un serpent, comme la plus convenable à représenter la malignité avec le supplice de cet esprit malfaisant, ainsi qu'on le verra dans la suite. Il ne crain; point de leur faire horreur sous cette figure. Tous les animaux avoient été également amenés aux pieds d'Adam pour en recevoir un nom convenable, et recon- noître le souverain que Dieu leur avoit donné1. Ainsi aucun des animaux ne causoit de l'horreur à l'homme, parce que, dans l'état où il étoit, aucun ne lui pouvoit nuire. Écoutons maintenant comment le démon lui parla, et péné- trons le fond de ses artifices. Il s'adresse à Eve, comme à la plus foible ; mais en la personne d'Eve, il parle à son mari aussi bien qu'à elle : « Pourquoi Dieu vous a-t-il fait cette défense 2 ? » S'il vous a faits raisonnables 3, vous devez savoir la raison de tout : ce fruit n'est pas un poison ; « vous n'en mourrez pas*. » Voilà par où commence l'esprit de révolte. On raisonne sur le précepte, et l'obéissance est mise en doute. « Vous serez comm* des Dieux5, » libres et indépendants, heureux en vous-mêmes, sages par vous-mêmes : « vous sau- rez le bien et le mal ; » rien ne vous sera impénétrable. C'est par ces motifs que l'esprit s'élève contre l'ordre du Créateur, et au-dessus de la règle. Eve, à demi gagnée, regarda le fruit, dont la beauté promettoit un goût excellent 6. Voyant que Dieu avoit uni en l'homme l'esprit et le corps, elle crut qu'en faveur de l'homme il pourroit bien encore avoir attaché aux plan- tes des vertus surnaturelles, et des dons intellectuels aux objets sensibles *. Après avoir mangé de ce beau fruit, elle 1 Gen. il, 19, 20. B. — -Ibid., m, i. B. — 3 « Raisonnables, » doués de raison. Raisonnable signifie plus communément, qui pense vu agit d'une manière conforme à la raison.— 4 Ibid., ni, 4. B.— 5 Ibid., 5.B.— 6 Ibid., 6. B. — 1 « Et des dons intellectuels aux objets sensibles. » Dons, galli- cisme, pour propriété, avec l'idée de quelque chose de rare ou de merveil- leux. Intellectuel, qui appartient à l'intelligence, ou qui agit sur l'intelligence, a développe et la hsusse.— Sensible a deux sens; tantôt il signifie, comme ici, qui tombe sous les sens, et se dit des objets perçus ou sentis ; tantôt il signifie qui reçoit facilement des sensations : être sensible à la joie, à ladoo- leur, etc. 424 PARTIE IL - CHAPITRE I. en présenta elle-même à son mari. Le voilà dangereusement attaqué L'exemple et la complaisance 4 fortifient la tentation : il entre dans les sentiments du tentateur si bien secondé; une trompeuse curiosité, une flatteuse pensée d'orgueil, le secret plaisir d'agir de soi-même et selon ses propres pensées, Tattiie et l'aveugle; il veut faire une dangereuse épreuve de sa liberté, et il goûte avec le fruit défendu la pernicieuse douceur de con- tenter son esprit; les sens mêlent leur attrait à ce nouveau charme ; il les suit, il s'y soumet, et il s'en fait le captif, lui qui en étoit le maître. En même temps tout change pour lui 2. La terre ne lui rit plus 3 comme auparavant; il n'en aura plus rien que par un travail opiniâtre ; le ciel n'a plus cet air serein 4 ; les animaux qui lui étoient 5 tous, jusqu'aux plus odieux et aux plus farou- ches, un divertissement innocent, prennent pour lui des formes hideuses ; Dieu, qui avoit tout fait pour son bonheur, lui tourne en un moment tout en supplice. Il se fait peine à lui- même, lui qui s'étoit tant aimé. La rébellion de ses sens lui fait remarquer en lui je ne sais quoi de honteux 6. Ce n'est plus ce premier ouvrage du Créateur où tout étoit beau ; le péché a fait un nouvel ouvrage 7 qu'il faut cacher. L'homme ne peut plus supporter sa honte, et voudroit pouvoir la couvrir à ses propres yeux. Mais Dieu lui devient encore plus insuppor- table. Ce grand Dieu, qui l'avoit fait à sa ressemblance et qui lui avoit donné des sens comme un secours nécessaire à son esprit, se plaisoit à se montrer à lui sous une forme sen- sible : l'homme ne peut plus souffrir sa présence. Il cherche le fond des forêts 8 pour se dérober à celui qui faisoit aupara- 1 « L'exemple, la complaisance, etc. » Notez le détail et la gradation avec lesquels sont exprimées toutes les circonstances intérieures de la tentation éprouvée par Adam, et de son consentement. — 5 « En même temps, etc.» Peinture du malheur de l'homme déchu; les idées s'enchaînent dans un ordre progressif; l'homme trouve la nature désormais altérée et rebelle ; il se fait honte à lui-même ; il ne peut supporter la présence de Dieu. Mort du corps et condamnation de l'âme.— 3 « La terre ne lui rit plus. » Expression poétique imitée des anciens. Ex.: Ille terrarum mihi prœter omnes arrgulus ridet. Hor., 1. n, od. ad Septim. Omnia nunc rident. Virg., egl.vi' , v. 49. Un poète moderne a dit : Le toit «'é(;aic et rit de mille odeur» divines. Oans la prose ordinaire on se sert plutôt en ce sens du mot sourire. — * « Cet air serein. » Cet donne plus d'énergie à l'expression. - 5 « Qui IttJ étoient. » Rossuetaime cet emp'.s du régime indirect, datif tn's-usité en la- tin : la phrase y gagne de la concision. — 6 Gen., m, 7. IL — 7 « Le péché a fait, etc. » Personnification vive et forte, mais sans affectation de pompe - * tbid.. 8. B. LA SUITE DE LA RELIGION. J25 vant tout son bonheur. Sa conscience l'accuse avant que Dieu parle. Ses malheureuses excuses achèvent de le confondre. Il faut qu'il meure ; le remède d'immortalité lui est ôté ; et une mort plus affreuse, qui est celle de l'âme, lui est figurée par cette mort corporelle à laquelle il est condamné. Mais voici l notre sentence prononcée dans la sienne. Dieu qui avoit résolu de récompenser son obéissance dans toute sa postérité, aussitôt qu'il s'est révolté, le condamne et le frappe, non-seulement en sa personne, mais encore dans tous ses en- fants, comme dans la plus vive 2 et la plus chère partie de lui- môme : nous sommes tous maudits dans notre principe, notre naissance est gâtée et infectée dans sa source. N'examinons point ici 3 ces règles terribles de la justice di- vine, par lesquelles la race humaine est maudite dans *on ori- gine. Adorons les jugements de Dieu, qui regarde tous les hommes comme un seul homme dans celui dont il veut tous les faire sortir. Piegardons-nous aussi comme dégradés dans notre père rebelle, comme flétris à jamais par la sentence qui le condamne, comme bannis avec lui, et exclus du paradis où il devoit nous faire naître. Les règles de la justice humaine nous peuvent aider à entrer dans les profondeurs de la justice divine, dont elles sont une ombre : mais elles ne peuvent pas nous découvrir le fond de cet abime. Croyons que la justice aussi bien que la miséricorde de Dieu ne veulent pas être mesurées sur celles des hommes, et qu'elles ont toutes deux 4 des effets bien plus étendus et bien plus intimes 5. Mais pendant que6 les rigueurs de Dieu sur le genre hu- main nous épouvantent, admirons comme il tourne nos yeux vers un objet plus agréable, en nous découvrant notre déli- vrance future dès le jour de notre perte. Sous la figure du ser- « Mais voici , elc. » Transition. — 2 « Comme dans la plus vive, etc. » Vive, vif, non pas alacer, mais vivus; comme dans ces phrases françaises, le mort saisit le vif; une partie vive du corps, c'est-à-dire vivante. Remar- quez la force et la netteté de ce mot ainsi rappelé à sa fraîcheur première. — 3 Dans les alinéas suivants, l'auteur fait voir les suites du péché origine;. Voy. le sommaire. — 4 « Et qu'elles ont toutes deux, etc. » La grammaire exige toutes les deux. Je pense que de même qu'on ne dirait pas tous douze, tous vingt, etc., on ne doit pas dire non plus tous deux, et que c'est abusi- vement que cette façon de parler s'est introduite dans le langage familier, lorsqu'il n'estquestion que d'un petit nombre seulement, tous deux, tous trois. Le mieux est de dire: tous les deux, tous les trois. Laveaix. — 5 Inti.ne, plus pénétrant; le sens du mot latin intimus, qui est 80 dedans. — a « Ma» pendant que, etc. ;) Transition. 126 PARTIE II. - CHAPITRE !. pent1, dont le rampement tortueux étoit une vive image des dangereuses insinuations et des détours fallacieux * de l'esprit malin, Dieu fait voir à Eve, notre mère, le caractère odieux et tout ensemble le juste supplice de son ennemi vaincu. Le ser- pent devoit être le plus baïde tous les animaux, comme le dé- mon est la plus maudite de toutes les créatures. Comme le ser- pent rampe sur sa poitrine, le démon, justement précipité du ciel où il avoit été créé, ne se peut plus relever. La terre, dont il est dit que le serpent se nourrit, signifie les basses pen- sées que le démon nous inspire ; lui-même il ne pense rien que de bas, puisque toutes ses pensées ne sont que péché. Dans l'inimitié éternelle entre toute la race humaine et le démon, nous apprenons que la victoire nous sera donnée, puisqu'on nous y montre une semence bénite par laquelle notre vain- queur devoit avoir la tête écrasée, c'est-à-dire devoit voir son orgueil dompté, et son empire abattu par toute la terre3. Cette semence bénite* étoit Jésus-Christ, fils d'une vierge, ce Jésus-Christ en qui seul Adam n' avoit point péché, parce qu'il devoit sortir d'Adam d'une manière divine, conçu non de l'homme, mais du Saint-Esprit. C'étoit donc3 par ce divin germe, ou par la femme qui le produirait, selon les diverses leçons de ce passage, que la perte du genre humain devoit être réparée, et la puissance ôtée au prince du monde, qui ne trouve rien du sien en Jésus-Christ*. Mais, avant que de nous donner le Sauveur, il falloit que le genre humain connût, par une longue expérience, le besoin qu'il avoit d'un tel secours. L'homme fut donc laissé k lui- même ; ses inclinations se corrompirent, ses débordements al - 1 Gen., m, 14, 15. B. — 2 « Fallacieux. » Du latin fallax, plus expressif que trompeur. «L'éloquent Bossuel est le seul qui se soit servi, après Corneille, de cette belle épithète fallacieux. Pourquoi appauvrir la langue? un mot consacre par Corneille et Bossuet peut-il être abandonné?» Voltaire, Observ. sur Cor- neille. L'opinion de Voltaire a été suivie.—3 Var. «Die" fait voir à Eve notre mère son ennemi vaincu, et lui montre cette semence Leuite par laquelle son vainqueur devoit avoir la tête écrasée, c'est-à-dire devoit voir son orgueil dompté. »— En développant davantage sa pensée, Bossuet l'a rendue plus vive et plus frappante; il a fait un tableau là où il n'y avait qu'une esquisse. — * Bénie serait plus correct. « Bénit, ite, se dit de certaines choses sur les- quelles la bénédiction du prêtre a été donnée avec les cérémonies prescri- tes. Eau bénite. Pain bénit. Cierge bénit. Chandelle bénite. Les drapeatut ont été bénit». — Béni, ie. s'emploie surtout en parlant des personnes. L'ange dit à la sainte Vierge : Vous êtes bénie entre toutes les femmes, el Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni. » Acad. — 5 « C'était donc, etc. w Cette phrase a été ajoutée dans la dernière édit. préparée par Bossuet. «• * Joann., xiv, 30. B. LA SUITE DE LA RELIGION. 127 lèrent à l'excès, et l'iniquité couvrit toute la face de la terre l. Alors Dieu médita une vengeance dont il voulut que le sou- venir ne s'éteignît jamais parmi les hommes : c'est celle du dé- luge universel, dont en effet la mémoire dure encore dans toutesMes nations, aussi bien que celle des crimes qui l'ont attiré. Que les hommes ne pensent plus que le monde va tout seul 2, et que ce qui a été sera toujours comme de lui-même. Dieu, qui a tout fait, et par qui tout subsiste, va noyer tous les ani- maux avec tous les hommes, c'est-à-dire qu'il va détruire la plus belle partie de son ouvrage. Il n'avoit besoin que de lui-même pour détruire ce qu'il avoit fait d'une parole3 : mais il trouve plus digne de lui de faire servir ses créatures d'instrument à sa vengeance ; et il appelle les eaux pour ravager la terre couverte de crimes. Il s'y trouva pourtant un homme juste. Dieu, avant que de4 le sauver du déluge des eaux, l'avoit préservé, par sa grâce, du déluge de l'iniquité. Sa famille fut réservée pour repeupler la terre, qui n'alloit plus être qu'une immense solitude. Par les soins de cet homme juste, Dieu sauve les animaux, afin que l'homme entende 5 qu'ils sont faits pour lui, et qu'il s'en serve, pour la gloire de leur Créateur6. Il fait plus ; et, comme s'il se repentoit d'avoir exercé sur le genre humain une justice si rigoureuse, il promet solennel- lement de n'envoyer jamais de déluge pour inonder toute la terre : et ii daigna faire ce traité, non-seulement avec les hommes, mais encore avec tous les animaux tant de la terre que de l'air 7, pour montrer que sa providence s'étend sur tout ce qui a vie. L'arc-en-ciel parut alors : Dieu en choisit les cou- leurs si douces et si agréablement diversifiées sur un nuage rempli d'une bénigne rosée, plutôt que d'une pluie incom- mode, pour être un témoignage éternel que les pîuies qu'il en- verrait dorénavant ne feroient jamais d'inondation universelle. Depuis ce temps, l'arc-en-ciel paroît dans les célestes visions comme un des principaux ornements du trône de Dieu 8, et y . porte une impression de ses miséricordes. Le monde se renouvelle, et la terre sort encore une fois du 1 « LMniq;iité couvrit toute la face de la terre. » Expression poétique dn tyle de la llible. — - « Que le monde va tout seul. » Tour simple et éner- gique. — 3 Antithèse, dont le second terme est métaphorique. « Ce qu'il avoit fait d'une parole. » Le monde. — * « Avant que de. » Expression correcte; mais ou dit aujourd'hui, avant de. — 3 « Entende» Comprenne. — 6 Var. « Et soumis à son empire par leur créateur. » — 7 Gen., K, 9; 10 etc. B. — 8 Ezech., i, 2S;ÂpocaL, ivf S. B. 128 PARTIE IL - CHAPITRE I. sein des eaux : mais dans ce" renouvellement, iî demeure LA SUITE DE LA RELIGION. 135 seulement les Hébreux qui le regardent comme leur père ; les Iduméens se glorifient de la même origine. Ismaôl, fils d'A- braham, est connu parmi les Arabes comme celui d'où ils sont sortis1. La circoncision leur est demeure'e comme la marque de leur origine, et ils l'ont reçue de tout temps, non pas au huitième jour, à la manière des Juifs, mais à treize ans, comme l'Écriture nous apprend qu'elle fut donne'eà leur père Ismaël2 : coutume qui dure encore parmi les mahométans. D'autres peu- ples arabes se ressouviennent d'Abraham et de Cétura, et ce sont les mêmes que l'Écriture fait sortir de ce mariage3. Ce patriarche étoit Chaldéen ; et ces peuples, renommés pour leurs observations astronomiques, ont compté Abraham comme un de leurs plus savants observateurs *. Les historiens de Syrie l'ont fait roi de Damas, quoique étranger et venu des environs de Babylone ; et ils racontent qu'il quitta le royaume de Damas pour s'établir dans le pays des Chananéens, depuis appelé Ju- dée5. Mais il vaut mieux remarquer ce que l'histoire du peu- ple de Dieu nous rapporte de ce grand homme. Nous avons vu qu'Abraham suivoit le genre de vie que suivirent les anciens hommes, avant que tout l'univers eût été réduit en royaumes. il régnoit dtâns sa famille, avec laquelle il embrassoit cette vie pastorale tant renommée pour sa simplicité et son innocence ; riche en troupeaux 6, en esclaves et en argent, mais sans terres et sans domaine7 ; et toutefois il vivoit dans un royaume étran- ger, respecté et indépendant comme un prince8. Sa piété et sa droiture9 protégées de Dieu, lui attiroient ce respect. Il traitoit ment de la Vocation. Dans tout ce récit sur Abraham les idées sont classées avec un ordre plein d'art qui révèle le grand écrivain.—1 Gen., xvi, xvn. B. - - 2 Ibid., xvn, 25 ; Joseph., Ant. Jud., lib. i, c. xni, al. xn. B. — 3 Gen., xxv ; Alex. Polyh. apud Joseph., Ant. Jud., lib. i, c. xvi, al. xv. B.— * Beros., Hecat, Eupol., Alex. Polyh. et al. apud Joseph., Ant Jud., lib. i, c.vin, al. vu; et Euseb., Prœp. Evang., lib. ix, c. xvi, xvn, xvm, xix, xx, etc. B.— 5 Nie. Damasc, lib. rv ; Tlist. univ. in excerpt.; S'ales., p. 491 ; et apud Joseph., Ant. Jud., lib. i, c.vin; et Euseb., Prœp. E van g., lib. ix, c. xvi. B. — 6 «Riche en troupeaux, etc. » Le pâturage, art facile, qui se concilie parfaitement avec une vie indépendante, convenait mieux aux hommes de cette époque reculée, que les travaux incessants de l'agriculture propre- ment dite. Partout, ou à peu près, l'ère pastorale a précédé l'ère agricole On voit que dans un temps postérieur environ de huit siècles à Abraham, la richesse chez les Grecs consistait surtout en troupeaux ; c'est en possessions de ce genre qu'est évaluée dans l'Odyssée la fortune iPOlysse.- l Gen^xiu, etc. B. — » ibid., xiv, xxi, 22, 27; xxm, 6. B.— 9 «Sa piété et sa droiture.» Ce beau mot Droiture, si juste et si français, mérite une attention spéciale Il tire son origine d'une métaphore: l'observation exacte du devoir moreï, des lois de la sincérité! de la fidélité aux promesses et de la probité en gêné* 136 PARTIE II. - CHAPITRE II. d'égal avec1 les rois qui recherchoient son alliance, et c'est de là qu'est venue l'ancienne opinion qui l'a lui-même fait roi. Quoique sa vie fût simple et pacifique, il savoit faire la guerre, mais seulement pour défendre ses alliés opprimés8. Il les dé- fendit, et les vengea par une victoire signalée ; il leur rendit toutes leurs richesses reprises3 sur leurs ennemis, sans réser- ver4 autre chose que la dîme qu'il offrit à Dieu, et la part qui appartenoit aux troupes auxiliaires qu'il avoit menées au com- bat. Au reste, après un si grand service, il refusa les présents des rois avec une magnanimité sans exemple, et ne put souf- frir qu'aucun homme se vantât d'avoir enrichi Abraham. Il ne vouloit rien devoir qu'à Dieu qui le protégeoit, et qu'il suivoit seul avec une foi et une obéissance parfaite5. Guidé par cette foi6, il avoit quitté sa terre natale pour venir au pays que Dieu lui montroit. Dieu, qui l'avoit appelé, et qui l'avoit rendu digne de son alliance, la conclut à ces conditions. Il lui déclara qu'il seroit le Dieu de lui et de ses enfants7, c'est-à-dire qu'il seroit leur protecteur, et qu'ils le serviroient comme le seul Dieu créateur du ciel et de la terre. Il lui promit une terre (ce fut celle de Chanaan) pour servir de demeure fixe à sa postérité, et de siège à la religion8. Il n'avoit point d'enfants, et sa femme Sara étoit stérile. Dieu lui jura par soi-même, et par son éternelle vérité, que de lui et de cette femme naîtroit une race qui égaleroit les étoiles du ciel et le sable de la mer9. Mais voici l'article 10 le plus mémorable de la promesse di- vine. Tous les peuples se précipitoient dans l'idolâtrie. Dieu promit au saint patriarche qu'en lui et en sa semence toutes ces nations aveugles, qui oublioient leur Créateur, seroient bénites 1 ' , :al est comprise dans la droiture ; le devoir est une ligne droite, que rien ne doit faire dévier ou fléchir. — * a D'égal avec. » On dit communément, d'égal à égal avec— - Gen., xiv. R.— 3 « Reprises. » Tour latin pour, après les avoir reprises. Voy. p. 158, noie 5. — * « Sans réserver. » On dirait aujourd'hui , sans rien réserver pour lui-même. — B Ce dernier membre de phrase présente un sens équivoque : signifie— t-il et que lui seul suivait; ou bien, et auquel seul il s'attachait? Nous pensons que le pre- mier sens est le véritable. — 6 « Guidé par cette foi. » Cet alinéa et les sui- vants, renfermant comme les articles d'une loi ou d'un centrât, sont courts et détachés : cette forme les (?rave plus fortement dans la mémoire.— 7 Gen., xu, xvn. R. — * Ibid. B.— *Ibid., xu, 2; xv, à, 5; xvn, 19. R.— ™ Le mot mais n'indique ici ni contradiction ni exception, il ne fait qu'appeler l'atten- tion du lecteur avec plus de vivacité. Les conjonctions correspondantes en latin et en grec sont souvent employées dans le même sens, plus souvent qu'ea français.— Voir de même un peu plus loin : «Mais toujours prédit. »— n Ge'A.} xn, 5; xvui, 18. R. —Sur bénites, roy. ci-dessus, p. 12G, note *. LA SUITE DE LA RELIGION. 137 c'est-à-dire rappelées à sa connoissance, où se trouve la véri- table bénédiction. Par cette parole, Abraham est fait le père de tous les croyants, et sa postérité est choisie pour être la source d'où la bénédic- tion doit s'étendre par toute la terre. En cette promesse étoit enfermée la venue du Messie tant de fois prédit à nos pères, mais toujours prédit comme celui qui devoit être le Sauveur de tous les Gentils et de tous les peuples du monde. Ainsi ce germe béni, promis à Eve, devint aussi le germe et le rejeton d'Abraham. Tel est le fondement de l'alliance ; telles en sont les condi- tions. Abraham en reçut la marque dans la circoncision1, cé- rémonie dont le propre effet étoit de marquer que ce saint homme appartenoit à Dieu avec toute sa famille. Abraham étoit sans enfants quand Dieu commença à bénir sa race. Dieu le laissa plusieurs années sans lui en donner. Après, il eut Ismaël , qui devoit être père d'un grand peu- ple, mais non pas de ce peuple élu, tant promis à Abraham 8, Le père du peuple élu devoit sortir de lui et de sa femme Sara, qui étoit stérile. Enfin, treize ans après Ismaël, il vint cet en- fant tant désiré: il fut nommé Isaac 3, c'est-à-dire m, enfant de joie, enfant de miracle, enfant de promesse, qui marque par sa naissance que les vrais enfants de Dieu naissent de la grâce. Il étoit déjà grand ce bénit enfant \ et dans un âge où son père pouvoit espérer d'en avoir d'autres enfants, quand tout à coup Dieu lui commanda de l'immoler5. A quelles épreuves la foi est-elle exposée ! Abraham mena Isaac à la montagne que Dieu lui avoit montrée; et il alloit sacrifier ce fils en qui seul Dieu lui promettoit de le rendre père et de son peuple et du Messie. Isaac présentoit le sein à l'épée que son père tenoit toute prête à frapper ; Dieu, content de l'obéissance du père et du fils, n'en demande pas davantage. Après que ces deux grands hommes ont donné au monde \n\e image si vive et si belle de l'oblation volontaire de Jésus-Christ, et qu'ils ont goûté en es- prit les amertumes de sa croix, ils sont jugés vraiment dignes d'être ses ancêtres6. La fidélité d'Abraham fait que Dieu lui 1Gen.,xv:i.B — *Ibid., xn, xv, 2 ; xvi, 5, 4;xvn, 20;xxi, 15. B. -*lbid., xxi, 2, 5. B. — * « Il étoit déjà grand ce bénit enfant, etc.» Le style s'anim* et passe au ton de l'éloquence sacrée ; le sujet dont l'auteur nous occupe le veut ainsi.— Bénit enfant. Il aurait fallu béni. Voyez ci-dessus page 12C, note 4.-5 Gen. xxn. B. — 6 « Après que ces deux grands hommes, etc. b Ce style, pénétré de l'esprit des saints mvstêres, est digne de la pensée. 0. 158 PARTIE II. - CHAPITRE II. confirme toutes ses promesses1, et bénit de nouveau non-seule- ment sa famille, mais encore par sa famille, toutes les nations de l'univers. En effet, il continua sa protection à Isaac, son fils, et à Ja- cob, son pelit-fils. Ils furent ses imitateurs, attachés comme lui à la croyance ancienne, à l'ancienne manière de vie qui étoit la vie pastorale, à l'ancien gouvernement du genre humain où chaque père de famille étoit prince dans sa maison. Ainsi, dans les changements qui s'introduisoient tous les jours parmi les hommes, la sainte antiquité revivoit dans la religion et dans la conduite d'Abraham et de ses enfants. Aussi Dieu réitéra-t-il à Isaac et à Jacob les mêmes promes- ses qu'il avoit faites à Abraham2; et comme il s'étoit appelé Ift Dieu d'Abraham, il prit encore le nom de Dieu d'Isaac et de Dieu de Jacob. Sous sa protection ces trois grands hommes commencèrent a demeurer dans la terre de Chanaan, mais comme des étran- gers, et sans y posséder un pied de terre z, jusqu'à ce que la fa- mine attira4 Jacob en Egypte, où ses enfants multipliés3 devin- rent bientôt un grand peuple, comme Dieu l'avoit promis. Au reste, quoique ce peuple, que Dieu faisoit naître dans son alliance, dût s'étendre parla génération, et que la bénédic- tion dût suivre le sang, ce grand Dieu ne laissa pas d'y mar- quer l'élection de sa grâce ; car, après avoir choisi Abraham du milieu des nations, parmi les enfants d'Abraham il choisit Isaac, et des deux jumeaux d'Isaac il choisit Jacob, à qui il donna le nom d'Israël. La préférence de Jacob fut marquée par la solennelle béné- diction qu'il reçut d'Isaac, par surprise en apparence, mais en effet par une expresse disposition de la saçres^e divine. Cette action prophétique et mystérieuse avoit été préparée par un ora- cle dès le temps que Rébecca, mère d'Ésaû et de Jacob, les por- toit tous deux dans son sein ; car cette pieuse femme, troublée du combat qu'elle sentoit entre ses enfants dans ses entrailles, consulta Dieu, de qui elle reçut cette réponse : « Vous portez « deux peuples dans votre sein, et l'aîné sera assujetti au plus ' G«n., xxn, 18. B.— 2 ïbid.s xw, il ; xxvi, 4; xxvm, 14. D.— * Âct., vu, 5. I». — 4 Ordinairement jusqu'à ce çucveut être suivi du subjonctif: on dirait plus communément jusqu'au mnmctiL nu : mais ici le verbe doit être à l'indicatif, parce qu'il énonce un fait positif. — 6 Ce participe multipliés a la force d'une phrase incidente cl signifie, « où ses enfants s'étant nmlti«: b Cet emploi elliptique du participe passé est beau et trés-correct. LA SUITE DE LA RELIGION. 159 « jeune. » En exécution de cet oracle, Jacob avoitreçu de son frère la cession de son droit d'aînesse, confirmée par serment *; et Isaac, en le bénissant, ne fit que le mettre en possession de ce droit, que le ciel lui-même lui avoit donné. La préférence des Israélites, enfants de Jacob, sur les Iduméens, enfants d'É- saù, est prédite par cette action, qui marque aussi la préfé- rence future des Gentils, nouvellement appelés à l'alliance par Jésus-Christ, au-dessus de l'ancien peuple. Jacob eut douze enfants, qui furent les douze patriarches au- teurs des douze tribus. Tous dévoient entrer dans l'alliance : mais Judafut choisi parmi tous ses frères pour être le père des rois du peuple saint 2, et le père du Messie tant promis à ses ancêtres. Le temps devoit venir que, dix tribus étant retranchées du peuple de Dieu pour leur infidélité, la postérité d'Abraham ne conserverait son ancienne bénédiction, c'est-à-dire la religion, la terre de Chanaanet l'espérance du Messie, qu'en la seule tribu de Juda, qui devoit donner ie nom au reste des Israélites qu'on appela Juifs, et à tout le pays qu'on nomma Judée. Ainsi l'élection divine paraît toujours3, même dans ce peuple charnel, qui devoit se conserver par la propagation ordinaire. Jacob vit en esprit le secret de cette élection 4. Comme il étoit prêt à expirer, et que ses enfants autour de son lit deman- doient la bénédiction d'un si bon père, Dieu lui découvrit l'état des douze tribus quand elles seraient dans la Terre promise ; il l'expliqua en peu de paroles, et ce peu de paroles renfer- ment des mystères innombrables. Quoique tout ce qu'il dit des frères de Juda soit exprimé avec une magnificence extraordinaire, et ressente un homme transporté hors de lui-même par l'esprit de Dieu , quand il vient à Juda, il s'élève encore plus haut. « Juda, dit-il5, tes « frères te loueront ; la main sera sur le cou de tes ennemis ; « les enfants de ton père se prosterneront devant toi. Juda est « un jeune lion. Mon fils, tu es allé au butin. Tu t'es reposé a comme un lion et comme une lionne. Qui osera le réveiller? « Le sceptre (c'est-à-dire l'autorité) ne sortira point de Juda, « et on verra toujours des capitaines et des magistrats, ou des « juges nés de sa race, jusqu'à ce que vienne celui qui doit « être envové, et qui sera l'attente des peuples; » ou, comme 1 C-en., xxv, 22, 25. 52. IL — 2 Var. «Le pore des rois d'Israël. »— 3 Le verbe parailre est ici dam ►u force originelle et sans aucun complément ou attri- but, manifesta fil.— 4 Gcn., xlix IL— 3/6ïcL, xlix, 8. B 140 PARTIE II. - CHAPITRE H. porte une autre leçon qui peut-être n'est pas moins ancienne, et qui, au fond, ne diffère pas de celle-ci, « jusqu'à ce que « vienne celui à qui les choses sont réservées; » et le reste comme nous venons de le rapporter1. La suite de la prophétie regarde à la lettre la contrée que la tribu de Juda devoit occuper dans la Terre sainte. Mais les dernières paroles que nous avons vues, en quelque façon qu'on les veuille prendre, ne signifient autre chose que celui qui de- voit être l'envoyé de Dieu, le ministre et l'interprète de ses vo- lontés, l'accomplissement de ses promesses, et le roi du nou- veau peuple, c'est-à-dire le Messie ou l'Oint du Seigneur. Jacob n'en parle expressément qu'au seul Juda, dont ce Messie devoit naître; il comprend dans la destinée de Juda seul la destinée de toute la nation, qui après sa dispersion, devoit voir les restes des autres tribus réunis sous les étendards de Juda. Tous les termes de la prophétie sont clairs : il n'y a que le mot de sceptre que l'usage de notre langue nous pourroit faire prendre pour la seule royauté; au lieu que, dans la langue samle, il signifie, en général, la puissance, l'autorité, la ma- gistrature. Cet usage du mot de sceptre se trouve à toutes les pages de l'Ecriture ; ii paroît même manifestement dans la pro- phétie de Jacob, et le patriarche v?ut dire qu'aux jours du Messie toute autorité cessera dans la .maison de Juda; ce qui emporte la ruine totale d'un Etat. Ainsi les temps du Messie sont marqués ici par un double changement. Par le premier, le royaume de Juda et du peuple juif est menacé de sa dernière ruine. Par le second, il doit s'é- lever un nouveau royaume, non pas d'un seul peuple, mais de tous les peuples, dont le Messie doit être le chef et l'espérance. Dans le style de l'Ecriture, le peuple juif est appelé on nombre singulier et par excellence, le peuple, ou le peuple de Dieu*; et quand on trouve les peuples*, ceux qui sont c.v dans les Ecritures entendent les autres peuples, qu'on voif aussi promis au Messie dans la prophétie de Jacob. Cette grande prophétie comprend en peu de paroles toute 1 Remarquer ici, sans parler des enseignements proronds que donne l'auteur, l'anaiyse el la traduction du texte sacré. Sous la plume de Bossuet, la langue française, qui chez les écrivains médiocres est timide et embarrassée, repro- duit i'audace des figures, les mouvements vifs et répétés, la concision ellip- de l'hébreu. —Ce chapitre est terminé par une conclusion éW»v*« ** oalique.— «/*., lxv, etc. ; Rom., x, 21 B.— 3 /*., II, 2: ..„.* , o, i8 ; U 4, 5. etc. B. LA SUITE DE LA RELIGION. 141 l'histoire du peu pie juif et du Christ qui lui est promis. E??e marque toute la suite du peuple de Dieu, et l'effet en dure encore. Aussi ne prétends-je pas vous en faire un commentaire : vous n'en aurez pas besoin, puisqu'on remarquant simplement la suite du peuple de Dieu, vous verrez le sens de l'oracle se développer de lui-même, et que les seuls événements en seront les interprètes. CHAPITRE III. Moïse, la loi écrite, et l'introduction du peuple dans la Terre promise. [Sommaire. — Résumé des événements qui suivirent la mort de Jacob jusqu'à Moïse: i'.mteurne rappelle les faits que pour en faire voir la raison et la liaison; i! s'étend spécialement sur la mission divine de Moïse, indiquant d'une manière rapide la ma- nifestation de Dieu à ce grand homme, les merveilles qui précédèrent et suivirent le départ des Hébreux de l'Egypte ; le Décalogue donné immédiatement parlainainde Dieu, lajoi dictée par lui : puis il développe avec plus de détail ce qui con loi. — Ktat de la religion avant Moïse et la loi écrite; oubli du vrai doj me et do vrai culte parmi les hommes; nécessité d'une révélation plus précise. L'auteur fait voiries progrès croissants de l'idolâtrie, la dépravation qui suivait cette grande er- reur, par la déification de la force et de la volupté ; de là des excès de débauche et la cruaulé des sacrifices, l'immolation de victimes humaines; enfin le culte des idoles proprement dites. Aprèsavoirinsistésur l'entraînement qui portât les hommes dans cette mauvaise voie, Bossuei fait voir Ja nécessité et l'opportunité, dans les c n- seils divins, delà loi écrite. — Moïse est appelé à cet ouvrage; facilité de recueillir les traditions anciennes : elles étaient aisément transmises par le rapprocli «les générations, par les constructions et les monuments auxquels se rattachait 1 1 mémoire des faits, manière ordinaire uples de conserver leur histoire,, par l'écriture peut-être, et assurément parla poésie chantée. A cette occasion, Bos- suct définit brièvement les caractères de la poésie sacrée, et en fait voir l'usage utile au temps de Moïse et depuis. — Moïse a été à la fois l'historien des premiers âges et le législateur des Hébreux. Bossuet le fait connaître d'abord sous le premier point de vue, et le caractérise en relevant l'exactitude, h simplicité et la précision de dé- tails de celte bist«*>re, les fa.'r? miraculeux qu'elle renferme, et leur liaison avec la lé- ion sacrée. — Les miracles de la loi tendaient à pénétrer un peuple gros>ier et dur des dogmes de la Bj iritualité et de l'unité de Dieu, à le préserver de l'idolâ- trie partout : lans ce même but, institution du tabernacle, symbole du temple unique; règlement minutieux des cérémonies et des observances pour !e maintien de la religion; électiou dune tribu sacerdotale. *e;te loi préparait une loi plus parfaite; elle ne devait jusque la si bir aucun changement. !'.o>suet expiiqn* î- permanence de la loi mosaïque, et sa compréhension qui embrassait, ^y^c h vie re- ligieuse, la vie civile, l'éducation, tout l'ensemble des mou:.. Il retrace les moyens de conservation et de publication prescrits -.l'étude domestique, les lectures publiques, le dépôt du texte dans le sanctuaire. — Suite de l'histoire de Moïse, sa mort, et a .- paravam son c unique; opinion qui lui attribue le livre de Job. Analyse de ce saiut 142 PARTIE II. - CHAPITRE III. lirre. Moue n'entre pas dans îa terre promise; raison de cette exclusion , c'eit aussi an symbole de la loi mosaïque. — Vient ensuite le récit des victoires de Josué, et après lui delà tribu de Juda. La suite de l'histoire suintcjusqu'à David est oriève- ment indiquée.] Après la mort de Jacob, le peuple de Dieu demeura en %TPte jusqu'au temps de la mission de Moïse, c'est-à-dire en- viron deux cents ans. Ainsi il se passa quatre cent trente ans avant que Dieu don- nât à son peuple la terre qu'il lui avoit promise. Il vouloit accoutumer ses élus à se fier à sa promesse, assu- rés qu'elle s'accomplit tôt ou tard, et toujours dans les temps marqués par son éternelle providence. Les iniquités des Amorrhéens, dont il leur vouloit donner et la terre et les dépouilles, n'étoient pas encore, comme il le dé- clare à Abraham *, au comble où il les attendoit pour les livrer à la dure et impitoyable vengeance qu'il vouloit exercer sur eux par les mains de son peuple élu. Il falloit donner à ce peuple le temps de se multiplier, afin qu'il fût en état de remplir la terre qui lui étoit destinée 2, et de l'occuper par force, en exterminant ses habitants maudits de Dieu. Il vouloit qu'ils éprouvassent en Egypte une dure et insup- portable captivité, afin qu'étant délivrés par des prodiges mouïs, ils aimassent leur libérateur, et célébrassent éternelle- ment ses miséricordes. Voilà l'ordre des conseils de Dieu, tels que lui-même nous les a révélés, pour nous apprendre à le craindre, à l'adorer, à l'aimer, à l'attendre avec foi et patience. Le temps étant arrivé, il écoute les cris de son peuple cruel- lement affligé par les Egyptiens, et il envoie Moïse pour déli- vrer ses enfants de leur tyrannie. Il se fait connoître à ce grand homme3 plus qu'il n'avoit ja- mais fait à aucun homme vivant. Il lui apparoît d'une manière également magnifique et consolante* : il lui déclare qu'il est celui qui est. Tout ce qui est devant lui n'est qu'une ombre. Je suis, dit-il, celui qui suis 5 : l'être et la perfection m'appartien- nent à moi seul. Il prend un nouveau nom, qui désigne l'être et la vie en lui comme dans leur source ; et c'est ce grand nom de Dieu, terrible, mystérieux, incommunicable, sous lequel ii veut dorénavant être servi. 1 Gen.. xv. 16. B. — * Ibid. B.— 8 « Il se fait connoître, etc. » Bossuet, avec un style pris de l'Ecriture même, développe les idées déjà données par lui sur la nature de Dieu.- * Exod., m. B.— 5 Ibid., 14. B. LA SUITE DE LA RELIGION. Ï45 Je ne vous raconterai pas 1 en particulier les plaies de i'Egypte, ni l'endurcissement de Pharaon, ni le passage de la mer Rouge, ni la fumée, les éclairs, la trompette résonnante, le bruit effroyable qui parut au peuple sur le mont Sinaï. Dieu y gravoit de sa main, sur deux tables de pierre, les préceptes fondamentaux de la religion et de la société : il dictoit le reste à Moïse à haute voix. Pour maintenir cette loi dans sa vigueur, il eut ordre déformer une assemblée vénérable de septante con- seillers2, qui pouvoit être appelée le sénat du peuple de Dieu et le conseil perpétuel de la nation. Dieu parut publique- ment, et fit publier sa loi en sa présence avec une démonstra- tion étonnante de sa majesté et de sa puissance. Jusque-là Dieu n'avoit rien donné par écrit qui pût servir de règle aux hommes. Les enfants d'Abraham avoient seulement la circoncision et les cérémonies qui l'accompagnoient, pour marque de l'alliance que Dieu avoit contractée avec cette race élue. Ils étoient séparés, par cette marque, des peuples qui adoroient les fausses divinités; au reste, ils se conservoient dans l'alliance de Dieu par le souvenir qu'ils avoient des pro- messes faites à leurs pères, et ils étoient connus comme un peuple qui servoit le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Dieu étoit si fort oublié, qu'il falloit le discerner par le nom de ceux qui avoient été ses adorateurs, et dont il étoit aussi le protecteur déclaré. Il ne voulut 3 point abandonner plus longtemps à la seule mémoire des hommes le mystère de la religion et de son al- liance. Il étoit temps de donner de plus fortes barrières à l'ido- lâtrie, qui inondoit tout le genre humain, et achevoit d'y étein- dre les restes de la lumière naturelle. L'ignorance et l'aveuglement s'étoient prodigieusement ac- crus depuis le temps d'Abraham*. De son temps, et un peu après , la connoissance de Dieu paroissoit encore dans la Pa- lestine et dans l'Egypte. Melchisédech , roi de Salem , étoit le pontife du Dieu très-haut, qui a fait le ciel et la terre*. Abimé- lech , roi de Gérare , et son successeur de même nom , rrai- gnoient Dieu, juroient en son nom, et admiroient sa puis- sance6. Les menaces de ce grand Dieu étoient redoutées par *«je ne vous raconterai pas, etc.» Figure de style appelée prélermtssion. — 2 Exod., xxiv, et Xum., xi. B. — 3 Yar. «Ce grand Dieu ne voulut. » — * a L'ignorance et l'aveuglement s'étoient, etc. » Notez ie soin avec lequel 'l'au- teur appuie toujours ses raisonnements sur les faits, et s'élève de plus en plus jusqu'au ton oratoire et au style sublime. — 5 Gen. Xiv. 18, 19. B.— * Ibiâ.% *XI, 22, 23; XXVI, 28, 29. B. 144 PARTlh ïï. - CHAP1TRK III. Pharaon, roi d'Egypte1 : mais dans le temps de Moïse, ces na- tions s'étoient perverties. Le vrai Die n'étoit plus connu en Egypte comme le Dieu de tous les peuples de l'univers , mais comme le Dieu des Hébreux*. On doroit jusques aux bêtes et jusques aux reptiles3. Tout étoit Dieu, excepté Dieu même4 ; et le monde , que Dieu avoit fait pour manifester sa puissance, sembloit être de/enu un tempie d'idoles. Le genre humain s'é- gara jusqu'à adorer ses vices et ses passions, et il ne faut pas s'en étonner. Il n'y avoit point de puissance plus inévitable ni plus tyrannique que la leur, 'homme, accoutumé à croire divin tout ce qui étoit puissant , comme il se sentoit entraîné au vice par une force invincible crut aisément que cette force étoit hors de lui, et s'en fit bientôt un dieu5. C'est par là que 'amour impudique eut tant d'autels, et que des impuretés qui font horreur commencèrent à être mêlées dans les sacrifices6. La cruauté y entra en même temps. L'homme coupable, qui étoit troublé par le sentiment de son crime, et regardoit la divinité comme ennemie, crut ne pouvoir l'apaiser par les vic- times ordinaires. 11 fallut verser le sang humain avec celui des bêtes : une aveugle frayeur poussoit les pères à immoler leurs en faits et à les brûler à leurs dieux au lieu d'encens. Ces sa- crifices étoient communs dès le temps de Moïse, et ne faisoient qu'une partie de ces horribles iniquités des Amorrhéens, dont Dieu commit7 la vengeance aux Israélites. Mais ils n'étoient pas particuliers à ces peuples. On sait que dans tous les peuples du monde , sans en excepter aucun , les hommes ont sacrifié leurs semblables8; et il n'y a point eu d'endroit sur la terre où on n'ait servi de ces tristes et affreu- ses divinité? , dont la haine implacable pour le genre humain exigeoit de telles victimes. Au milieu de tant d'ignorances9, l'homme vint à adorer jus- qu'à l'œuvre de ses mains. Il crut pouvoir renfermer l'esprit divin dans des statues ; et il oublia si profondément que Dieu - Ccn., xii, 17, 18. B. — « E.rod., v, 1, 2, 5; ix, 1, etc. B.— * Ibid , fin, JG. B.— k Antithèse sublime : ce peu de mots exprime avec justesse tout le orid du polythéisme.— 5 «L'homme, accoutumé, etc. » Pensée d'une philo— so nie proionde, et qui rend raison de l'égarement des païens, adorateurs de dieux pervers; on voit aussi en ce point l'origine du manichéisme.— 6 Levit, xxn, 2, 5. B. — 7« Commit. » Confia.— 8 Herod., lib. II, c. cvu ; Caes , de Hello Gall., lib. ,vi c. xv; Diod., lib. I Bect. 1, n. 53; lib v, n. 29; IMin., Uist. natur., lib. xxxs c. i ; Athen., lib. ,xm ; Porph., de Abstin., lib. n, § 8 ; Joro., de Reb. Cet., c. xlix, etc. I!.-9 Ignorances au pluriel a une élégance et une force nouvelles. LA SUITE DE LÀ RELIGION. 145 l'avcit fait , qu'il crut à son tour pouvoir faire un Dieu. Qui le pourroit croire , si l'expérience ne nous faisoit voir qu'une er- reur si stupide et si brutale n'étoit pas seulement ia plus uni- verselle , mais encore la plus enracinée et la plus incorrigible parmi les bommes ? Ainsi il faut reconnoître, à la confusion du genre humain, que la première des vérités , celle que le monde prêche, celle dont l'impression est la plus puissante l, étoit la plus éloignée de la vue des hommes. La tradition qui la con- servoit dans leurs esprits, quoique claire encore , et assez pré- sente, si on y eût été attentif, étoit prête à s'évanouir : des fa- bles prodigieuses , et aussi pleines d'impiété que d'extrava- gance, prenoient sa place. Le moment étoit venu, où la vérité, mal gardée dans la mémoire des hommes , ne pouvoit plus se conserver sans être écrite ; et Dieu ayant résolu d'ailleurs de former son peuple à la vertu par des lois plus expresses 2 et en plus grand nombre , il résolut en même temps de les donner par écrit. Moïse fut appelé à cet ouvrage. Ce grand homme recueillit l'histoire des siècles passés ; celle d'Adam , celle de Noé, celle d'Abraham, celle d'isaac, celle de Jacob, celle de Joseph, ou plutôt celle de Dieu même et de ses faits admirables. Il ne lui fallut pas déterrer de loin les traditions de ses ancê- tres. Il naquit cent ans après la mort de Jacob. Les vieillards de son temps avoient pu converser 3 plusieurs années avec ce saint patriarche ; la mémoire de Joseph et des merveilles que Dieu avoit faites par ce grand ministre des rois d'Egypte étoit encore récente. La vie de trois ou quatre hommes remontoit jusqu'à Noé, qui avoit vu les enfants d'Adam, et touchoit, pour ainsi parler, à l'origine des choses. Ainsi les traditions anciennes du genre humain et celles de la famille d'Abraham n'étoient pas malaisées à recueillir : la mémoire en étoit vive 4 ; et il ne faut pas s'étonner si Moïse, dans sa Genèse , parle des choses arrivées dans les premiers siècles, comme de choses constantes , dont même en voyoit en- core, et dans les peuples voisins, et dans la terre de Chanaan , des monuments remarquables. 1 « Celle que le monde prêche. » C'est-à-dire, en style ordinaire : celle que le spectacle même de l'univers nous enseigne. « Dont l'impression est la plus puissante. » C'est-à-dire que tout devrait imprimer le plut fortement en nous. Ici Bossuet laisse un peu à désirer pour la clarté.— *2 Plus précises, plus explicites. — 3 Converser ne signifie pas ici proprement entretenir une con- versation, parler ensemble; mais, vivre ensemble, avoir des relations, et par suite, souvent s'entretenir ensemble. — Conversari. Converser ne se preo irait pas aujourd'hui en ce sens.— 4 En était encore vivante, fraîche. 146 PARTIE IL - CHAP. III. Dans le temps qu'Abraham i , Isaac et Jacob avoient habité cette terre, ils y avoient érigé partout des monuments des cho- ses qui leur étoient arrivées. On y montroit encore les lieux où ils avoient habité ; les puits qu'ils avoient creusés dans ces pays secs, pour abreuver leur famille et leurs troupeaux ; les mon- tagnes où ils avoient sacrifié à Dieu, et où il leur étoit apparu ; les pierres qu'ils avoient dressées ou entassées pour servir de mémorial à la postérité; les tombeaux2 où reposoient leurs cendres bénites 3. La mémoire de ces grands hommes étoit ré- cente, non-seulement dans tout le pays, mais encore dans tout l'Orient , où plusieurs nations célèbres n'ont jamais oublié qu'elles venoient de leur race. Ainsi quand le peuple hébreu entra dans la Terre promise, !out y célébroit leurs ancêtres; et les villes et les montagnes , et les pierres mêmes y parloient de ces hommes merveilleux, et des visions étonnantes par lesquelles Dieu les avoit confir- més dans l'ancienne et véritable croyance. Ceux qui connoissent tant soit peu les antiquités , savent combien les premiers temps étoient curieux d'ériger et de con- server de tels monuments, et combien la postérité retenoit soi- gneusement les occasions qui les avoient fait dresser. C'étoit une des manières d'écrire l'histoire : on a depuis façonné et poli les pierres ; et les statues ont succédé après les colonnes aux masses grossières et solides que les premiers temps érigeoient. On a même de grandes raisons de croire que dans la lignée où s'est conservée la connoissance de Dieu, on conservoit aussi par écrit des mémoires des anciens temps ; car les hommes n'ont jamais été sans ce soin. Du moins est-il assuré qu'il se faisoit des cantiques que les pères apprenoientà leurs enfants ; ■antiques qui, se chantant dans les fêtes et dans les assemblées, y perpétuoient la mémoire des actions les plus éclatantes des bièelcs passés. De là est née la poésie, changée dans la suite en plusieurs nés, dont la plus ancienne se conserve encore dans les odes et dans les cantiques, employés par tous les anciens, et encore à présent par les peuples qui n'ont pas l'usage des lettres, 5 louer la Divinité et les grands hommes. . rJans le temps qu'Abraham, etr. » Il oiait facile de donner à ce passage in coloris plus pittoresque; ce qu'il y a suflit : Bossuet s'adresse plus à la raison qu'à l'imagination.—2 L'usage d'élever des tombeaux et dos monu- mentg tfe rencontre partout chez les anciens. Voir pour los Tumuli , Homère. Iliade.— $ Bénites au sens de bénies. Voy plus haut, p. 126, note 4, et p. 157 note 4 LA SUITE DE LA RELIGION. 147 Le style de ces cantiques, hardi, extraordinaire, naturel, tou- tefois1, en ce qu'il est propre à représenter la nature dans ses transports, qui marche pour cette raison par de vives et impé- tueuses saillies 2, affranchi des liaisons ordinaires que recher- che le discours' uni, renfermé d'ailleurs dans des cadences nom- breusesR qui en augmentent la force, surprend L'oreille, 'saisit l'imagination, émeut le cœur, et s'imprime plus aisément dans la mémoire. Parmi tous les peuples du monde, celui où de tels cantiques ont été le plus en usage, a été le peuple de Dieu. Moïse en marque un grand nombre4, qu'il désigne par les premiers vers, parce que le peuple savoit le reste. Lui-môme en a fait deux de cette nature. Le premier5 nous met devant les yeux le pas- sage triomphant de la mer Rouge, et les ennemis du peuple de Dieu, les uns déjà noyés, et les autres à demi vaincus par la terreur. Par le second6, Moïse confond l'ingratitude du peuple, en célébrant les bontés et les merveilles de Dieu. Les siècles suivants l'ont imité. C'étoit Dieu et ses œuvres merveilleuses qui faisoient le sujet des odes qu'ils ont composées : Dieu le* inspiroit lui-même ; et il n'y a proprement que le peuple ai Dieu où la poésie soit venue par enthousiasme7. Jacob a voit prononce dans ce langage mystique8 les oracles qui contenoient la destinée de ses enfants, afin que chaque tribu retint plus aisément ce qui la touchoit, et apprit à louer celui qui n'étoit pas moins magnifique dans ses prédictions (pie fi- dèle à les accomplir. Voilà les moyens dont Dieu s'est servi pour conserver jusqu'à Moïse la mémoire des choses passées. Ce grand homme, instruit * <: Naturel toutefois, etc. » Ordinairement on entend par style naturel, ce- lui qui présente les idées dans l'ordre et sous la forme le plus aisément ac- cessibles à l'esprit : ici le mot naturel a un autre sens plus relevé, et que Bossuel explique.—2 On entend ordinairement par saillies des traits d'esprit ou d'imagination plaisante; Bossuel prend ce mol plus près de son élymologie ; mouvement impétueux de Pespril. — 3 « Cadences nombreuses. » Suite de me- sures harmonieuse.-.: modi, numeri.—* Num., xxi, li, 17, 18, 27, elr. B. — hBxod,, xv. B.—eBeut., xxxii. B. — 7 Enthousiasme signifie, au sens ordinaire, ardeur et exaltation de l'âme, de l'imagination; pris ici au sen: propre et primitif, it signifie inspiration divine, fureur divine, comme le grec Évdouautof/.ôî. Si ce mot ne devait pas être entendu avec cette acception rigou- reuse, la pensée de Bossuel ne serait pas exacte; mais lui-même fait voir par de malproprement, ce qu'il entend par enthousiasme.— 8 Mystique, qui re- garde les mystères; langage mystique, langage empreint de la sublimité et delà profondeur obscure d œrieux, qui contient quelque mys- tère, quelque sens caché ; se dit spceiaîemea», eu parlant de ia religion, mais s'étend à d'autres sens. 148 PARTIE II. - CHAP. III. par tous ces moyens, et élevé au-dessus ■ par le Saint-Esprit, a écrit les œuvres de Dieu 2 avec une exactitude et une simpli- cité qui attire la croyance et l'admiration, non pas à lui, mais à Dieu même. 11 a joint aux choses passées, qui contenoient l'origine et les anciennes traditions du peuple de Dieu, les merveilles que Dieu faisoit actuellement pour sa délivrance. De cela il n'allègue point aux Israélites d'autres témoins que leurs yeux. Moïse ne leur conte point des choses qui se soient passées dans des re- traites impénétrables et dans des antres profonds ; il ne parle point en l'air3; il particularise et circonstancié toutes choses, comme un homme qui ne craint point d'être démenti. Il fonde toutes leurs lois et toute leur république 4 sur les merveilles qu'ils ont vues. Ces merveilles n'étoient rien moins que la na- ture changée tout à coup, en différentes occasions, pour les dé- livrer, et pour punir leurs ennemis: la mer séparée en deux, la terre entr'ouverte5, un pain céleste, des eaux abondantes tirées des rochers par un coup de verge, le ciel qui leur donnoit un signal visible pour marquer leur marche, et d'autres mira- cles semblables qu'ils ont vus durer quarante ans. Le peuple d'Israël n'étoit pas plus intelligent ni plus subtil* que les autres peuples, qui, s'étant livrés à leurs sens, ne pou voient concevoir un Dieu invisible. Au contraire, il étoit gros- sier et rebelle autant ou plus qu'aucun autre peuple. Mais ce Dieu invisible dans sa nature se rendoit tellement sensible par de continuels miracles, et Moïse les inculquoit avec tant do force, qu'à la fin ce peuple charnel se laissa toucher de l'idée si pure d'un Dieu qui faisoit tout par sa parole, d'un Dieu qui n'étoit qu'esprit, que raison et intelligence. De cette sorte, pendant que l'idolâtrie, si fort augmentée * Au-de$tus, ellipse, pour : au-dessus de toutes les connaissances qu'il avait reçues. — 2 « Les œuvres de Dieu. » Cette expression rappelle le titre sublime d'une ancienne histoire des Croisades : Gesta Dci per Fran- cos. — 3 « Moïse ne leur conte point... il ne parle point en l'air. » Ex- pressions familières et vives: cette négligence aisée est un des caractères du style de Rossuet. — * Leur république ne désigne pas ici une forme parti- culière de gouvernement, le gouvernement de plusieurs, mais signiGe en gé- néral, état, gouvernement, res publica. La Fontaine a dit de même Eux leuii Ut componieiit toute leur république. (Philémoii tt Baucis.) La république a bien affaire De gem qui ne dépensent rien '. (Liv. Mil, fab. 19.) Ce sens, ordinaire autrefois, n'est plus usité.— 5« La mer séparée en deux, la terre entr'ouverte, etc » Ces participes peignent l'action, que l'expression abstraite la séparation de la mer, etc., ne ferait qu'indiquer.— 6 Fin, délié: subtil en ce sens serait aujourd'hui ou trivial, ou pris en mauvaise part LA SUITE DE LÀ RELIGION. 149 depuis Abraham, couvroit toute la face de la terre, la seule postérité de ce patriarche en étoit exempte. Leurs ennemis leur rendoienl ce témoignage ; et les peuples, où la vérité de la tra- dition n'étoit pas encore tout à fait éteinte, s'écrioient avec étonnement 1 : « On ne voit point d'idole en Jacob ; on n'y voit « point de présages superstitieux, on n'y voit point de divina- « tions ni de sortilèges : c'est un peuple qui se fie au Seigneur « son Dieu, dont la puissance est invincible. » Pour imprimer dans les esprits l'unité de Dieu et la parfaite uniformité qu'il demandoit dans son culte, Moïse répète sou- vent2, que dans la Terre promise ce Dieu unique choisirait un iieu dans lequel seul se feroient les fêtes, les sacrifices, et tout le service public. En attendant ce lieu désiré, durant que le peuple erroit dans le désert, Moïse construisit le Tabernacle, temple portatif, où les enfants d'Israël présentoient leurs vœux au Dieu qui avoit fait le ciel et la terre, et qui ne dédaignoit pas de voyager, pour ainsi dire, avec eux, et de les con- duire. Sur ce principe de religion, sur ce fondement sacré étoit bâ- tie toute la loi ; loi sainte, juste, bienfaisante, honnête, sage, prévoyante et simple, qui lioit la société des hommes entre eux par la sainte société de l'homme avec Dieu. A ces saintes institutions il ajouta des cérémonies majes- tueuses, des fêtes qui rappeloient la mémoire des miracles par lesquels le peuple d'Israël avoit été délivré; et, ce qu'aucun autre législateur n'avoit osé faire, des assurances précises que tout leur réussiroit tant qu'ils vivroient soumis à la loi, au lieu que leur désobéissance seroit suivie d'une manifeste et inévi- table vengeance3. Il falloit être assuré de Dieu pour donner ce fondement à ses lois4 ; et l'événement a justifié que Moïse n'a- voit pas parlé de lui-même. Quant à ce grand nombre d'observances dont il a chargé les Hébreux, encore que maintenant elles nous paraissent super- flues, elles étoient alors nécessaires pour séparer le peuple de Dieu des autres peuples, et servoient comme de barrière à l'i- dolâtrie, de peur qu'elle n'entraînât ce peuple choisi avec tous les autres. 1 Ntim., xxiil, 21, 22, 25. B. — -Dent., xn, xiv, xv, xyi, xvii, etc. B. — *Deut.y xxvn, xxviii, etc. B.— 4« Assuré de Dieu. » C'est-à-dire ayant reça de Dieu une assurance. — «A ses lois.» Cette construction est amphibologique et incorrecte : on ne voit pas assez clairement à quel mot possesseur se rap- porte l'adjectif ses : l'antécédent du pronom possessif doit être un nom ou un pronom déterminé. J50 PARTIE II. - CIIÀP. III. Pour maintenir la religion et toutes les traditions du peuple de Dieu, parmi les douze tribus une tribu est choisie, à la- quelle Dieu donne en partage, avec les dîmes et les oblations1, le soin des choses sacrées. Lévi et ses enfants sont eux-mêmes consacrés à Dieu comme la dîme de tout le peuple. Dans Lévi, Àaron est choisi pour être souverain pontife, et le sacerdoce est rendu héréditaire dans sa famille. Ainsi les autels ont leurs ministres; la loi a ses défenseurs particuliers; et la suite du peuple de Dieu est justifiée * par la succession de ses pontifes, qui va sans interruption depuis Aaron, le premier de tous. Mais ce qu'il y avoit de plus beau dans cette loi, c'est qu'elle préparoit la voie à une loi plus auguste, moins chargée de cérémonies, et plus féconde en vertus. Moïse, pour tenir le peuple dans l'attente de cette loi, leur confirme la venue de ce grand prophète qui devoit sortir d'A- braham, d'Isaac et de Jacob, « Dieu, dit-il3, vous suscitera du « milieu de votre nation et du nombre de vos frères, un pro- « phète semblable à moi : écoutez-le. » Ce prophète semblable à Moïse, législateur comme lui, qui peut-il être, sinon le Mes- sie, dont la doctrine devoit un jour régler et sanctifier tout l'univers * ? Le Christ devoit être le premier qui formeroit un peuple nouveau, et à qui il dit aussi : a Je vous donne un nouveau « commandement5; » et encore : « Si vous m'aimez, gardez a mes commandements6 ; » et encore plus expressément : « 11 (( a été dit aux anciens : Vous ne tuerez pas ; et moi je vous « dis7; » et le reste, de même style et de même force. Le voilà donc ce nouveau prophète, semblable à Moïse et auteur d'une loi nouvelle, dont Moïse dit aussi en nous annon» çant sa venue : « Ecoutez-le8; » et c'est pour accomplir cette promesse, que Dieu, envoyant son Fils, fait lui-même retentir d'en haut comme un tonnerre cette voix divine : « Celui-ci est Wblation diffère d'offrande, en ce que l'offrande est volontaire, tandis qne î'oblation est réplée par un statut. La racine de ces deux mots est d'ailleurs la m'îme— * « Justifiée. » Etablie, prouvée : la nationalité du peuple de Dieu M continue sans interruption, ce qui est prouvé par, etc. — *Âeuf., XTOI, 15, 18. B. — * Var. « Jusqu'à lui [le Messie] il ne devoit point s'élever en tout Israël un prophète semblable à Moïse, à qui Dieu parloit face a faco, et qui donnoit des lois à son peuple : aussi jusqu'au temps du Messie, » etc. — Bossuet a développé sa pensée ; la suite de celte variante reprenait au quatrième alinéa ci-dessous. — 5 Joann., xm, 54. B.— ' Ibid.7 xiv, 15. B.— T Matth., v, 2i,etsqq.B.— 8Z)euf., vvni, 15. B. LA SUITE DE LA RELIGION. 151 «t mon Fils bien-aimé, dans lequel j'ai mis ma complaisance : « écoutez-le1. » Cétoit le même prophète et le môme Christ que Moïse avoit figuré dans le serpent d'airain qu'il érigea dans le désert. La morsure de l'ancien serpent, qui avoit répandu dans tout le genre humain le venin dont nous périssons tous, devoit être guérie en le regardant, c'est-à-dire en croyant en lui, comme il l'explique lui-même. Mais pourquoi rappeler ici le serpent d'airain seulement ? Toute la loi de Moïse, tous ses sacrifices, le souverain pontife qu'il établit avec tant de mystérieuses cé- rémonies, son entrée dans le sanctuaire, en un mot, tous les sacrés rites de la religion judaïque, où tout étoit purifié parle sang, l'agneau même qu'on immoloit à la solennité principale, c'est-à-dire à celle de Pàque, en mémoire de la délivrance du peuple; tout cela ne signifioit autre chose que le Christ sauveur par son sang de tout le peuple de Dieu. Jusqu'à ce qu'il fût venu, Moïse devoit être lu dans toutes les assemblées comme l'unique législateur. Aussi voyons-nous, jusqu'à sa venue, que le peuple, dans tous les temps et dans toutes les difficultés, ne se fonde que sur Moïse. Comme Rome révéroit les lois de Piomulus, de Numa et des Douze-Tables ; comme Athènes recouroit à celles de Solon ; comme Lacédé- mone conservoit et respectoit celles de Lycurgue : le peuple hébreu alléguoit sans cesse celles de Moïse. Au reste, le légis- lateur 2 y avoit si bien réglé toutes choses que jamais on n'a eu besoin d'y rien changer. C'est pourquoi le corps du droit judaïque n'est pas un recueil de diverses lois faites dans des temps et dans des occasions différentes. Moïse, éclairé de l'es- prit de Dieu, avoit tout prévu. On ne voit point d'ordonnances ni de David, ni de Salomon, ni de Josaphat, ou d'Ezéchias, quoique tous très-zélés pour la justice. Les bons princes n'a- voient qu'à faire observer la loi de Moïse, et se contentoien- d'en recommander l'observance à leurs successeurs3. Y ajou- ter ou en retrancher un seul article * étoit un attentat que le peuple eût regardé avec horreur. On avoit besoin de la loi h chaque moment pour régler, non-seulement les fêtes, les sa- crifices, les cérémonies, mais encore toutes les autres actions ^ïatlh., xvn, 5; Marc, xi, b ; Luc, ix, 55 ; H Petr., i, 17. B. — * « An reste le législateur, etc. » Dans cet alinéa, l'auteur fait voir la stabilité et !a permanence de la loi de Moïse, par opposition aux législations humaine?, où les changements sont ordinaires.—3/// Regr., il, etc. B.— * Deut., it, 9; KO, 52, etc. B. 152 PARTIE II. - CHAP. III. publiques et particulières, les jugements, les contrats, les ma- riages, les successions, les funérailles, la forme même des ha- bits, et en général tout ce qui regarde les mœurs. Il n'y avoit point d'autre livre où on étudiât les préceptes de la bonne vie. Il falloit le feuilleter et le méditer nuit et jour, en recueillir des sentences, les avoir toujours devant les yeux. C'étoit laque les enfants apprenoient à lire. La seule règle d'éducation, qui étoit donnée à leurs parents, étoit de leur apprendre, de leur inculquer, de leur faire observer ' cette sainte loi, qui seule pouvoit les rendre sages dès l'enfance. Ainsi elle devoit être entre les mains de tout le monde. Outre la lecture assidue que chacun en devoit faire en particulier, on en faisoit tous les sept ans, dans l'année solennelle de la rémission et du repos *, une lecture publique, et comme une nouvelle publication, à la fête des Tabernacles 3, où tout le peuple étoit assemblé durant huit jours. Moïse fit déposer auprès de l'Arche l'original de la loi * : mais, de peur que dans la suite des temps elle ne fût altérée par la malice ou par la négligence des hommes, outre les co- pies qui couroient parmi le peuple, on en faisoit des exem- plaires authentiques, qui, soigneusement revus et gardés par les prêtres et les lévites, tenoient lieu d'originaux. Les rois (car Moïse avoit bien prévu que ce peuple voudroit enfin avoir des rois comme tous les autres), les rois, dis-je, étoient obli- gés, par une loi expresse du Deutéronome 5, à recevoir des mains des prêtres un de ces exemplaires si religieusement cor- rigés, afin qu'ils le transcrivissent, et le lussent toute leur vie. Les exemplaires ainsi revus par autorité publique étoient en singulière vénération à tout le peuple : on les regardoit comme sortis immédiatement des mains de Moïse, aussi purs et aussi entiers que Dieu les lui avoit dictés. Un ancien volume de cette sévère et religieuse correction 6 ayant été trouvé dans la mai- son du Seigneur, sous le règne de Josias7, et peut-être étoit-ce l'original même que Moïse avoit fait mettre auprès de l'Arche, excita la piété de ce saint roi, et lui fut une occasion de porter ce peuple à la pénitence. Les grands effets qu'a opérés dans tous 1 « De leur apprendre, etc. » Gradation. — 2 Tous les sept ans chez les juifs, il y avait remise des dettes contrariées entre eux. Les esclaves juifs étaient affranchis. Deuter., c. 15. — 3 Deut., xxxi, 10; // Esdr., vin, 17, 18. B. — 4 Dent., xxxi, -2<\. H.— 5 Ibid., xvh, 18. B.— \\n. « L'original du Deutéronome : c'étoil un alnogé de toute la loi. » — 6 C'esU-à-dire de celte édition corrigée avec un soin sévère et religieux. — 7 IV Reg., xxi, S, etc.; II Par., xxx.'v, 1.1, ele B. LA SUITE DE LA RELIGION. 15ô les temps la lecture publique de cette loi sont innombrables. En un mot, c'étoit un livre parfait, qui, étant joint par Moïse à l'histoire du peuple de Dieu, lui apprenoit tout ensemble son origine, sa religion, sa police1, ses mœurs, sa philosopbie, tout ce qui sert à régler la vie, tout ce qui unit et forme la so- ciété, les bons et les mauvais exemples, la récompense des uns, et les châtiments rigoureux qui avoient suivi les autres. Par cette admirable discipline, un peuple sorti d'esclavage, et tenu quarante ans dans un désert, arrive tout formé à la terre qu'il doit occuper. Moïse le mène à la porte, et, averti de sa fin prochaine, V, commet ! ce qui reste à faire à Josué 3. Mais, avant que de mourir, il composa ce long et admirable can- tique, qui commence par ces paroles 4 : « 0 cieux, écoutez ma « voix ; que la terre prête l'oreille aux paroles de ma bouche ! » Dans ce silence de toute la nature, il parle d'abord au peuple avec une force inimitable, et, prévoyant ses infidélités, il lui en découvre l'horreur. Tout d'un coup, il sort de lui-même, comme trouvant tout discours humain au-dessous d'un sujet si grand : il rapporte ce que Dieu dit, et le fait parler avec tant de hauteur et tant de bonté, qu'on ne sait ce qu'il inspire le plus, eu la crainte et la confusion, ou l'amour et la confiance. Tout le peuple apprit par cœur ce divin cantique, par ordre de Dieu et de Moïse 5. Ce grand homme après cela mourut con- tent, comme un homme qui n'avoit rien oublié pour conserver parmi les siens la mémoire des bienfaits et des préceptes de Dieu. 11 laissa ses enfants au milieu de leurs citoyens6, sans aucune distinction et sans aucun établissement extraordinaire, i! a été admiré, non-seulement de son peuple, mais encore de tous les peuples du monde; et aucun législateur n'a jamais eu un si grand nom parmi les hommes. Tous les prophètes qui ont suivi dans l'ancienne loi, et tout ce qu'il y a eu d'écrivains sacrés, ont tenu à gloire d'être ses disciples. En effet, il parle en maître : on remarque dans ses écrits un caractère tout particulier, et je ne sais quoi d'originai qu'on ne trouve en nul autre écrit : il a dans sa simplicité un 1 « Sa police. » Sa politique, son organisation sociale.— - « 11 commet.» I! confie.— 3 Deut., xxxi. B.— * Jbid. xxxn. B.— 3 Ibid. xxxi, 19, 22. B.— 6 Le mot citoyens désignait autrefois, comme le latin cives, le rapport qui attache un homme à sa patrie, et celui qui le rapproche des hommes appar- tenant à la même patrie, nation ou cité. Aujourd'hui, il n'est plus employé que daus le premier sens les citoyens d'une nation, etc. Dans le second cas on dit concitoyens. 10 154 HT1E II. — CHAP. III. sublime si majestueux, que rien ne le peut égaler ; et si, en entendant les autres prophètes, on croit entendre des hommes inspirés de Dieu, c'est, pour ainsi dire, Dieu même en personne qu'on croit entendre dans la voix et dans les écrits de Moïse. On tient qu'il a écrit le livre de Job. La sublimité des pen- sées et îa majesté du style rendent cette histoire digne de Moïse. De peur que les Hébreux ne s'enorgueillissent, en s'attribuant à eux seuls la grâce de Dieu, il étoit bon de leur faire entendre qu'il avoit eu ses élus ', môme dans la race d'Ésaû. Quelle doc- trine étoit plus importante ? et quel entretien plus utile pouvoit donner Moïse au peuple affligé dans le désert, que celui de la patience de Job, qui, livré entre les mains de Satan pour être exercé 8 par toute sorte de peines, se voit privé de ses biens, de ses enfants, et de toute consolation sur la terre; incontinent après, frappé d'une horrible maladie, et agité au dedans par la tentation du blasphème et du désespoir ; qui néanmoins, de- meurant ferme, fait voir qu'une âme fidèle, soutenue du se- cours divin au milieu des épreuves les plus effroyables, et mal- gré les plus noires pensées que l'esprit malin puisse suggérer, sait non-seulement conserver une confiance invincible, mais encore s'élever par ses propres maux à la plus haute contem- plation, et reconnoître dans les peines qu'elle endure, avec le néant de l'homme, le suprême empire de Dieu et sa sagesse in- finie ! Voilà ce qu'enseigne le livre de Job3. Pour garder le ca- ractère* du temps, on voit la foi du saint homme couronnée par des prospérités temporelles : mais cependant le peuple de Dieu apprend à connoître quelle est la vertu des souffrances, et à goûter la grâce qui devoit un jour être attachée à la croix. Moïse l'avoit goûtée lorsqu'il préféra les souffrances et l'igno- minie qu'il falloit subir avec son peuple, aux délices et à l'a- bondance de la maison du roi d'Egypte8. Dès lors Dieu lui fit goûter les opprobres8 de Jésus-Christ7. Il les goûta encore da- vantage dans sa fuite précipitée et dans son exil de quarante 1 Var. « Que ce grand Dieu avoit ses élus. i>— 2 Être éprouvé, ex&rceri. Cet alinéa renferme une analyse brève du livre de Job, au point de vuo religieux et moral. Bossuet ne s'occupe pas du mérite poétique de ce livre, chose bien moins importante. Le livre de Job est cependant de la plus haute poésie.— 3 Job., xxin, 15 ; xiv, 14, 13 ; xvi, 21 , xix, 2.">, etc. B.— * Sous la loi ancienne, les promesses et les menares de Dieu avaient pour objet le plus apparent la >i<" actuelle: l'Évangile devait présenter plus clairement aux hommes les véri- tés qui regardent la vie future.— 6 Exod, n, 10, 11, 15. B. — 6 «Goûter les opprobres de Jésus-Christ. » Belle expression du style religieux.—7 //«fer,, U, 24, 25,26. LA SUITE DE LÀ RELIGION. 455 ans. Mais il avala jusqu'au fond le calice de Jésus-Christ, lors- que, choisi pour sauver ce peuple, il lui en fallut supporter les révoltes continuelles, où sa vie étoit en péril l. Il apprit ce qu'il en coûte à sauver les enfants de Dieu, et fit voir de loin ce qu'une plus haute délivrance devoit un jour coûter au Sau- veur du monde. Ce grand homme n'eut pas même la consolation d'entrer dans la Terre promise : il la vit seulement du haut d'une mon- tagne, et n'eut point de honte d'écrire qu'il en étoit exclu par une incrédulité2, qui, toute légère qu'elle paroissoit, mérita d'être châtiée3 si sévèrement dans un homme dont la grâce étoit si éminente. Moïse servit d'exemple à la sévère jalousie de Dieu, et au jugement qu'il exerce avec une si terrible exacti- tude sur ceux que ses dons obligent à une fidélité plus parfaite Mais un plus haut mystère nous est montré dans l'exclusioi. de Moïse. Ce sage législateur, qui ne fait par tant de merveil- les que de conduire les enfants de Dieu dans le voisinage de leur terre, nous sert lui-même de preuve que sa loi ne mène rien à la perfection'* ; et que, sans nous pouvoir donner l'accomplisse- ment des promesses, elle nous les fait saluer de loin"0, ou nous conduit tout au plus comme à la porte de notre héritage. C'est un Josué, c'est un Jésus, car c'étoit le vrai nom de Josué, qui par ce nom et par son office représentait le Sauveur du monde ; c'est cet homme si fort au-dessous de Moïse en toutes choses, et supérieur seulement par le nom qu'il porte ; c'est lui, dis- je, qui doit introduire le peuple de Dieu dans la Terre sainte. Par les victoires de ce grand homme, devant qui le Jour- dain retourne en arrière, les murailles de Jéricho tombent d'el les-mêmes et le soleil s'arrête au milieu du ciel , Dieu établit ses enfants dans le pays de Chanaan, dont il chasse par même moyen des peuples abominables. Par la haine qu'il donnoif pour eux à ses fidèles, il leur inspiroit un extrême éloignement de leur impiété; et le châtiment qu'il en ht par leur ministère les remplit eux-mêmes de crainte pour la justice divine doi; ils exécutoient les décrets. Une partie de ces peuples que Jo- sué chassa de leur terre, s'établirent en Afrique, où l'on trouva longtemps après, dans une inscription ancienne.6, le monu- ment de leur fuite et des victoires de Josué. Après que ces vic- 1 Num., xiv, 10. B. — 2 md., xx, 12. B. «Une incrédulité. » Du fait d'in- crédulité, on défaut de croyance, de foi, dans une occasion donne-. g Vak. « Par un péché qui, tout léçer qu'il naroit, mérite d'être châlié. a -~ 4 Hebr.y vu, 19. D.-5 Ibid.xi, 13. P>. -« Prccop.,tfe Bell. Vand., lib.U.F. I5G PARTIE II. - CHAP. III. toires miraculeuses eurent mis les Israélites en possession de la plus grande partie de la Terre promise à leurs pères, Josué et Eléazar, souverain pontife, avec les chefs des douze tribus, leur en firent le partage, selon la loi de Moïse1, et assignèrent à la tribu de Juda le premier et le plus grand lot2. Dès le temps de Moïse, elle s'étoit élevée au-dessus des autres en nombre, en courage et en dignité 3. Josué mourut, et le peuple continua la conquête de la Terre sainte. Dieu voulut que la tribu de Juda marchât à la tête, et déclara qu'il avoit livré le pays entre ses mains *. En efFet, elle défit les Chananéens, et prit Jérusalem 5, qui devoit être la cité sainte et la capitale du peuple de Dieu. C'étoit l'ancienne Salem, où Melchisédech avoit régné du temps d'Abraham ; Melchisédech , ce roi de justice (car c'est ce que veut dire son nom), et en même temps roi de paix (puisque Salem veut dire paix 6), qu'Abraham avoit reconnu pour le plus grand pontife qui fût au monde : comme si Jérusalem eût été dès lors destinée à être une ville sainte et le chef de la religion. Cette ville fut donnée d'abord aux enfants de Benjamin, qui, foibles et en petit nombre, ne purent chasser les Jébuséens, anciens habitants du pays, et demeurèrent parmi eux7. Sous les juges, le peuple de Dieu est diversement traité, selon qu'il fait bien ou mal. Après la mort des vieillards qui avoient vu les miracles de la main de Dieu, la mémoire de ces grands ou- vrages s'aiToiblit, et la pente universelle du genre humain en- traîne le peuple à l'idolâtrie. Autant de fois qu'il y tombe, il est puni ; autant de fois qu'il se repent, il est délivré. La foi de la Providence et la vérité des promesses et des menaces de Moïse se confirment de plus en plus dans le cœur des vrais fi- dèles. Mais Dieu en préparoit encore de plus grands exemples. Le peuple demanda un roi, et Dieu lui donna Saùl, bientôt ré- prouvé pour ses péchés. Il résolut enfin d'établir une famiile royale, d'où le Messie sortiroit, et il la choisit dans Juda. Da- vid, un jeune berger sorti de cette tribu, le dernier des enfants de Jessé, dont son père ni sa famille ne connoissoit pas le mé- rite8, mais que Dieu trouva selon son cœur, fut sacré par Sa- muel dans Bethléem, sa patrie 9. 1 Jos., xiii, xiv, et sqq. Arum., xxvi, 53 ; xxxiv, 17. B.— 2 Jos., xiv, xv. B.— 8 Xum., ii, 3, 9; vu, 12 ; x, 14; / Par., v, 2. B.— * Judic, i, 1, 2. B. — 5 Ibid., 4, 8. B. — 6 Ilebr., vu, 2.B.— " Jud., i,21. B. Dans ces passages Bos- suet insiste sur les principaux faits qui marquent les phases de développement tie la religion, et en déduit les raisons ou les conséquences. Il ne fait qu'indi- quer le reste. Si l'on compare ce chapitre avec le précédent, on verra comment le» idées principales dans la religion se complètent graduellement.— 8Ineor- reclion: dont le mérite n'était connu ni de son père, etc. — '•> I Iteg. ,\\i. B. LA SUITE DE LA RELIGION. 157 CHAPITRE IV. Dav d, Salornon, les rois, et les prophètes. [Sommaire. —Indication générale des faits; caractère des deux règnes de Daviu et de Salornon; récit ripide des actions de David; le temple projeté. — Coostrui - tion du temple sous Salornon ; grandeur de ce roi. L'auteur revient de l'élévation de la maison de Juda, et de la race de David, à la promesse du Messie. De la il passe aux prophéties qui annonçaient ce grand événement : d'abord il analyse les pro- phéties renfermées dans les psaumes, touchant la grandeur du Messie, et ensuite, touchant son abaissement sur la terre. Il contrnue ce sujet en donnant la substance des autres prophètes qui ont aussi annoncé le Christ. — Persécutions exercées contre 1rs prophètes ; leurs souffrances sont l'image de celles de Jésus-Christ. — Prophétie- relatives à la conversion et au salut des Gentils. — Le caractère de Jésus-Christ ei de sa doctrine exprimé parles prophètes; caractère et universalité du culte nouveau que le Sauveur répandra sur toute la terre : en finissant ce magnifique exposé, l'auteur se résume en peu de mots. Il revient ensuite à l'histoire du peuple juif, et retrace, avec les réflexions que ce récit suggère, les faits principaux de David et de Salornon, et le schisme des dix tribus. — La liaison des temps le conduit à l'his- toire de Tobie qu'il analyse, et dont il fait voir le sens. ] Ici le peuple de Dieu prend une forme plus auguste1. La royauté est affermie dans la maison de David. Celte maison commence par deux rois de caractère différent, mais admira- bles tous deux. David, belliqueux et conquérant, subjugue les ennemis du peuple de Dieu, dont il fait craindre les armes par tout l'Orient; et Salornon, renommé par sa sagesse au dedans et au dehors, rend ce peuple heureux par une paix profonde. Mais la suite de la religion nous demande ici quelques remar- ques particulières sur la vie de ces deux grands rois. David régna d'abord sur Juda, puissant et victorieux, et en- suite il fut "reconnu par tout Israël. Il prit sur les Jébuséens la forteresse de Sion, qui étoit la citadelle de Jérusalem. Maître de cette ville, il y établit, par ordre de Dieu, le siège de la royauté et celui de la religion. Sion fut sa demeure : il bâtit autour, et la nomma la cité de David 2. Joab, fils de sa sœur 3, bâtit le reste de la ville, et Jérusalem prit une nouvelle forme. Ceux de Juda occupèrent tout le pays; et Benjamin, petit en nombre, y demeura mêlé avec eux. 1 Dans le premier alinéa, style coupé, propre à détacher nettement le» faus. —*// fiey., v, 6, 7, 8, 9; 1 Par., Xi, 6, 7, S. B. — 5 lbid.t n, 16. B. I ■ 158 PARTIE II. - CHAT». IV. L'arche d'alliance bâtie par Moïse, où Dieu reposoit sur les Chérubins, et où les deux tables du Décalogue étoient gardées, n'avoit point de place fixe. David la mena en triomphe dans Sion1, qu'il avoit conquise par le tout-puissant secours de Dieu, afin que Dieu régnât dans Sion, et qu'il y fût reconnu comme le protecteur de David, de Jérusalem et de tout le royaume. Mais le Tabernacle où le peuple avoit servi Dieu dans le désert, étoit encore à Gabaon2 ; et c'étoit là que s'offroient les sacrifi- ces, sur l'autel que Moïse avoit élevé. Ce n'étoit qu'en atten- dant qu'il y eût un temple où l'autel fût réuni avec l'arche, et où se fit tout le service. Quand David eut défait tous ses ennemis, et qu'il eut poussé les conquêtes du peuple de Dieu jusqu'à FEu- phrate3, paisible et victorieux, il tourna toutes ses pensées ;: l'établissement du culte divin4; et sur la même montagne où Abraham, prêt à immoler son lils unique, fut retenu par ! 1 main d'un ange 5, il désigna par ordre de Dieu le lieu du tempî . . Il en fit tous les desseins 6 ; il en amassa les riches et précieux matériaux ; il y destina les dépouilles des' peuples et des rois vaincus. Mais ce temple, qui devoit être disposé parle conqué- rant, devoit être construit par ïe pacifique. Salomon le bâtit sur le modèle du Tabernacle. L'autel des holocaustes, l'autel des parfums, le chandelier d'or, les tables des pains de propo- sition, tout le reste des meubles sacrés du temple fut pris sur des pièces semblables7 que Moïse avoit fait faire dans le désert8. Salomon n'y ajouta que la magnificence et la grandeur. L'ar- che que l'homme de Dieu8 avoit construite fut posée dans le Saint des saints, lieu inaccessible, symbole de l'impénétrable majesté de Dieu, et du ciel interdit aux hommes jusqu'à ce que Jésus-Christ leur en eût ouvert l'entrée par son sang. Au jour HlReg., vi, 18. B.-* I Par., xvi, 59 ; xxi, 29. B.-3/7 Reg., vm ; I Par., xviii.B.— '■* II Reg., mit, 25; / Par.. xxi,xxii et sqq. B.— 3 Joseph., Ànt.Jud. lib. vu, e. x, al. xni. B.— ^Plusieurs éditions modernes portent le mot dessiné sans e muet, ce qui est contraire à la vraie leçon. Du temps de Bossuct le mot dessein s'écrivait d'une manière uniforme, c'est-à-dire avec Ve muet, dans toutes ses acceptions; plus tard on voulut distinguer les deux acceptions par des orthographes différentes. L'étymologie est designatio. Ce mot, dans !o passage auquel il se rapporte ici, comprend la pensée, la conception, l'ordre, la distribution du bâtiment. Au dix-huitième siècle on écrivait encore dessein • les deux sens. (Voy. le Dictionn. de Trévoux.) — * Pour faire les meu- bles sacrés. . on prit pour modèles les meubles, les vases sacrés que .Moïse, etc. —III Reg., vi, vu, vin ; // Par., m, IV, v, vi, vu. B. — 8 L'homme de Dieu u'est pas ici un mot d'enflure ou de simple ornement, il est rigoureuseroeiH exact, et indique la raison qui déterminait Salomon à celle imitat'Oi» scru- puleuse des modèles donnés par Moïse. LA SUITE DE LA RELIGION. 159 de la dédicace du temple, Dieu y parut dans sa majesté. Il choisit ce lieu pour y établir son nom et son culte. Il y eut dé- fense de sacrifier ailleurs. L'unité de Dieu fut démontrée 1 par l'unité de son temple. Jérusalem devint une cité sainte, image de FÉ^lise, où Dieu devoit habiter comme dans son véritable temple, et du ciel, où il nous rendra éternellement heureux par la manifestation de sa gloire. Après que Salomon eut bâti le temple2, il bâtit en: palais des rois3, dont l'architecture étoit digne d'un si grand prince. Sa maison de plaisance, qu'on appela le Bois du Liban, étoit également superbe et délicieuse. Le palais qu'il éleva v la reine fut une nouvelle décoration à Jérusalem. Tout grand dans ces édifices : les salles, les vestibules, les galerie?, les promenoirs, le trône du roi et le tribunal où il rendoit la justice; le cèdre fut le seul bois qu'il employa dans ces 01: Tout y reluisoit d'or et de pierreries. Les citoyens ei étrangers admiroient la majesté des rois d'Israël. Le reste ré- pondoit à cette magnificence, les villes, les arsenaux, les che- vaux, les chariots, la garde du prince4. Le commerce, la navi- gation et le bon ordre, avec une paix profonde, avoient r: Jérusalem la plus riche ville de l'Orient. Le royaume étoit tranquille et abondant : tout y représentoit la gloire céleste. Dans les combats de David, on voyoit les travaux par lesquels il la falloit mériter; et on voyoit dans le règne de Salomon com- bien la jouissance en étoit paisible. Au reste, l'élévation de ces deux grands rois et de la : royale, fut l'effet d'une élection5 particulière. David célèbre lui-même la merveille de cette élection par ces paroles 5 : a Die:; « a choisi les princes dans la tribu de Juda. Dans la maison « de Juda, il a choisi la maison de mon père. Parmi les en- « fants de mon père, il lui a plu de m'élire roi sur tout son « peuple d'Israël ; et parmi mes enfants (car le Seigneur m'en « adonné plusieurs), il a choisi Salomon, pour être assis sur « le trône du Seigneur et régner sur Israël. » CeLta élection divine avoit un objet plus haut que celui qui 1 Fut représentée: au sens du latin démon strare.—ï « Après que Salomon, etc. » On pourrait désirer un style plus pittoresque, plus de couleur locale: mais peut-être y perdrait-on, sous le rapport essentiel, de l'unité dans le but et la nature de ce discours, qui est surtout d'éclairer l'esprit.— 3 llllisg., vu, x. B.— * Ibid., x; // Par., vin, x. B.— 3 «D'une élection,» d'un choix; mais l'expression de Bossuot, prise dans le langage de l'Écriture, a plus de force et de noblesse.—*5 / Par xvm, 4. 5. U. PARTIE II. - CHAP. IV. paroit d'abord. Ce Messie tant de fois promis comme le fils d'À- traham, devoit aussi être le fils de David et de tous les rois de Juda. Ce fut en vue du Messie et de son règne éternel que Dieu promit à David que son trône subsisteroit éternellement. Salomon, choisi pour lui succéder, étoit destiné à représenter la personne du Messie. C'est pourquoi Dieu dit de lui : « Je « serai son père, et il sera mon fils ■ ; » chose qu'il n'a jamais dite avec cette force d'aucun roi ni d'aucun homme. \ du temps de David et sous les rois ses enfants, le mys- tère se déciare-t-il plus que jamais par des prophé- ignifiques, et plus claires que le soleil. David l'a vu de loin et l'a chanté dans ses Psaumes* avec une magnificence que rien n'égalera jamais. Souvent il ne pen- soit qu'à célébrer la gloire de Salomon son fils ; et tout d'un coup, ravi hors de lui-même, et transporté bien loin au delà, il a vu celui qui est plus que Salomon en gloire aussi bien qu'en sagesse*. Le Messie lui a paru assis sur un trône plus durable que le soleil et que la lune. 11 a vu à ses pieds toutes les na- tions vaincues, et ensemble bénites en lui *, conformément à la lesse faite à Abraham. 11 a élevé sa vue plus haut encore : il l'a vu dans les lumières des saints, et devant l'aurore, sortant éternellement du sein de son père, pontife éternel et sans succes- , ne succédant aussi à personne, créé extraordinairement, non selon l'ordre d'Aaron, mais selon l'ordre de Melchisédech, 1 // Reg., vn, 14; 1 Par., xxn, 10. B.— 2 « David l'a vu de loin, etc. » Dans ce passage et dans ceux qui suivent, P.ossuet, pénétré de la lecture des textes sacrés, déroule rapidement devant nous les prophéties des Psaumes; et, sans art, sans effort, sans s'écarter de sa mâle simplicité, il s'élève jusqu'à la hauteur de celte poésie inspirée. Trois caractères signalent le style des Psaumes, indépendamment de ce qui est particulier à la langue et à la ver- sification hébraïques ; et ces caractères se retrouvent, jusqu'à certain poin^ le style de Bossuet. Ce sont: premièrement, le désordre apparent des pensées et le défaut de liaison continue dans l'exposition qui en est faite ; secondement, la rapidité a^e^- laquelle elles se succèdent, et la vivacité des mouvements ; troisièmement, la hardiesse des figures. Le beau désordre dont il sagit ici n'est point un effet de l'art; il est naturel et involontaire ; on conçoit en effet qu'un esprit à qui Dieu révèle les secrets les plus importants enir. voyant passer en peu d'instants devant soi tant de merveilles inat- enduesel incompréhensibles, ne puisse en retracer le souveniravec un calme dique. Le stjle, l'ordre accoutumé pour l'exposition des observations et des pensées humaines se trouve insuffisant pour l'expression des pensées divises; il se brise pour ainsi dire comme un instrument fragile dont on vou- drait lirer un son trop éclatant. Celte insuffisance de l' esprit humain à rendre ce qu'il perçoit, le porte de même à employer les métaphores, les comparai- sons les plus hardies. — 3 Math., fi. 29; xii, M. IJ. — * Psal uxxi, 5, 11. t7. B. LA SUITE DE [«à RELIGION. 161 ordre nouveau, que la loi ne eoimoissoit pas. Il l'a vu assis à h droite de Dieu, regardant du plus haut des cieux mus abattus. Il est étonné d'un si grand spectacle: et ravi de la gloire de son fils, il l'appelle son Seigneur1. Il l'a vu Dieu, que Di\ u avoit oint pour le faire régner sur toute la terre par sa doue :. Il a assisté en esprit au conseil de Dieu, et a oui de la propre bou- che du Père éternel cette parole qu'il adresse à son Fils uni- que : Je t'ai engendré air: : a laquelle Dieu joint la pro- messe d'un empire perpétuel, a qui s'étendra sur tous les ce Gentils et n'aura pas d'autres bornes que celles du monde3. c( Les peuples frémissent en vain : les rois et les princes fou. « complots inutiles. Le Seigneur se rit du haut des cieux* s de leurs projets insensés, et et Igré eux l'empire de son Christ. 11 l'établit sur eux-mêmes, et il faut qu'ils soient les premiers sujets de ce Christ dont ils vouïoient secouer le joug . Et encore que le reçue de ce grand Messie soit souvent prédit dans les Écritures sou- des idées magnifiques, Dieu n'a point lâché à David les ignominies de ce bénit fruit de ses entrailles. Cette instruction étoit nécessaire au peuple de Dieu. Si ce peu- ide encore infirme avoit besoin d'être attiré par des promesses temporelles, il ne falloit pourtant pas lui lasser regarder les grandeurs humaines comme sa souveraine félicité et comme son unique récompense : c'est pourquoi Dieu montre de loin ce Messie tant promis et tant désiré, le modèle de la perfection, et l'objet de ses complaisances, abîmé dans la douleur. La croix parolt à David comme le trône véritable de ce nouveau roi. Il voit ses mains et ses pieds perces , tous ses os marc, peau6 par tout le poids de son corps violemment suspendu, s s habits pari au sort, s i ce de fiel et de vinaigre, - rit autour de lu sant de son sang:. Mais il voit en même temps les glorieuse suites de ses humiliations : tous les peuples de la terre se ressou- venir de leur Dieu oublié depuis tant de siècles; les pauvres ve- nir les premiers ù la table du Messie, et ensuite I 1 PsuL eu. U. -°- Psal. \l-.v. ô. i. 5. 6. 7. s. B. -? »t«I. u. 7. S. B.- !. -2. 4, 9. B.— s IhJ.. io. etc. B.-c' Mi. m, 17. 1S. 19.B.— * Mi. lwiii, -2-2: Mi \v. S. 13, 14, 17. 21, Stt. B. «Et s'assouTissaj >on san-. » Expression hardie : ordinairement le verbe assouvir ne s'em- ploie pas pronominalement, et n'a pas de régime indirect caractérise pa ou à. On peut dire use '• iïUX û'> p?.-!.* df, etc. 162 PARTIE II - CHAP. IV. puissants; tous l'adorer et le bénir; lui prédisant dans la grande et nombreuse église, c'est-à-dire dans rassemblée des nations converties, et y annonçant à ses frères le nom de Dieu l et ses vé- rités éternelles. David, qui a vu ces choses, a reconnu, en les voyant, que le royaume de son fils n'étoit pas de ce monde. Il ne s'en étonne pas, car il sait que le monde passe; et un prince toujours si humble sur le trône voyoit bien qu'un trône n'étoit pas un bien où se dussent terminer ses espérances. Les autres prophètes n'ont pas moins vu le mystère du Mes- sie. Il n'y a rien de grand et de glorieux qu'ils n'aient dit de son règne. L'un voit Bethléem, la plus petite ville de Juda, illus- trée par sa naissance; et en môme temps élevé plus haut, il voit une autre naissance par laquelle il sort de toute éternité au sein de son père 2 ; l'autre voit la virginité de sa mère ; un Em- manuel, un Dieu avec nous* sortir de ce sein virginal, et un enfant admirable qu'il appelle Dieu 4. Celui-ci le voit entrei dans son temple* ; cet autre le voit glorieux dans son tombeau où la mort a été vaincue 6. En publiant ses magnificences 7, ils ne taisent pas 8 ses opprobres. Ils l'ont vu vendu 9 ; ils ont su le nombre et l'emploi des irenle pièces d'argent dont il a été acheté^. En même temps qu'ils Font vu grand et èlevén, ils l'ont vu mé- prisé et mèconnoissable au milieu des hommes; l'élonnement du monde, autant par sa bassesse que par sa grandeur; le dernier des hommes; l'homme de douleurs chargé de tous nos péchés; bienfaisant et méconnu ; défiguré par ses plaies, et par là guéiis- sant les nôtres ; traité comme un criminel ; mené au supplice avec des méchants, et se livrant, comme un agneau innocent, paisi- blement à la mort ; une longue postérité naître de lui l2 par ce moyen, et la vengeance déployée sur son peuple incrédule. Afin que rien ne manquât à la prophétie, ils ont compté les années jusqu'à sa venue13; et, à moins que de s'aveugler, il n'y a plus moyen de le méconnoître. '>un-seulement les prophètes voyoient Jésus-Christ, mais en- core ils en étoient la figure, et représentoient ses mystères, principalement celui de la croix. Presque tous ils ont souffert persécution pour la justice, et nous ont figuré dans leurs souf- frances l'innocence et la vérité persécutée en notre Seigneur. 1 I'sal. xxi, 26, 27 et sqq. I). — 2 Mich.t v, 2. B. - 3 /*., vu, 14. B. - * 7itJ.,ix, 6. B.— s Mil., m, 1. B.— 8 /«., xi, 10; lui, 9. B.— 7 Ses magni- ficences, pluriel poétique, pour ses grandeurs.—9 « Ils ne taisent pas. » Poéti- T>our ils ne gardent pas le silence sur. — s Var. « A son peuple. » — ™Zach., xi, 12,13. B.— « /s., lu, 15. H.- ^ Ibid.,uu. B.- M Dan.,ix.B }À SUITE DE LA RELIGION. îfô On voit Éîie et Elisée toujours menacés. Combien de fois ïsaïe a-t-il été la risée du peuple et des rois, qui à la lin, comme porte la tradition constante des Juifs, Font immolé à leur fu- reur? Zacbarie, fils de Joïada, est lapidé; Ézéchiel paroît ton jours dan? l'affliction; les maux de Jérémie sont continuels et inexplicables ; Daniel se voit deux fois au milieu des lions. Tous ont été contredits et maltraités ; et tous nous ont fait voir, par leur exemple, que si l'infirmité de l'ancien peuple demandoit en général d'être soutenue par des bénédictions temporelles, néanmoins les forts d'Israël et les hommes d'une sainteté ex- traordinaire étoient nourris dès lors du pain d'affliction1, et buvoient par avance, pour se sanctifier, dans le calice préparé au Fils de Dieu; calice d'autant plus rempli d'amertume, que la personne de Jésus-Cbrist étoit plus sainte. Mais ce que les prophètes ont vu le plus clairement, et ce qu'ils ont aussi déclaré dans les termes les plus magnifiques, c'est la bénédiction répandue sur les Gentils par le Messie. Ce rejeton de Jessé et de David a paru au saint prophète Isaïe, comme un signe donné de Dieu aux peuples et aux Gentils, afin qu'ils l'invoquent*. L'homme de douleur3, dont les plaies dé- voient faire notre guérison, étoit choisi pour laver les Gentils par une sainte aspersion, qu'on reconnoît dans son sang et dans le baptême. Les rois, saisis de respect en sa présence, n'osent ouvrir la bouche devant lui. Ceux qui n'ont jamais ouï parler de lui, le voient; et ceux à qui il étoit inconnu sont appelés pour le contempler'4. C'est le témoin donné aux peuples; c'est le chef et le précepteur des Gentils. Sous lui un peuple inconnu se joindra au peuple de Dieu, et les Gentils y accourront de tous côtés 5. C'est le juste de Sion, qui s'élèvera comme une lumière ; c'est son sauveur, qui sera allumé comme un flambeau. Les Gentils verront ce juste, et tous les rois connoitront cet homme tant célé- bré dans les prophéties de Sion*. Le voici mieux décrit encore7, et avec un caractère particu- lier. Un homme d'une douceur admirable, singulièrement choisi de Dieu, et l'objet de ses complaisances, déclare aux Gen- 1 « Nourrie du pain d'affliction. » Poétique, métaphore biblique. — 2 /s., xi, 10. B. — 3 « L'homme de douleur, etc. » La fin de cette phrase, dans sa concision elliptique, es* obscure; elle doit signifier: Celte ar.persion désigne le sang purificateur qui coula du sang de Jésus-Christ, et l'eau du baptême. — * J*.,l:i, 15, 14, 15; lui. B.— 3 Ibid., ly, 4, »,B.— * Itrid., LUI, i, 2. ?-. — 7 «Le voici mieux décrit, etc. » Dans cet alinéa on retrouve l'éclat el îa hardiesse du prophète Isaïe. f64 PARTIE II. — CHAP. IV. tils leur jugement : les iles attendent sa loi. C'est ainsi que les Hébreux appellent l'Europe et les pays éloignés. 77 ne fera aucun bruit : à peine l'entendra-t-on, tant il sera doux et pai- sible. Il ne foulera pas aux pieds un roseau brisé, ni n'éteindra un reste fumant de toile bridée. Loin d'accabler les infirmes et les pécheurs, sa voix charitable les appellera, et sa main bien- faisante seia leur soutien. Il ouvrira les yeux des aveugles, et tirera les captifs de leur prison1. Sa puissance ne sera pas moindre que sa bonté. Son caractère essentiel est de joindre ensemble la douceur avec l'efficace : c'est pourquoi cette voix si douce passera en un moment d'une extrémité du monde à l'autre ; et, sans causer aucune sédition parmi les hommes, elle excitera toute la terre. 77 n'est ni rebutant ni impétueux ; et celui que l'on connoissoit à peine quand il étoit dans la Judée, ne sera pas seulement le fondement de l'alliance du peuple, mais encore la lumière de tous les Gentils*. Sous son règne ad- mirable les Assyriens et les Egyptiens ne seront plus avec les Is- raélites qu'un même peuple de Dieu3. Tout devient Israël, tout devient saint. Jérusalem n'est plus une ville particulière : c'est l'image d'une nouvelle société, où tous les peuples se rassem- blent : l'Europe, l'Afrique et l'Asie, reçoivent des prédica- teurs dans lesquels Dieu a mis son signe, afin qu'ils découvrent sa gloire aux Gentils. Les élus, jusques alors appelés du nom d'Israël, auront un autre nom où sera marqué l'accomplisse- ment des promesses, et un amen bienheureux. Les prêtres et les lévites, qui jusques alors sortoient d'Aaron, sortirent doré- navant du milieu de la gentilitè*. Un nouveau sacrifice, plus pur et plus agréable que les anciens, sera substitué à leur place5; et on saura pourquoi David avoit célébré un pontife d'un nouvel ordre6. Le juste descendra du ciel comme une ro- sée, la terre produira son germe ; et ce sera le Sauveur avec le- quel on verra naître la justice 7. Le ciel et la terre s'uniront pour produire, comme par un commun enfantement, celui qui sera tout ensemble céleste et terrestre : de nouvelles idées de vertu paroîtront au monde dans ses exemples et dans sa doc- trine ; et la grâce qu'il répandra les imprimera dans les cœurs. Tout change par sa venue, et Dieu jure par lui-même que tout 1 /*., xlii, 1, 2, 3, 4, 5, 6. B. — * Ibid., xlix, 6. B. — 3 Ibid., XIX , 24 25. B.— * Ibid.,L\, 1, 2, 3, 4, 11 ; fcXI, 1, 2, 3, 11; lxii, 1, 2,11; lxv, 1, i 15, 16:txvi, 19, 20, 21. B. — ^Malach., i, 10, 11. H. — «J»«., cix, 4 —"»/«, XLV, 8, 23. B. tk SUITE DE LA RELIGION. 165 genou fléchira devant lui, et que toute langue reconnoitra sa sou- veraine puissance l. Voilà une partie des merveilles que Dieu a montrées aux prophètes sous les rois enfants de David, et à David avant tous les autres. Tous ont e'crit par avance l'histoire du fils de Dieu, qui devoit aussi être fait le fils d'Abraham et de David. C'est ainsi que tout est suivi dans Tordre des consens divins. Ce Messie montré de loin comme le fils d'Abraham, est encore montré de plus près comme le fils de David. Un empire éter- nel lui est promis : la connoissance de Dieu répandue par tout l'univers est marquée comme le signe certain et comme le fruit de sa venue : la conversion des Gentils, et la bénédiction de tous les peuples du monde, promise depuis si longtemps à Abraham, à Isaac et à Jacob, est de nouveau confirmée, et tout le peuple de Dieu vit dans cette attente. Cependant Dieu continue à le gouverner d'une manière ad- mirable. Il fait un nouveau pacte avec David, et s'oblige de le protéger lui et les rois ses descendants, s'ils marchent dans les préceptes qu'il leur a donnés par Moïse ; sinon, il leur dénonce 2 de rigoureux châtiments3. David, qui s'oublie pour un peu de temps, les éprouve le premier 4 ; mais, ayant réparé sa faute par sa pénitence, il est comblé de biens, et proposé comme le modèle d'un roi accompli. Le trône est affermi dans sa maison. Tant que Salomon, son fils, imite sa piété, il est heureux : il s'égare dans sa vieillesse, et Dieu, qui l'épargne pour l'amour de son serviteur David, lui dénonce qu'il le punira en la per- sonne de son fils B. Ainsi il fait voir aux pères que, selon l'or: : secret de ses jugements, il fait durer après leur mort leurs ré- compenses ou leurs châtiments; et il les tient soumis à ses lois par leur intérêt le plus cher, c'est-à-dire par l'intérêt de leur famille. En exécution de ses décrets, Roboam, téméraire par lui-même, est livré à un conseil insensé6 : son royaume est diminué de dix tribus 7. Pendant que ces dix tribus rebelles et schismatiques se séparent de leur Dieu et de leur roi, les en- fants de Juda, fidèles à Dieu et à David qu'il avoit choisi, de- meurent dans l'alliance et dans la foi d'Abraham. Les lévites se joignent à eux avec Benjamin : le royaume du peuple de • h., xlv, 1k. B. — 2 « Il leur dénonce. » Il leur annonce, il les menace de.—3 II Reg., vu, 8 et sqq.; III Reg., \\, 4 et sqq.;// Par., vu, 17 et sqq. B — *> II Reg., xi, xn et sqq. B. — 3 /// Reg., xi. B. — 6 « Est livré, etc. d Roboam, dé;à emporté de lui-même et téméraire, se laisse de plus entraîner pai des ccBceJis '«$««£«£ 'peu* ie* »eufi«i ç»bî 4e sa cour}.—" /// Reg., xn. B. 11 J66 PARTIE II. - CHAP IV. Dieu subsiste par leur union sous le nom de Royaume de Juda, et la loi de Moïse s'y maintient dans toutes ses observances. Malgré les idolâtries et la corruption effroyable des dix tribus séparées, Dieu se souvient de son alliance avec Abraham, Isaac et Jacob. Sa loi ne s'éteint pas parmi ces rebelles : il ne cesse de les rappeler à la pénitence par des miracles innombrables, et par les continuels avertissements qu'il leur envoie par ses prophètes. Endurcis dans leur crime1, il ne les peut plus sup- porter, et les chasse de la Terre promise, sans espérance d'y être jamais rétablis*. L'histoire de Tobie 3 arrivée en ce même temps, et durant les commencements de la captivité des Israélites4, nous fait \oir la conduite des élus de Dieu qui restèrent dans les tribus séparées. Ce saint homme, en demeurant parmi eux avant la captivité, sut non-seulement se conserver pur des idolâtries de ces frères, mais encore pratiquer la loi, et adorer Dieu publi- quement dans le temple de Jérusalem, sans que les mauvais exemples ni la crainte l'en empêchassent. Captif et persécuté à Ninive, il persista dans la piété avec sa famille5 ; et la manière admirable dont lui et son lils sont récompensés de leur foi, même sur la terre, montre que, malgré la captivité et la per- sécution, Dieu avoit des moyens secrets de faire sentir à se* serviteurs les bénédictions de la loi6, en les élevant toutefois par les maux qu'ils avoienl h souffrir, a de plus hautes pen- sées7. Par les exemples de Tobie, et par ses saints avertisse- ments, ceux d'Israël étoient excités à reconnoîtrc du moins sous la verge la main de Dieu qui les châtioit; mais presque tous demeuroient dans l'obstination : ceux de Juda, loin de profiter des châtiments d'Israël, en imitent les mauvais e\ pies. Dieu ne cesse de les avertir par ses prophètes, qu'il leur envoie coup sur coup, s éveillant la nuit, et se levant dès le ma- tin*, comme il dit lui-même9, pour marquer ses soins pa- ternels. Rebuté de leur ingratitude, il s'émeut contre eux, et les menace de les traiter comme leurs frères rebelles. 1 « Endurcis dans leur crime, etc. » Ce tour où le mot endurcit est em- ployé comme absolu, peut être critiqué comme incorrect; cependant, comice il n'y a pas l'obscurité, je ne pense pas qu'il y ait lieu de le blâmer. — * IV Reg., xvn, 6, 7 et sqq. — 3 V.\n. « Cependant l'histoire de Tobie. » Cepen- dant et en ce m>'me ttmpt faisaient un pléonasme. — k Tob., i, 5, 6, 7. B. — 5 IbiJ., ii, 12, 21, 22. i;.— « Les bénédictions temporelle! attachéesA l'ob- servance fidèle de l'ancienne loi.— "En élevant leur esprit à l'idée ù'u\.' vèlation plus parfaite, et des récompenses éternelles. — 8 S'éveillant la nuil, etc. » Notei la force et la simplicité familière de cette métaphore biblique — » IV Reg., xvn, 19; xxm, 2G, 27; // Par., xxxvi, 15; Jer., xxix, 19. B LA SUITE DE LA RELIGION. Hi7 CHAPITRE V. La vie et ie ministère prophétiques; les jugements de Dieu déclarés par les prophéties. [Sommaire. — Revenant par une transition naturelle aux prophètes, 1 auteur ex- pose leur genre de vie, leur caractère sacré, leur mission, leur courage. Malgré les prophètes, l'idolâtrie fait des progrès dans Israël et même dans Juda. Punition de cette impiété. Nahuchodonosor est 1 instrument de la vengeance de Dieu. Jérusa- lem prise, le Temple détruit. Nahuchodonosor, victorieux de beaucoup de peuples, Sera lui-même puni.] Ii n'y a rien de plus remarquable, dans l'histoire du peuplé de Dieu, que ce ministère des prophètes. On voit des hommes séparés du reste du peuple par une vie retirée et par un habif particulier1 : ils ont des demeures où on les voit vivre dans une espèce de communauté, sous un supérieur que Dieu foui donnoit2. Leur vie pauvre et pénitente étoit la figure de la mortification qui devoit être annoncée sous l'Evangile. Di> communiquoit à eux d'une façon particulière, et f'aisoit éclater aux yeux du peuple cette merveilleuse communication; mais jamais elle n'eelatoit avec tant de force que durant les temps de désordre où il sembloit que l'idolâtrie alloit abolir la loi de Dieu. Durant ces temps malheureux, les prophètes faisoienl retentir de tous côtés, et de vive voix, et psr écrit, les menaces de Dieu et le témoignage qu'ils rendoient à sa vérité. Les écrits qu'ils faisoient étoient entre les mains de tout le peuple, et soigneusement conservés en mémoire perpétuelle aux siècles futurs3. Ceux du peuple qui demeuroient fidèles à Dieu s'u- nissoient à eux; et nous voyons môme qu'en Israël, où régnoit l'idolâtrie, ce qu'il y avoit de fidèles célébroit 4 avec les pro- phètes le sabbat et les fêtes établies par la loi de Moïse5. C'é- tait eux qui encourageoient les gens de bien à demeurer fermes dans l'alliance. Plusieurs d'eux ont souffert la mort ; et on a ru à leur exemple, dans les temps les plus mauvais, c'est-à-dii ■._• 1R8 PARTIE II. - CHAP. V. dans le règne même de Manassès1, une infinité de fidèles ré- pandre leur sang pour la vérité, en sorte qu'elle n'a pas été un seul moment sans témoignage. Ainsi k société du peuple de Dieu subsistoit toujours : les prophètes y demeuroient unis : un grand nombre de fidèles persistoit hautement dans la loi de Dieu avec eux, et avec les f lieux sacrificateurs, qui persistoient dans les observances que eurs prédécesseurs, à remonter jusqu'à Aaron, leur avoient laissées. Dans les règnes les plus impies, tels que furent ceux d'Achaz et de Manassès, Isaïe et les autres prophètes ne se plaignoient pas qu'on eût interrompu l'usage de la circonci- sion, qui étoit le sceau de l'alliance, et dans laquelle étoit ren- fermée, selon la doctrine de saint Paul, toute l'observance de la loi. On ne voit pas non plus que les sabbats et les autres fêtes fussent abolis : et si Achaz ferma durant quelque temps la porte du temple2, et qu'il y ait eu3 quelque interruption dans les sacrifices, c'étoit une violence qui ne fermoit pas pour cela la bouche de ceux qui louoient et confessoient publiquement le nom de Dieu ; car Dieu n'a jamais permis que cette voix fût éteinte parmi son peuple : et quand Aman entreprit de détruire l'héritage du Seigneur, changer ses promesses et faire cesser ses louanges4, on sait ce que Dieu fit pour l'empêcher. Sa puissance ne parut pas moins lorsqu'Antiochus voulut abolir la religion. Que ne dirent point les prophètes à Achaz et à Ma- nassès, pour soutenir la vérité de la religion et la pureté du culte ? Les paroles des Voyants qui leur parloient au nom du Dieu d'Israël étoient écrites, comme remarque le texte sacré, dans l'histoire de ces rois*. Si Manassès en fut touché, s'il fit pénitence, on ne peut douter que leur doctrine ne tînt un grand nombre de fidèles dans l'obéissance de la loi ; et le bon parti étoit si fort que dans le jugement qu'on portoit des rois après leur mort, on déclaroit ces rois impies indignes du sépulcre de David et de leurs pieux prédécesseurs. Car, encore qu'il soit écrit qu'Achaz fut enterré dans la cité de David, l'Ecriture marque expressément qu'on ne le reçut pas dans le sépulcre des rois d'Israël*. On n'excepta pas Manassès de la rigueur de ce jugement., encore qu'il eût fait pénitence, pour laisser un mo- nument éternel de l'horreur qu'on avoit eue de sa conduite. 1 IVRtg., xxi, <6. B.— 2// Par., xx\.u, 24. B.— 3 Incorrection : il faudrait: l'il y a eu, ou s'il s'est trouvé qu'il y aiteu. — '+Esth., xiv, 9.B «-' Il Par.% xxxm, 18. B.— 6 Ibid., xxviii., 27. B. LA SUITE DE LÀ RELIGION. 16$ Et afin qu'on ne pense pas que la multitude de ceux qui adhé- roient publiquement au culte de Dieu avec les prophètes fût destituée de la succession légitime de ses pasteurs ordinaires, Ezéchiel marque expressément, en deux endroits l, les sacrifi- cateurs et les lévites enfants de Sadoc, qui, dans les temps d'éga- rement, avoient 'persisté dans l'observance des cérémonies du sanctuaire. Cependant, malgré les prophètes, malgré les prêtres Mêles, et le peuple uni avec eux dans la pratique de la loi, l'idolâtrie, qui avoit ruiné Israël, entraînoit souvent, dans Juda même, et les princes et le gros du peuple. Quoique les rois oubliassent le Dieu de leurs pères, il supporta longtemps leurs iniquités, à cause de David son serviteur; David est toujours présent à ses yeux. Quand les rois enfants de David suivent les bons exem- ples de leur père, Dieu fait des miracles surprenants en leur faveur ; mais ils sentent, quand ils dégénèrent, la force invin- cible de sa main qui s'appesantit sur eux. Les rois d'Egypte, les rois de Syrie, et surtout les rois d'Assyrie et de Babylone, servent d'instrument à sa vengeance. L'impiété s'augmente, et Dieu suscite en Orient un roi plus superbe et plus redoutable que tous ceux qui avoient paru jusqu'alors : c'est Nabuchodo- nosor, roi de Babylone, le plus terrible des conquérants. Il le montre de loin aux peuples et aux rois comme le vengeur des- tiné à les punir2. Il approche, et la frayeur marche devant lui3. Il prend une première fois Jérusalem, et transporte * à Babylone une partie de ses habitants5. Ni ceux qui restent dans le pays, ni ceux qui sont transportés, quoique avertis les uns par Jérémie, et les autres par Ezéchiel, ne font pénitence. Ils préfèrent à ces saints prophètes des prophètes qui leur prêchoient des illusions 6, et les flattoient dans leurs crimes. Le vengeur revient en Judée, et le joug de Jérusalem est aggravé; mais elle n'est pas tout à fait détruite. Enfin l'iniquité vient à son comble ; l'orgueil croît avec la foiblesse, et Nabuchodonosor net tout en poudre 7. Dieu n'épargna pas son sanctuaire. Ce beau temple, l'orne- ment du monde, qui devoit être éternel, si les enfants d'Israël eussent persévéré dans la piété8, fut consumé par le feu des i Ezech., xliv, 15; xlviii, 11. B.— 2 Jer., xxv, etc. ; Ezech., xxvi, etc. B. — 3 Belle expression poétique depuis longtemps connue.—* Envoie ou plutôt déporte à Babylone.— 5 IV Reg., xxiv, 1 ; // Par., xxxvi ; 5, 6. B. — 6 Jer., xiv, 14, B.— i IV Reg., xxv. B.— 8 /// Reg., ix, 3 ; IV Reg., xxi, 7, 8. B 1-20 PARTIE II. - CHAI». V. Assyriens. C'étoit en vain que les Juifs disoient sans cesse : Le temple de Dieu, le temple de Dieu, le temple de Dieu est parmi nous { ; comme si ce temple sacré eût dû les protéger tout seul. Dieu avoit résolu de leur faire voir qu'il n'étoit point at- taché à un édifice de pierre2, mais qu'il vouloit trouver des cœurs fidèles. Ainsi il détruisit le temple de Jérusalem, il en donna3 le trésor au pillage; et tant de riches vaisseaux*, con- sacrés par des rois pieux, furent abandonnés à un roi impie. Mais la chute du peuple de Dieu devoit être l'instruction de tout l'univers. Nous voyons en la personne de ce roi impie, et ensemble victorieux, ce que c'est que les conquérants. Ils ne sont, pour la plupart, que des instruments de la vengeance di- vine. Dieu exerce par eux sa justice, et puis il l'exerce sur eux- mêmes. Nabuchodonosor5, revêtu de la puissance divine, et rendu invincible par ce ministère, punit tous les ennemis du peuple de Dieu. Il ravage les Iduméens, les Ammonites et les Moabites; il renverse les rois de Syrie : l'Egypte, sous le pou- voir de laquelle la Judée avoit tant de fois gémi, est la proie de ce roi superbe, et lui devient tributaire 6 : sa puissance n'est pas moins fatale à la Judée même, qui ne sait pas profiter des délais que Dieu lui donne. Tout tombe, tout est abattu par la justice divine, dont Nabuchodonosor est le ministre : il tom- bera à son tour; et Dieu, qui emploie la main de ce prince pour châtier ses enfants et abattre ses ennemis, le réserve à sa main 7 toute-puissante. 1 Jer., vu, 4. B.— 2 Sous-enlendez, par antithèse, la métaphore, édifier V église dans le cœur des fidèles; l'auteur n'a pas voulu la développer, évi- tant tout ornement non nécessaire. — 3 « Donna.» Poétique, pour abandon- na^ le simple pour le composé; ce changement est usité chez les poètes latins. — h « Vaisseaux, » vases sacrés. — 6 « Nabuchodonosor, etc. » Pé- riode oratoire d'un mouvement npide, selon la nature de la pensée â ex- r. « Tout tombe, etc. » Belle terminaison de ce morceau — ° IV ! LA SUITE DE LÀ RELIGION, 171 CHAPITRE VI. Jugement de Dieu sur Nabuchodonosor, sur les rois ses suceesseurs, et sur tout l'empire de Babylone, [Sommaire. — Prédiction de la chute de Nabuchodonosor, par Isaïe. Bossuet fait voir par de grands exemples la justesse des prophéties en général. Après la ruine de Jérusalem, espérance de rétablissement. Cyrus prédit. Abaissement et ruine de >"a- buchodonosor. Prise de Babylone par Cyrus ; dévastation de cette grande cité, con- forme aux prophéties.] Il n'a pas laissé ignorer à ses enfants la destine'e de ce roi qui les chàtioit, et de l'empire des Chaldéens, sous lequel ils dé- voient être captifs. De peur qu'ils ne fussent surpris de la gloire des impies et de leur règne orgueilleux, les prophètes leur en dénonçoient la courte durée. Isaïe, qui a vu la gloire de Na- buchodonosor et son orgueil insensé longtemps avant sa nais- sance, a prédit sa chute soudaine et celle de son empire1. Ba- bylone n'étoit presque rien quand ce prophète a vu sa puissance, et, un peu après, sa ruine. Ainsi les révolutions des villes et des empires qui tourmentoient le peuple de Dieu, ou prohtoient de sa perte, étoient écrites dans ces prophéties. Ces oracles étoient suivis2 d'une prompte exécution : et les Juifs, si rude- ment châtiés, virent tomber avant eux, ou avec eux, ou un peu après, selon les prédictions de leurs prophètes, non-seulement Samarie, Idumée, Gaza, Ascalon, Damas, les villes des Am- monites et des Moabites leurs perpétuels ennemis, mais encore3 les capitales des grands empires, mais Tyr la maîtresse de la mer, mais Tanis, mais Memphis, mais Thèbes à cent portes avec toutes les richesses de son Sésostris, mais INinive même le siège des rois d'Assyrie ses persécuteurs, mais la superbe Babylone victorieuse de toutes les autres, et riche de leurs dé- pouilles. Il est vrai que Jérusalem périt en même temps par * ses péchés ; mais Dieu ne la laissa pas sans espérance. Isaïe, qui avoit 1 /«., xin, xiv, xxi, xlv, xlvi, xlvii, XLVin. B. — 2 « Ces oracles étoient suivis, etc. » Période oratoire ; la force de la pensée enlève le style : noter la vivacité de ces mais répétés dans la seconde partie de la période. — 3 Var. « Mais les capitales.»—4 Plusieurs éditions modernes ont: périt pour tes péchés ; nous croyons que la bonne leçon est par ses péchés, ellipse, par suite, en punition de ses péchés. PotR indiquerait avec moins de force les péchés de Jérusalem comme la cause directe de sa ruine 172 PARTIE II. - CHÀP. VI. prédit sa perte, avoit vu son glorieux rétablissement, et lui a\oit même nommé Cyrus son libérateur, deux cents ans avant qu'il fût né1. Jérémie, dont les prédictions avoient été si précises pour marquer à ce peuple ingrat sa perte certaine, lui avoit promis son retour après soixante et dix ans de captivité *. Du- rant ces années, ce peuple abattu étoit respecté dans ses pro- phètes : ces captifs prononçoient aux rois et aux peuples leurs terribles destinées. Nabuchodonosor, qui vouloit se faire ado- rer, adore lui-même Daniel3, étonné des secrets divins qu'il lui découvroit : il apprend de lui sa sentence bientôt suivie de l'exécution4. Ce prince victorieux triomphoit dans Babylone, dont il fit la plus grande ville, la plus forte et la plus belle que le soleil eût jamais vue 5. C'étoit là que Dieu l'attendoit pour foudroyer son orgueil. Heureux et invulnérable, pour ainsi par- ler, à la tête de ses armées, et durant tout le cours de ses con- quêtes6, il devoit périr dans sa maison, selon l'oracle d'Ézé- chiel 7. Lorsque, admirant sa grandeur et la beauté de Babylone, il s'élève au-dessus de l'humanité, Dieu le frappe, lui ôte l'es- prit, et le range parmi les bêtes. Il revient8 au temps marqué par Daniel 9, et reconnoît le D;eu du ciel qui lui avoit fait sen- tir sa puissance : mais ses successeurs ne profitent pas de son exemple. Les affaires de Babylone 10 se brouillent, et le temps marqué par les prophéties pour le rétablissement de Juda ar- rive parmi tous ces troubles. Cyrus paroîtà la tête des Mèdes et des Perses : tout cède à ce redoutable conquérant. Il s'avance lentement vers les Chaldéens, et sa marche est souvent inter- rompue. Les nouvelles de sa venue viennent de loin à loin, comme avoit prédit Jérémie n ; enfin il se détermine. Babylone, souvent menacée par les prophètes, et toujours superbe et im- pénitente, voit arriver son vainqueur qu'elle méprise. Ses ri- chesses, ses hautes murailles, son peuple innombrable, sa pro- digieuse enceinte, qui enfermoit tout un grand pays, comme l'attestent tous les anciens 12, et ses provisions infinies, lui en- 1 /*., xuv, xlv. B.— 8 Jerem., xxv, 11, 12; xxix, 10. B.—3 Dan.,u, 46. B. — * Ibid., iv, i et sqq. B. — 5 Ibid., 26 et sqq. B.— 6 Jerem., xxvn. B. — 7 Ezech., xxi, 30. B. — 8 « Il revient. » // revient à lui, à la nature hu- maine. Cette ellipse est un peu obscure.—9 Dan., iv, 51. B.— 10 « Les aflai res de Babylone, etc. » Ce tableau de la ruine de Babylone est tout au point de vue de la morale et de la religion, le seul qui, à vrai dire, importe. L'au- teur négligeant la description poétique, relève l'orgueil, le luxe, la volupté insouciante des Babyloniens et la vengo.inco <]<> Dieu. — " Herod., lib. i, c. CLXXVii ; Xcnoph.,Cyro/j.,lib. II, III, etc. B.— ^ Jerem., u, àf>. IL— 13Herod., lib. i,c.cLXXviii,elc. ; Xenoph., Cyrop. lib. vu ; Arist., Polit, lib. m,c. m. B. LA SUITE DE LÀ RELIGION. 173 fient le cœur. Assiégée durant un long temps sans senlh au- cune incommodité, elle se rit de ses ennemis et des fossés que Cyrus creusoit autour d'elle : on n'y parle que de festins et de réjouissances. Son roi Balthasar, petit-fils de Nabuchodonosor, aussi superbe que lui, mais moins habile, fait une fête solen- nelle à tous les seigneurs *. Cette fête est célébrée avec des excès inouïs. Balthasar fait apporter les vaisseaux sacrés enlevés du temple de Jérusalem, et mêle la profanation avec le luxe. La colère de Dieu se déclare : une main céleste écrit des paroles terribles sur la muraille de la salle où se faisoit le festin : Da- niel en interprète le sens; et ce prophète, qui avoit prédit la chute funeste de l'aïeul, fait voir encore au petit-fils la foudre qui va partir pour l'accabler. En exécution du décret de Dieu, Cyrus se fait tout à coup une ouverture dans Babylone. L'Eu- phrate, détourné dans les fossés qu'il lui préparoit depuis si longtemps, lui découvre son lit immense : il entre par ce pas- sage imprévu. Ainsi fut livrée en proie aux Mèdes et aux Per- ses, et à Cyrus, comme avoient dit les prophètes, cette superbe Babylone*. Ainsi périt avec elle le royaume des Chaldéens qui avoit détruit tant d'autres royaumes 3 ; et le marteau qui avoit brisék tout l'univers fut brisé lui-même. Jérémie l'avoit prédit 6. Le Seigneur rompit la verge dont il avoit frappé tant de nations. ïsaïe l'avoit prévu6. Les peuples, accoutumés au joug des rois chaldéens, les voient eux-mêmes sous le joug : Vous voilà, di- rent-ils 7, blessés comme nous ; vous êtes devenus semblables à nous, vous qui disiez dans votre cœur : J'élèverai mon trône au- dessus des astres, et je serai semblable au Très-Haut. C'est ce qu'avoit prononcé le même Isaïe. Elle tombe, elle tombe, comme l'avoit dit ce prophète 8, cette grande Babylone, et ses idoles sont brisées. Bel est renversé, et Nabo son grand Dieu, d'où les rois prenoient leur nom, tombe par terre9 : car les Perses, leurs en- nemis, adorateurs du soleil, ne soutïroient point les idoles ni les rois qu'on avoit faits dieux. Mais comment périt cette Baby- lone? comme les prophètes l'avoient déclaré. Ses eaux fu- rent desséchées, comme avoit prédit Jérémie10, pour donner passage à son vainqueur : enivrée, endormie, trahie Dar sa pro- 1 Dan., v. B. — * Is., xm, 17; xxi, 2; xlv, xlvi, xlvii ; Jerem., u, 11, 28. B. — 3 Is., X!v, 16, 1* B. — * « Le marteau qui, etc. » Belle citation, et placée à propos. L'auteur continue à s'inspirer du langage des prophètes, soit qu'il en traduise les textes, ou qu'il les fonde dans son propre discours. — 5 Jerem., l, 23. B. — 6 Is., xiv, 5, 6. B — 7 Ibid., 10. B.— 8 Ibid., xxi, •. B — 9 Ibid., xlvi, 1. B. — 1° Jerem., l, 38 ; u, 36. B. I 1. 174 PARTIE II. - CHAP. VII. pre joie, selon ie même prophète, elle se trouva au pouvoir de ses ennemis, et prise comme dans un filet sans le savoir1. On passe tous ses habitants au fil de l'épée : car les Mèdes, ses vain- queurs, comme avoit dit Isaïe *, ne cherchoient ni l'or ni l'ar- gent, mais la vengeance, mais à assouvir leur haine par la perte d'un peuple cruel, que son orgueil faisoit l'ennemi de tous les peuples du monde. Les courriers venoient Vun sur Vautre an- noncer au roi que l'ennemi entroit dans la ville : Jérémie Tavoit ainsi marqué*. Ses astrologues, en qui elle croyoit, et qui lui promettoient un empire éternel, ne purent la sauver de son vain- queur. C'est Isaïe et Jérémie* qui l'annoncent d'un commun accord. Dans cet effroyable carnage, les Juifs, avertis de loin, échappèrent seuls au glaive du victorieux5. Cyrus, devenu par cette conquête le maître de tout l'Orient, reconnoît dans ce peu- ple, tant de fois vaincu, je ne sais auoi de divin. Ravi des ora- cles qui avoient prédit ses victoires, il avoue qu il doit son em- pire au Dieu du ciel que les Juifs servoient, et signale la pre- mière année de son règne par le rétablissement de son temple et de son peuple6. CHAPITRE VII. Diversité des jugements de Dieu ; jugement de rigueur sur Babylone; jugement de miséricorde sur 'érusalem. [Sommaire. — Différence que Dieu a voulu faire entre Jérusalem et Babylone • la dernière punie de son orgueil, perdue, ruinée sans retour ; la première, châtiée de sa rébellion, mais repentante, et destinée à renaître de ses r:\ines.] Qui n'admireroit ici la Providence divine, si évidemment dé- clarée sur les Juifs et sur les Chaldéens, sur Jérusalem et sur Babylone? Dieu les veut punir toutes deux; et, afin qu'on n'i- gnore pas que c'est lui seul qui le fait, il se plaît à le déclarer par cent prophéties. Jérusalem et Babylone, toutes deux me- nacées dans le même temps et par les mêmes prophètes, tom- bent l'une après l'autre dans le temps marqué. Mais Dieu dé- 1 Jerem., l, 24; U, 39, 57. B.— 2/s., xm, 15, 16, 17, 18; Jerem., L, 35, 5$, 57, 42. B.— 3 Ibid., Ll, 31. li.— */*., U.TII, 12, 13,14, 15 ; Jerem., L, 36. B. — 5 /*., XLvii, 20 ; Jerem., l, 8, 28 ; l:, 6, 10, 50, cV ' B. — 6 // Parai., X\xvi, 23: / Esdr., i, 2. B. LA SUITE DE LA RELIGION 17g couvre ici le grand secret des deux châtiments dont il se sert : un châtiment de rigueur sur les Chaldéens ; un châtiment pa- ternel sur les Juifs, qui sont ses enfants. L'orgueil des Chal- déens (c'étoit le caractère de la nation et l'esprit de tout cet empire) est ahattu sans retour. Le superbe est tombé, et ne se re- lèvera pas, disoit Jérémie * ; et Isaïe devant lui : Babylone la glorieuse, dont les Chaldéens insolents s* enorgueilli ssoient, a été faite comme Sodome et comme Gomorrhe*, à qui Dieu n'a laissé aucune ressource. Il n'en est pas ainsi des Juifs : Dieu les a châ- tiés comme des enfants désobéissants qu'il remet dans leur de- voir par le châtiment ; et puis, touché de leurs larmes, il oublie leurs fautes. « Ne crams point, ô Jacob, dit le Seigneur3, « parce que je suis avec toi. Je te châtierai avec justice, et ne « te pardonnerai pas4 comme si tu étois innocent : mais je ne « te détruirai pas comme je détruirai les nations parmi lesquel- (( les je t'ai dispersé. » C'est pourquoi, Babylone, ôtée pour jamais aux Chaldéens, est livrée à un autre peuple ; et Jérusa- lem, rétablie par un changement merveilleux, voit revenir ses enfants de tous côtés. CHAPITRE VIII. Retour du peuple sous Zorobabel, Esdras et Néhémias. [Sommaire. — Retour aux faits. Rétablissement de Jérusalem et du Temple.] Ce fut Zorobabel, de la tribu de Juda et du sang des rois, qui les ramena de captivité. Ceux de Juda reviennent en foule, et remplirent tout le pays. Les dix tribus dispersées se per- dent parmi les Gentils, à la réserve de ceux qui, sous le nom de Juda, et réunis sous ses étendards, rentrent dans la terre de leurs pères. Cependant Faute] se redresse, le temple se rebâtit, les mu- railles de Jérusalem sont relevées. La jalousie des peuples voi- sins est réprimée par les rois de Perse devenus les protecteurs 1 Jerem , l, 51, 52, 40. IL— 2 js., XIII) 19. g._ 3 jerem, xlvi, 28. B. — * Le mot pardonner n'est pas ici tout à fait juste, la Vulgate porte: « Non quasi innoo^nti parcam tibi. » 176 PARTIE II. - CHAP. IX. du peuple de Dieu. Le pontife rentre en exercice avec tous les prêtres qui prouvèrent leur descendance par les registres pu- blics : les autres sont rejetés l. Esdras, prêtre lui-même et doc- teur de la loi, et Nébémias, gouverneur, réforment tous les abus que la captivité avoit introduits, et font garder la loi dans sa pureté. Le peuple pleure avec eux les transgressions qui lui avoient attiré ces grands châtiments, et reccnnoît que Moïse les avoit prédits. Tous ensemble lisent dans les saints livres les menaces de l'homme de Dieu 2 : ils en voient l'accomplisse- ment : l'oracle de Jérémie3, et le retour tant promis après les soixante-dix ans de captivité, les étonnent et les consolent : ils adorent les jugements de Dieu, et, réconciliés avec lui, ils vi- vent en paix. CHAPITRE IX. Dieu, prêt à faire cesser les prophéties, répand ses lumières plus abondamment que jamais. [Sommaire. — Les prophéties vont cesser ; mais elles s'achèvent par les plus écla- tantes. L'auteur analyse les prophéties de Daniel, relativement aux empires, puii relativement au temps de la venue du Messie, et établit le point chronologique.] Dieu, qui fait tout en son temps, avoit choisi celui-ci pour faire cesser les voies extraordinaires, c'est-à-dire les prophé- ties, dans son peuple désormais assez instruit. Il restoit envi- ron cinq cents ans jusques aux jours du Messie. Dieu donna à la majesté de son Fils de faire taire les prophètes durant tout ce temps, pour tenir son peuple en attente de celui qui devoitêtre l'accomplissement de tous leurs oracles. Mais vers la fin des temps où Dieu avoit résolu de mettre fin aux prophéties, il sembloit qu'il vouloit répandre toutes ses lumières, et découvrir tous les conseils de sa providence, tant il exprima clairement les secrets des temps à venir. Durant la captivité, et surtout vers les temps qu'elle alloit finir, Daniel, révéré pour sa piété, même par les rois /iitidèles, et employé pour sa prudence aux plus grandes affaires de leur 1 / Etdr ii, 62 P.- * // Esdr., i, 8; vin, ix. D.- 3 / Esdr., i, 1. B LA SUITE DE LA RELIGION. 177 Etat1, vit par ordre, à diverses fois, et sous des figures diffé- rentes, quatre monarchies sous lesquelles dévoient vivre les Israélites*. Il les marque par leurs. caractères propres. On voit passer comme un torrent l'empire d'un roi des Grecs : c'étoit celui d'Alexandre. Par sa chute on voit établir un autre em- pire moindre que le sien, et affaibli par ses divisions3 : c'est celui de ses successeurs, parmi lesquels il y en a quatre mar- qués dans la prophétie4. Antipater, Séleucus, Ptolémée et An- tigonus sont visiblement désignés. Il est constant par l'histoire qu'ils furent plus puissants que les autres, et les seuls dont la puissance ait passé à leurs enfants. On voit leurs guerres, leurs jalousies, et leurs alliances trompeuses; la dureté et l'ambition des rois de Syrie, l'orgueil, et les autres marques qui désignent Antiochus l'Illustre, implacable ennemi du peuple de Dieu; la brièveté de son règne, et la prompte punition de ses excès5. On voit naître enfin sur la fin, et comme dans le sein de ces monarchies, le règne du Fils de l'homme. A ce nom vous re- connoissez Jésus-Christ; mais ce règne du Fils de l'homme est encore appelé le règne des saints du Très-Haut. Tous les peu- ples sont soumis à ce grand et pacifique royaume : l'éternité lui est promise, et il doit être le seul dont la puissance ne pas- sera pas à un autre empire6. Quand viendra ce Fils de l'homme et ce Christ tant désiré, et comment il accomplira l'ouvrage qui lui est commis, c'est-à- dire la rédemption du genre humain, Dieu le découvre7 ma- nifestement à Daniel. Pendant qu'il est occupé de la captivité de son peuple dans Babylone, et des soixante-dix ans dans les- quels Dieu avoit voulu la renfermer, au milieu des vœux qu'il l'ait pour la délivrance de ses frères, il est tout à coup élevé à des mystères plus hauts. Il voit un autre nombre d'années et une autre délivrance bien plus importante. Au lieu des septante années prédites par Jérémie, il voit septante semaines, à com- mencer depuis l'ordonnance donnée par Artaxerxe à la longue main, la vingtième année de son règne, pour rebâtir la ville de Jérusalem8. Là est marquée en termes précis, sur la fin de ces semaines, la rémission des péchés, le règne éternel de la justice, l'entier accomplissement des prophéties, et l'onction du Saint des 1 Dan., ii, m, v ; vin, 27. B.— 9 Ibid., II, vu, vin, x, XI. B. — « Ibid., v», 6; vin, 21, 22. B.— * Ibid., vin, 8. B.— * Dan., xi. B.— * Ibid., n, *4, 43; vu, 13, 14, 27. B.— 7«Dieu le découvre, e!e. » Tour hardi et un peu irrégalie-?. imité du latin. On dirait avec plus d'exactitude et moins d'éiéfrance, c'est et que Daniel, etc.— 8 Dan., ix,23, etc \ 78 PARTIE II. - CHÀP. IX. saints*. Le Christ doit faire sa charge* et paroître comme con ducteur du peuple après soixante-neuf semaines. Après soixante- neuf semaines (car le prophète le répète encore) le Christ doit être mis à mort1 : il doit mourir de mort violente; il faut qu'il soit immolé pour accomplir les mystères. Une semaine est mar- quée entre les autres, et c'est la dernière et la soixante-dixième : c'est celle où le Christ sera immolé, où V alliance sera confir- mée, et au milieu de laquelle l'hostie et les sacrifices seront abolis1'. sans doute, par la mort du Christ; car c'est en suite de la mort du Christ que ce changement est marqué. Après cette mort du Christ et V abolition des sacrifices, on ne voit plus qu'horreur et confusion : on voit la ruine de la cité sainte et du sanctuaire ; un peuple et un capitaine qui vient pour tout perdre ; l'abomina- tion dans le temple; la dernière et irrémédiable désolation* du peuple ingrat envers son sauveur. Nous avons vu que ces semaines, réduites en semaines d'an- nées, selon l'usage de l'Ecriture, font quatre cent quatre-vingt- dix ans, et nous mènent précisément, depuis lavingtième année d'Artaxerxe, à la dernière semaine; semaine pleine de mystè- res, où Jésus-Christ immolé met fin par sa mort aux sacrifices de la loi et en accomplit les figures. Les doctes font différentes supputations pour faire cadrer ce temps au juste. Celle que je vous ai proposée est sans embarras. Loin d'obscurcir la suite de l'histoire des rois de Perse, elle l'éclaircit; quoiqu'il n'y auroit rien de fort surprenant6, quand il se trouveroit quelque incer- titude dans les dates de ces princes, et le peu d'années dont on pourroit disputer , sur un compte de quatre cent quatre-vingt- dix ans, ne feront jamais une importante question. Mais pour- quoi discourir davantage? Dieu a franchi la difficulté, s'il y en avoit, par une décision qui ne souffre aucune réplique. Un événement manifeste nous met au-dessus de tous les raffine- ments des chronologistes; et la ruine totale des Juifs, qui a suivi de si près la mort de notre Seigneur, fait entendre aux moins clairvoyants l'accomplissement de la prophétie. Il ne reste plus qu'à vous en faire remarquer une circon- stance. Daniel nous découvre un nouveau mystère. L'oracle de Jacob nous avoit appris que le royaume de Juda devoit cesser à îa venue du Messie; mais il ne nous disoit pas que sa mort 1 Dan., ix, 24. R. — * «Faire sa cliarçe. » Remplir sa mission — ' Dan., ix, 25, 26. R.- *IWi., 27, R.- 5 Jbid., 26, 27. R.-« Incorreclion, ponr : il n'y aurait toutefois, etc. LA SUITE DE LA RELIGION. 179 seroit la cause de la chute de ce royaume. Dieu a re'vélé ce se- cret important à Daniel, et il lui déclare1 que la ruine des Juifs sera la suite de la mort du Christ et de leur méconnoissance. Marquez, s'il vous plaît, cet endroit : la suite des événements vous en fera bientôt un beau commentaire. CHAPITRE X. Prophéties de Zacharie et d'Aggée. [Sommaire. — Analyse rapide des prophéties de Zacharie et d'Aggée.] Vous voyez ce que Dieu montra au prophète Daniel un peu devant les victoires de Cyrus et le rétablissement du temple. Du temps qu'il se bàtissoit , il suscita les prophètes Âggée et Zacharie, et incontinent après , il envoya Malachie, qui devoit fermer les prophéties de l'ancien peuple. Que n'a pas vu Zacharie ? On diroit que le livre des décrets divins ait été ouvert à ce prophète, et qu'il y ait lu toute l'his- toire du peuple de Dieu depuis la captivité. Les persécutions des rois de Syrie 2, et les guerres qu'ils font à Juda, lui sont découvertes dans toute leur suite 3. Il voit Jé- rusalem prise et saccagée ; un pillage effroyable et des désordres infinis; le peuple en fuite dans le désert, incertain de sa con- dition entre la mort et la vie ; à la veille de sa dernière désola- tion , une nouvelle lumière lui paruitre tout à coup. Les enne- mis sont vaincus ; les idoles sont renversées dans toute h Terre sainte : on voit la paix et l'abondance dans la ville e| dans le pays , et le temple est révéré dans tout l'Orient. Une circonstance mémorable de ces guerres est révélée au prophète ; ce Juda même combattra , dit-il *, contre Jérusa- lem : » c'étoit-à-dire 5 que Jérusalem devoit être trahie pai ses enfants, et que parmi ses ennemis il se trouveroit beaucoup de Juifs. 1 Var. « Comme vous voyez. »— 2 «Les persécutions des rois, etc. » Usage 01 dinaire dans Bossuet, du participe passé et de la forme passive ; cette manière, élégante et concise est imitée du latin.— 3 Zach., xiv. D.— i Ibi!.,xi\, 14. R — 5 Var. «... est révélée au prophète; c'est que Jérusalem devoit, etc. g Heureuse ir.tercalation, dans celte phrase, d'une citation des livres saint?. t80 PARTIE II. - CHAP. X. Quelquefois il voit une longue suite de prospérités * : Juda est rempli de force 2 ; les royaumes qui l'ont oppressé sont hu- miliés 3; les voisins qui n'ont cessé de le tourmenter sont pu- nis ; quelques-uns sont convertis , et incorporés au peuple de Dieu. Le prophète voit ce peuple comblé des bienfaits divins , parmi lesquels il leur conte le triomphe aussi modeste que glorieux « du roi pauvre, du roi pacifique, du roi sauveur qui « entre, monté sur un âne, dans sa ville de Jérusalem *. » Après avoir raconté les prospérités, il reprend dès l'origine toute la suite des maux 5. 11 voit tout d'un coup le feu dans le temple ; tout le pays ruiné avec la ville capitale; des meur- tres, des violences, un roi qui les autorise. Dieu a pitié de son peuple abandonné : il s'en rend lui-même le pasteur ; et sa protection le soutient. A la fin il s'allume des guerres civiles, et les affaires vont en décadence. Le temps de ce changement est désigné par un caractère certain ; et trois pasteurs, c'est-à- dire, selon le style ancien, trois princes 6 dégradés en un même mois en marquent le commencement. Les paroles du prophète sont précises : J'ai retranché, dit-il7, trois pasteurs, c'est-à-dire trois princes, en un seul mois, et mon cœur s'est resserré envers eux (envers mon peuple) , parce qu'aussi ils ont varié envers moi , et ne sont pas demeurés fermes dans mes préceptes , et j'ai dit : Je ne serai plus votre pasteur ; je ne vous gouverne- rai plus (avec cette application particulière que vous aviez tou- jours éprouvée) : je vous abandonnerai à vous-mêmes, à votre malheureuse destinée , à l'esprit de division qui se mettra parmi vous, sans prendre dorénavant aucun soin de détourner les maux qui vous menacent. Ainsi ce qui doit mourir ira à la mort ; ce qui doit être retranché sera retranché , et chacun dé- vorera la chair de son prochain. Voilà quel devoit être à la fin le sort des Juifs justement abandonnés de Dieu ; et voilà en termes précis le commencement de la décadence à la chute de ces trois princes. La suite nous fera voir que l'accomplisse- ment de la prophétie n'a pas été moins manifeste. Au milieu de tant de malheurs, prédits si clairement par Za- charie, paroît encore un plus grand malheur. Un peu après ces divisions, et dans les temps de la décadence , Dieu est acheté trente deniers par son peuple ingrat ; et le prophète voit tout, 1 Zarh., ne, t. B.— *ibid. x, 6. R.- 3 Ibid., 11. B.— *J*tf., IX, i, 2,3, 4, 5, 6, 7, 8, 9. B.— * Ibid. XI. B.— ' Var. « Trois pttflMM ?t trois princes. » C.-à-à. trois pasteurs qui étaient en même temps princes Va «il (jue la nou- rell.» rédîrtion est plus claire. — 7 Znch., XI, B. 1! LA SUITE DE LÀ RELIGION. i81 jusques au champ du potier ou du sculpteur auquel cet argent est employé *. De là suivent d'extrêmes désordres parmi les pasteurs du peuple ; enfin ils sont aveuglés, et leur puissance est détruite 2. Que dirai-je de la merveilleuse vision de Zacharie , qui voit le pasteur frappé et les brebis dispersées 3 ? Que dirai-je du re- gard que jette le peuple sur son Dieu qu'il a percé, et des larmes que lui fait verser une mort plus lamentable que celle d'un fils unique 4, et que celle de Josias? Zacharie a vu toutes ces cho- ses; mais ce qu'il a vu de plus grand, « c'est le Seigneur en- « voyé par le Seigneur pour habiter dans Jérusalem , d'où il ce appelle les Gentils pour les agréger à son peuple, et demeu- « rer au milieu d'eux 3. » Aggée dit moins de choses; mais ce qu'il dit est surpre- nant. Pendant qu'on bâtit le second temple , et que les vieil- lards qui avoient vu le premier fondent en larmes en compa- rant la pauvreté de ce dernier édifice avec la magnificence de l'autre6, le prophète , qui voit plus loin, publie la gloire du second temple, et le préfère au premier7. Il explique d'où viendra la gloire de cette nouvelle maison : c'est que le désiré des Gentils arrivera : ce Messie promis depuis deux mille ans , et dès l'origine du monde , comme le Sauveur des Gentils, pa- roîtra dans ce nouveau temple. La paix y sera établie ; tout l'u- nivers ému rendra témoignage à la venue de son rédempteur ; il n'y a plus qu'un peu de temps à l'attendre, et les temps des- tinés à cette attente sont dans leur dernier période. CHAPITRE XI. La prophétie de Malachie, qui est le dernier des prophètes, et l'achèvement du second temple. [Sommaire. — Achèvement des prédictions relatives an Messie. Dans le dernier alinéa, l'auteur fait voir la concordance entre la loi de Moïse, le» prophètes, et les événements.] Enfin le temple s'achève ; les victimes y sont immolées ; mais les Juifs avares y offrent des hosties8 défectueuses. Mala- 1 Zach., xi, 12, 15.B.-2 Ibid., 15, 16, 17. B.-3 Ibid.xm, 7. B.-* Ibid., XII, 10. B.— 3 Ibid., ii, 8, 9, 10, 11. B.— 6 Esdr., ni, 12. B.— 1 Agg., n, 7, 8, 9, 10. B. — 8 Avares n'est pas ici un simple qualificatif ou un partitif; 432 PARTIE II. - CHAP. XI. chie, qui les en reprend, est élevé à une plus haute considéra- tion ; et à l'occasion des offrandes immondes des Juifs , il voit l'offrande toujours pure et jamais souillée qui sera présentée a Dieu , non plus seulement comme autrefois dans le temple de Jérusalem , mais depuis le soleil levant jusqiï au couchant ; non plus par les Juifs, mais par les Gentils, parmi lesquels il prédit que le nom de Dieu sera grand l. Il voit aussi, comme Aggée, la gloire du secoiid temple et le Messie qui J'honore de sa présence : mais il voit en même temps que le Messie est le Dieu à qui ce temple est dédié. c( J'envoie mon ange , dit le Seigneur *, pour me préparer les des ; et incontinent vous verrez arriver dans son saint « temple le Seigneur que vous cherchez et l'Ange de l'alliance « que vous désirez3. » Un ange est un envoyé : mais voici un envoyé d'une dignité merveilleuse ; un envoyé qui a un temple , un envoyé qui est Dieu , et qui entre dans le temple comme dans sa propre de- meure ; un envoyé désiré par tout le peuple , qui vient faire une nouvelle alliance , et qui est appelé , pour cette raison , l'Ange de l'alliance ou du testament. C'éloit donc dans le second temple que ce Dieu envoyé de Dieu devoit paroître : mais un autre envoyé précède , et lui prépare îes voies. Là nous voyons le Messie précédé par son précurseur. Le caractère de ce précurseur est encore montré au prophète. Ce doit être un nouvel Elie , remarquable par sa sainteté , par l'austérité de sa vie , par son autorité et par son zèle *. Ainsi le dernier prophète de l'ancien peuple marque le pre- mier prophète qui devoit venir après lui, c'est-à-dire cet Elie, précurseur du Seigneur qui devoit paroître. Jusqu'à ce temps le peuple de Dieu n'avoit point à attendre de prophète ; la loi de Moïse lui devoit suffire : et c'est pourquoi Malachie finit par ces mots5 : « Souvenez-vous de la loi que j'ai donnée sur le « mont Horeb, à Moïse , mon serviteur, pour tout Israël, Je a vous enverrai le prophète Elie, qui unira les cœurs des jiè- « res avec le cœur des enfants , » qui montrera à ceux-ci ce qu'ont attendu les autres. il équivaut à dans leur avarice. Nous noterons deux ou trois fois cet emploi de l'adjectif, trôs-fréqucnt partout. « Hosties, victimes, » ne se dit plus qu'en parlant dusacrifice eucharistique. — 1 Mal.,\, 11. B.—2 Ibid., m, l.'B.— 3 La progression des idées est sensible; plus approchent les temps du Messie, plus se complètent les prophéties qui l'annoncent. — *itfa/., m, 1 ; îv, 5, 6. B.— * ibid., iv, 4, 5, 6. B. LA SUITE DE LA RELIGION. 183 À cette loi de Moïse *, Dieu avoit joint les prophètes qui avoient parlé en conformité , et l'histoire du peuple de Dieu faite par les mêmes prophètes, dans laquelle étoient confirmées, par des expériences sensibles, les promesses et les menaces de la loi. Tout étoit soigneusement écrit; tout étoit digéré par l'ordre des temps : et voilà ce que Dieu laissa pour l'instruc- tion de son peuple, quand il fit cesser les prophéties. CHAPITRE XII. Les temps du second temple; fruits des châtiments et des prophéties précédentes ; cessation de l'idolâtrie et des faux prophètes. [Sommaire. — Rattachant ce chapitre au précédent, Bossuet montre les Juifs instruits par les prophètes et les événements, et enfin devenus dociles; ils ne retom- bent plus dans l'idolâtrie; on ne voit plus de faux prophètes. — On s'attache aux véritables.] De telles instructions firent un grand changement dans le? mœurs des Israélites. Ils n'avoient plus besoin ni d'apparition, ni de prédiction manifeste, ni de ces prodiges inouïs que Dieu faisoit si souvent pour leur salut. Les témoignages qu'ils avoient reçus leur suffisoient; et leur incrédulité, non-seule- ment convaincue 2 par l'événement, mais encore si souvent pu- nie, les avoit enfin rendus dociles. C'est pourquoi depuis ce temps on ne les voit plus retour- ner à l'idolâtrie, à laquelle ils étoient si étrangement portés. Ils s'étoient trop mal trouvés d'avoir rejeté le Dieu de leurs pères. Ils se souvenoient toujours de Nabuchodonosor, et de leur ruine si souvent prédite dans toutes ses circonstances, et toute- 1 « A cette loi, etc. » Résumé qui rassemble en peu de mots la substance de ce chapitre et des précédents. En parlant des prophètes, Bossuet s'élève presque à la hauteur de leur pensée et de leur style ; il n'avait pour cela qu'à les étudier. On remarquera avec quel naturel et quelle aisance il fond et réunit tous ces textes, et on voit combien ir s'en était pénétré et se les était rendus propres. On voit aussi avec quel progrés naturel se développe son plan, qui n'est autre que celui de la révélation elle-même. — 2 Con- vaincue a ici le sens de vaincue, cédant à l'évidence des faits. Aujourd'hui convaincu ne se dit que des personnes, et signifie qui regarde comme cer- tain, ou dans un autre sens, à qui on contre qui on a prouvé. « Cet accuté a été déclaré convaincu. » 184 PARTIE II. - CHAP. XIII. fois plus tôt arrivée qu'elle rTavoit été crue1. Ils n'étoient pas moins en admiration de leur rétablissement, fait, contre toute apparence, dans le temps et par celui qui leur avoit été mar- qué. Jamais ils ne voyoient le second temple sans se souvenir pourquoi le premier avoit été renversé, et comment celui-ci avoit été rétabli : ainsi ils se confirmoient dans la foi de leurs Ecritures auxquelles tout leur état rendoit témoignage2. On ne vit plus parmi eux de faux prophètes. Ils s'étoient dé- faits tout ensemble de la pente qu'ils avoient à les croire, et de celle qu'ils avoient à l'idolâtrie3. Zacharie avoit prédit par un même oracle que ces deux choses leur arriveroient. En voici les propres paroles : ((En ces jours, dit le Seigneur Dieu des « armées, je détruirai le nom des idoles dans toute la Terre « sainte ; il ne s'en parlera plus : il n'y paroi tra non plus de « faux prophètes, ni d'esprit impur pour les inspirer. Et si a quelqu'un se mêle de prophétiser par son propre esprit, son « père et sa mère lui diront : Vous mourrez demain, parce que « vous avez menti au nom du Seigneur. » On peut voir, dans le texte même, le reste qui n'est pas moins fort. Cette prophétie eut un manifeste accomplissement. Les faux prophètes cessèrent sous le second temple : le peuple, rebuté de leurs tromperies, n'étoit plus en état de les écouter. Les vrais prophètes de Dieu étoient lus et relus sans cesse : il ne leur falloit point de com- mentaire ; et les choses qui arrivaient tous les jours, en exécu- tion de leurs prophéties, en étoient de trop fidèles interprètes. CHAPITRE XIII. Longue paix dont ils jouissent; par qui prédite. [Sommaire. — Tableau de la paix qui suivit la construction du second temple. Les Juifs heureux sous la protection de Cyrus et des rois de Perse; sous Alexandre et sous ses successeurs, les Lagides, dabord, puis les Séleucides.] En effet, tous leurs prophètes leur avoient promis une paix profonde. On lit encore avec joie la belle peinture que font 1Non pas que l'on n'avait cru qu'elfe arriverait, mais que l'on n'avait ajouté foi à la prophétie qui l'annonçait. Cotte expression est obseure et négligée. ~ ~ 1).: la \érito desquelles l'état de leurs affaires était un témoi- gnage.— 3 Zach.j Xlll, 2, 3, 4, 5, G. IL LA SUITE DE LA RELIGION. 185 Isaïe el Ezéchiel *, des bienheureux temps qui dévoient suivre la captivité de Babylone. Toutes les ruines sont réparées, les villes et les bourgades sont magnifiquement rebâties, le peuple est innombrable, les ennemis sont à bas, l'abondance est dans les villes et ùans la campagne; on y voit la joie, le repos, et enfin tous les fruits d'une longue paix. Dieu promet de tenir son peuple dans une durable et parfaite tranquillité2. Ils en jouirent sous les rois de Perse. Tant que cet empire se soutint, les favorables décrets de Cyrus, qui en étoit le fondateur, as- surèrent le repos des Juifs. Quoiqu'ils aient été menacés de leur dernière ruine sous Assuérus, quel qu'il soit, Dieu, fléchi par leurs larmes, changea tout à coup le cœur du roi, et tira une vengeance éclatante d'Aman leur ennemi 3. Hors de cette con- joncture, qui passa si vite, ils furent toujours sans crainte. Instruits par leurs prophètes à obéir aux rois à qui Dieu les avoit soumis*, leur fidélité fut inviolable. Aussi furent-ils tou- jours doucement traités. A la faveur d'un tribut assez léger, qu'ils payoient à leurs souverains, qui étoient plutôt leurs pro- tecteurs que leurs maîtres, ils vivoient selon leurs propres lois : la puissance sacerdotale fut conservée en son entier : les pontifes conduisoient le peuple : le conseil public, établi pre- mièrement par Moïse, avoit toute son autorité; et ils exerçoient entre eux la puissance de vie et de mort, sans que personne se mêlât de leur conduite. Les rois l'ordonnoient ainsi5. La ruine de l'empire des Perses ne changea point leurs affaires. Alexandre respecta leur temple, admira leurs prophéties, et augmenta leurs privilèges6. Ils eurent un peu à souffrir sous ses premiers successeurs. Ptolémée, fils de Lagus, surprit Jé- rusalem, et en emmena en Egypte cent mille captifs"; mais il cessa bientôt de les haïr. Pour mieux dire, il ne les haït ja- mais : il ne vouloit que les ôter aux rois de Syrie, ses ennemis. En effet, il ne les eut pas plutôt soumis, qu'il les fit citoyens 8 d'Alexandrie, capitale de son royaume; ou plutôt il leur con- firma le droit qu'Alexandre, fondateur de cette riïle, leur y avoit déjà donné ; et ne trouvant rien dans tout son Etat de 1 Js., xli, 11, 12, 13; xliii, 18, 19; xlix, 18, 19, 20, 2i ; lu, 1, 2, 7; liv, lv, etc.; lx, 15, 16, etc.; Ezech., xxxvi ; xxxvm, 11, 12, 13, 14. B. — 2 Jerem., xlvi, 27. B.— * Esth., iv, v, vu, vin, ix. B.— * Jerem., xxvn, 12, 17; xl, 9; Bar., i, 11, 12. B.— 5 / Esdr., vu, 25, 26. B.— 6 Joseph., Ant. Jud. lib. xi, c. vm, et lib. h, cont. Apion, n. 4. B.— 7 Id., Ant. Jud. lib. xii, c, i, n; et lib. n, cont. Apion. B. — 8 Yar. « Il cessa bientôt de les haïr. Lui-même les fit citoyens. » La nouvelle rédaction dit plus et mieux. ISO PARTIE II. - CHAP. XIV. pius fidèle que les Juifs, il en remplit ses armées, et leur cou* lia ses places les plus importantes. Si les Lagides les considé- rèrent1, ils lurent encore mieux traités des Séleucides*, sous l'empire desquels ils vivoient. Séleucus Nicanor, chef de cette famille, les établit dans Antioche3; et Antiochus le Dieu, son petit-fils, les ayant fait recevoir dans toutes les villes de l'Asie Mineure, nous les avons vus se répandre dans toute la Grèce, y vivre selon leur loi, et y jouir des mêmes droits que les au- tres citoyens, comme ils faisoient dans Alexandrie et dans An- tioche. Cependant leur loi est tournée en grec 4 par les soins de Ptolémée Philadelphe, roi d'Egypte5. La religion judaïque est connue parmi les Gentils ; le temple de Jérusalem est enrichi par les dons des rois et des peuples; les Juifs vivent en paix et en liberté sous la puissance des rois de Syrie, et ils n'avoient guère goûté une telle tranquillité sous leurs propres rois. CHAPITRE XIV. Interruption et rétablissement de la paix; division dans ce peuple saint; persécution d'Antiochus; tout cela prédit. [Sommaire, — Altération dans les mœurs des Juifs, imitation des autres peuples Jalousies, divisions, troubles; cruautés et impiété d'Antiochus Epiplianc, victoires de Judas Machabée. Après ce tableau un peu développé, l'auteur indique seulement les principaux événements qui suivent : Simon régnant sur le peuple; ses succes- seurs ; le royaume des Asmonéens. ] Elle sembloit devoir être éternelle, s'ils ne l'eussent eux- mêmes troublée par leurs dissensions. Il y avoit trois cents ans qu'ils jouissoient de ce repos tant prédit par leurs prophètes, quand l'ambition et les jalousies qui se mirent parmi eux les pensèrent perdre. Quelques-uns des plus puissants trahirent leur peuple pour flatter les rois; ils voulurent se rendre illus- tres à la manière des Grecs, et préférèrent cette vaine pompe à la gloire solide que leïir acquéroit parmi leurs citoyens l'ob- 1 Leur témoignèrent des égards.—5 La grammaire voudrait par les Sélcn- eides. — 8 Joseph., Ânt. Jud. lib. xn , c. ni, cl lib. m, cont. Apion. B. ~ * Expression négligée. Tournée, traduite, versa. 11 s'agit de la version des Septante. Notez plus loin la tournure passive familière à notre auteur. - 'Joseph.. PtcT'f. Ant. Jud., et lib. m. C. II ; et lib. u, cont. Apinr. B LA SUITE DE LA RELIGION. 181 servance des lois de leurs ancêtres. Ils célébrèrent des jeux comme les Gentils1. Cette nouveauté éblouit les yeux du peuple, et l'idolâtrie, revêtue de cette magnificence, parut belle à beaucoup de Juifs. À ces changements se mêlèrent les dis- putes pour le souverain sacerdoce, qui étoit la dignité princi- pale de la nation. Les ambitieux s'attachoient aux rois de Syrie pour y parvenir; et cette dignité sacrée fut le prix de la flatte- rie de ces courtisans. Les jalousies et les divisions des particu- liers ne tardèrent pas à causer, selon la coutume, de grands malheurs à tout le peuple et à la ville sainte. Alors arriva ce que nous avons remarqué qu'avoit prédit Zachaiïe2 : Judas même combattit contre Jérusalem, et cette ville fat trahie par ses citoyens. Antiochus l'Illustre3, roi de Syrie, conçut le des- sein de perdre ce peuple divisé, pour profiter de ses richesses. Ce prince parut alors avec tous les caractères que Daniel avoit marqués * : ambitieux, avare, artificieux, cruel, insolent, im- pie, insensé ; enflé de ses victoires, et puis irrité de ses pertes5. Il entre dans Jérusalem en état de tout entreprendre : les fac- tions des Juifs, et non pas ses propres forces, l'enhardissoient ; et Daniel l'avoit ainsi prévu 6. Il exerce des cruautés inouïes : son orgueil l'emporte aux derniers excès, et il vomit des blas- phèmes contre le Très-Haut, comme l'avoit prédit le même pro- phète 7. En exécution de ces prophéties, et à cause des péchés du jjcuple, la force lui est donnée contre le sacrifice perpétuel9. Il profane le temple de Dieu, que les rois ses ancêtres avoient révéré : il le pille, et répare, par les richesses qu'il y trouve, les ruines de son trésor épuisé. Sous prétexte de rendre con- formes les mœurs de ses sujets 9, et en effet, pour assouvir son avarice en pillant toute la Judée, il ordonne aux Juifs d'adorer >es mêmes dieux que les Grecs : surtout il veut qu'on adore Jupiter O'ympien, dont il place l'idole dans le temple même10; et, plus impie que Nabuchodonosor , il entreprend de détruire les fêtes , la loi de Moïse , les sacrifices , la religion et tout le 1 7 Mach., i, 12, 15, ete. ; II Mach., m, iv, 1, etc., 14, 15, 16, etc. B — i Zach., xiv, 14. Voyez ci-dessus, ch. x. B.— 3 Var. « ... de grands mal- heurs à tout le peuple. Antiochus l'illustre, etc. » Bossuet a encore heureu- sement intercalé ici une citation des livres saints.— k Dan., vu, 24, 25; VIII, 9, 10, 11, 12, 25, 24, 25. B. — » Polyb., lib. xxvi et xxxi, in excerpî. et apud Ath., L;b. x. B.— 6 Dan., vm, 24. B. — 7 Ibid., vu, 8, 11, 25; vin, 25. B.— 8 Ibid., vm, 11, 12, 15, 14. B.— 9 D'établir parmi ses sujets l'uni- formité de mœurs et de croyances. Aujourd'hui conforme veut un régime marqué par à; conforme au modèle, à la loi, à la coutum*, «. — « lbid.,de Bello Jud., Prol. et lib. i, c. 1. B.— 3 /*., lxiii ; I Mach., iv, 15; v, 5, 26, 28, 36, 54. B.— * Dan., vm, 14. B.— 8 / Mach., vi ; II Mach., ix. B.— 6 Dan., vm, 25. B. — 7 « Ce qui éloil,» ce qu'il y avait.—8 Var. « Mais expressément marquée. » C.-à-d. est surtout remarquable. — 9 La force de ce motayantété diminuée par l'usage, expressément la relève. — 10 Zach.,\i\, 14 ; / Mach., i, 12 ; ix; xi, 20, 21, 22 ; xvi ; II Mach., iv, 22, et sqq. B. LA SUITE DE LA RELIGION. 189 térité, jusqu'à ce qu'il vienne un fidèle et véritable prophète1-. Le peuple, accoutumé dès son origine à un gouvernement divin, et sachant que depuis le temps que David avoit été mis sur le trône par ordre de Dieu, la souveraine puissance appar- tenoit à sa maison, à qui elle devoit être à la fin rendue, au temps du Messie 2, quoique d'une manière plus mystérieuse et plus haute qu'on ne l'attendoit, mit expressément cette restric- tion au pouvoir qu'il donna à ses pontifes, et continua de vivre sous eux dans l'espérance de ce Christ tant de fois promis. C'est ainsi que ce royaume absolument libre usa de ?on droit, et pourvut à son gouvernement. La postérité de Jacob, par la tribu de Juda et par les restes qui se rangèrent sous ses éten- dards, se conserva en corps d'Etat3, et jouit indépendamment * et paisiblement de la terre qui lui avoit été assignée. La religion judaïque eut un grand éclat, et reçut de nouvel- les marques de la protection divine. Jérusalem, assiégée et ré- duite à l'extrémité par Antiochus Sidètes, roi de Syrie, fut dé- livrée de ce siège d'une manière admirable. Ce prince fut tou- ché d'abord de voir un peuple affamé plus occupé de sa religion que de son malheur, et leur accorda une trêve de sept jours en faveur de la semaine sacrée de la fête des Tabernacles 5. Loin d'inquiéter les assiégés durant ce saint temps, il leur envoyoit avec une magnificence royale des victimes pour les immoler dans leur temple, sans se mettre en peine que c'étoit en même temps leur fournir des vivres dans leur extrême besoin. Selon la docte remarque des chronologistes6, les Juifs venoient alors de célébrer l'année sabbatique ou de repos, c'est-à-dire la sep- tième année, où, comme parle Moïse 7, la terre qu'on ne se- moit point 8 devoit se reposer de son travail ordinaire. Tout manquoit dans la Judée, et le roi de Syrie pouvoit d'un seul coup perdre tout un peuple qu'on lui faisoit regarder comme toujours ennemi et toujours rebelle. Dieu, pour garantir ses enfants d'une perte si inévitable, n'envoya pas comme autre- fois ses anges exterminateurs ; mais, ce qui n'est pas moins merveilleux, quoique d'une autre manière, il toucha le cœur du roi, qui, admirant la piété des Israélites, que nul péril n'a- 1 / Mach., xiv, 41. B. — 2 Var. «Au temps du Messie, mit expressément, etc.»— 3 On dirait aujourd'hui: conserva sa nationalité.— * «Et jouit indé- pendamment.» C.-à-d. avec une pleine indépendance. Expression hardie et incorrecte. — 5 Joseph., Ant. Jud. lib. xm, c. xvi, al. vm ; Plut., Apophi. Reg. et Imper.; Diod., lib. xxxzv ; inExcerpt. Photii, Biblioth., p. 1150. B. —6 Annal, tom. n, ad an. 5870. B. — 7 Exod., xxm, 10, 11 ; Levil.t ixv, 4. B. — 8 Forme latine : car alors on ne l'ensemençait point. 12 190 PARTIE II. - CUAP. XV. voit détournés des observances les plus incommodes de leur re- ligion, leur accorda la vie et la paix. Les prophètes avoient prédit que ce ne seroitplus par des prodiges semblables à ceux des temps passés que Dieu sauveroit son peuple, mais par la conduite d'une providence plus douce, qui toutefois ne laisse- roit pas d'être également efficace et à la longue aussi sensible. Par un effet de cette conduite, Jean Hircan, dont la valeur s'é- toit signalée dans les armées d'Antiochus, après la mort de ce prince, reprit l'empire de son pays. Sous lui, les Juifs s'agrandissent par des conquêtes considé- rables. Ils soumettent Samarie1 (Ezéchiel et Jérémie Tavoient prédit) : ils domptent les ïduméens, les Philistins et les Am- monites leurs perpétuels ennemis 2 ; et ces peuples embrassent leur religion (Zacharie l'avoit marqué3). Enfin, malgré la haine et la jalousie des peuples qui les environnent, sous l'au- torité de leurs pontifes, qui deviennent enfin leurs rois, ils fondent le nouveau royaume des Asmonéens ou des Machabées, plus étendu que jamais, si on excepte les temps de David et de Salomon. Voilà en quelle manière le peuple de Dieu subsista toujours parmi tant de changements ; et ce peuple, tantôt châtié et tan- tôt consolé dans ses disgrâces, par les différents traitements qu'il reçoit selon ses mérites, rend un témoignage public à la Providence qui régit le monde. CHAPITRE XV. Attente du Messie : sur quoi fondée ; préparation à son règne et à la conversion des Gentils. [Sommaire. — Après l'exposé historique des chapitres précédents , qui différent i'une histoire proprement dite en ce que l'auteur considère moins les faits en par- ticulier que leur ensemble et leur suite, l'auteur revient à des considérations de phi- losophie religieuse, et établit la concordance des faits avec les prophéties : la raison de l'absence de prophéties nouvelles tirée de la foi bien établie aux anciennes, et à l'avènement au Messie. • Ce qui se passoit même parmi les Grecs éloit une espèce 1 Ezech., xvi, 53, 53, 61 ; Jcrcm., xxxi,5; / Mach., x, 50. B.— a Joseph., Ant. Jud. lib. xui, c- vin, xvn, xvm, al. iv, ix, x. B.— 3 Zach., IX, 1, 2 et sqq. B. LA SUITE DE LA RELIGION. 191 de préparation à la connoissance de la vérité. » Cette pensée est développée ea quelques mots sur la philosophie grecque et la notion de Dieu.] Mais, en quelque état qu'il fût, il vivoit toujours en attente des temps du Messie, où il espéroit 1 de nouvelles grâces plus grandes crue toutes celles qu'il avoit reçues ; et il n'y a per- sonne qui ne voie que cette foi du Messie et de ses merveilles, qui dure encore aujourd'hui parmi les Juifs, leur est venue de leurs patriarches et de leurs prophètes dès l'origine de leur na- tion2. Car dans cette longue suite d'années, où eux-mêmes re- connoissoient que, par un conseil de la Providence, il ne s'é- îevoit plus parmi eux aucun prophète, et que Dieu ne leur faisoit point de nouvelles prédictions ni de nouvelles promes- ses, cette foi du Messie qui devoit venir étoit plus vive que ja- mais. Ette se trouva si hien établie, quand le second temple fut bâti, qu'il n'a plus fallu de prophète pour y confirmer le peuple. Ils vivoient scus la foi des anciennes prophéties qu'ils avoient'vues s'accomplir si précisément à leurs yeux en tant de chefs : le reste, depuis ce temps, ne leur a jamais paru dou- teux, et ils n'avoieni point de peine à croire que Dieu, si fidèle en tout , n'accomplît3 encore en son temps ce qui regardoit le Messie, c'est-à-dire la principale de ses promesses et le fonde- ment de toutes les autres. En effet, toute leur histoire, tout ce qui leur arrivoit de jour en jour, n'étoit qu'un perpétuel développement4 des oracles que le Saint-Esprit leur avoit laissés. Si, rétablis dans leur terre après la captivité, ils jouirent durant trois cents ans d'une paix profonde ; si leur temple fut révéré, et leur religion ho- norée dans tout l'Orient ; si enlin leur paix fut troublée par leurs dissensions ; si ce superbe roi de Syrie fit des efforts inouïs pour les détruire; s'il prévalut quelque temps ; si un peu après il fut puni ; si la religion judaïque et tout le peuple de Dieu fut relevé5 avec un éclat plus merveilleux que jamais, et le royaume de Juda accru sur la fin des temps par de nouvelles conquêtes, on a vu 6 que tout cela se trouvoit écrit dans leurs prophètes. Oui, tout y étoit marqué, jusqu'au temps7 que de 1 Var. « Où il allendoit. » Attendait était trop rapproché d'attente. D'ail- leurs espérer dit plus qu'attendre.— 2 Joseph., lib. i cont. Apion. B — 3 In correction pour, que Dieu accomplirait.— ** Un accomplissement suc cessif. — » Il faudrait : furent relevés. ?tïais si dans la pensée de l'historieD, la religion judaïque et le peuple de Dieu ne devaient faire cp'one seule et même chose, il aurait alors fallu supprimer la conjonction et.— 6 Var. « Vous •îvez vu, Monseigneur. » — 7 Et même le temps. 192 PARTIE II. — CBAP. XV. voient durer les persécutions, jusqu'aux lieux où se donnèrent les combats, jusqu'aux terres qui dévoient être conquises. Je vous ai rapporté en gros quelque chose de ces prophéties, le détail seroit la matière d'un plus long discours : mais vous en voyez assez pour demeurer convaincu de ces fameuses pré- dictions qui font le fondement de notre croyance : plus on les approfondit, plus on y trouve de vérité ; et les prophéties ' du peuple de Dieu ont eu, durant tout ces temps, un accomplisse- ment si manifeste, que depuis, quand les païens mêmes, quand un Porphyre, quand un Julien2 l'Apostat3, ennemis d'ailleurs des Ecritures, ont voulu donner des exemples de prédictions prophétiques, ils les ont été chercher parmi les Juifs. Et je puis même vous dire avec vérité, que si durant cinq cents ans le peuple de Dieu fut sans prophète, tout l'éiat de ces temps étoit prophétique. L'œuvre de Dieu s'acheminoit, et les voies se préparoient insensiblement à l'entier accomplissement des anciens oracles. Le retour de la captivité de Babylone n étoit qu'une ombre de la liberté, et plus grande et plus nécessaire, que le Messie devoit apporter aux hommes captifs du péché. Le peuple dis- persé en divers endroits dans la haute Asie, dans l'Asie Mi- neure, dans l'Egypte, dans la Grèce même, commençoità faire éclater parmi les Gentils le nom et la gloire du Dieu d'Israël. Les Ecritures, qui dévoient un jour être ia lumière du monde, furent mises dans la langue la plus connue de l'univers : leur antiquité est reconnue *. Pendant que le temple est révéré et les Ecritures répandues parmi les Gentils, Dieu donne quel- que idée de leur conversion future et en jette de loin les fon- dements. Ce qui se passoit même parmi les Grecs, étoit une espèce de préparation à la connoissance de la vérité. Leurs philosophes connurent5 que le monde étoit régi 6 par un Dieu bien différent de ceux que le vulgaire adoroit, et qu'ils servoient eux-mêmes avec le vulgaire. Les histoires grecques font foi que cette belle philosophie venoit d'Orient, et des endroits où les Juifs avoient 1 f ar. « Je ne veux donner ici qu'une première teinture de ces véri- tés importantes, qu'on reconnoît d'autant plus qu'on entre plus avant dans le particulier. Je remarquerai seulement ici que les prophéties, etc. » — 'Dans cette phrase, un n'est pas employé pour exprimer l'indétermination, mais par emphase ou dédain.— 3 Porph. de Abslin., lib. iv, g 13; Id. Porph. et Jul. apud Cyril., lib. v et vi in Julian.K.— * 11 fallait, fut reconnue, parce qu'il s'agit d'un temps passé. — 5 Reconnurent , c'est le sens du latin cognoverunt.—* Il fallait, est régi, parce que le fait énoncé existe toujours. LA SUITE DE LA RELIGION. \o^ été dispersés : mais, de quelque endroit qu'elle soit venue, une vérité si importante répandue parmi les Gentils, quoique com- battue, quoique mal suivie, même par ceux qui l'enseignoient, commençoit à réveiller le genre humain, et fournissoit par avance des preuves certaines à ceux qui dévoient un jour le tirer de son ignorance. CHAPITRE XVI Prodigieux aveuglement de l'idolâtrie avant la venue du Messie. [Sommaire. — Revenant aux Juifs, l'auteur les montre seuls adorateurs du vrai Dieu.] Comme toutefois la conversion de la gentilité étoit une œu- vré réservée au Messie et le propre caractère de sa venue, Ter- reur et Timpiété prévaloient partout. Les nations les plus éclairées et les plus sages, les Chaldéens, les Egyptiens, les Phéniciens, les Grecs, les Romains, étoient les plus ignorants et les plus aveugles sur la religion : tant il est vrai qu'il y faut être élevé par une grâce particulière et par une sagesse plus qu'humaine. Qui oseroit raconter les cérémonies des dieux immortels, et leurs mystères impurs? Leurs amours, leurs cruautés, leurs jalousies, et tous leurs autres excès, étoient Je sujet de leurs fêtes, de leurs sacrifices, des hymnes qu'on leur chantoit et des peintures que l'on consacroit dans leurs temples. Ainsi le crime étoit adoré, et reconnu nécessaire au culte des dieux. Le plus grave des philosophes défend de boire avec ex- cès, si ce n'étoit dans les fêtes de Bacchus et à l'honneur de ce dieu1. Un autre, après avoir sévèrement blâmé toutes les ima- ges malhonnêtes, en excepte celles des dieux, qui vouloient être honorés par ces infamies 2. On ne peut lire sans étonnement les honneurs qu'il falloit rendre à Vénus, et les prostitutions qui étoient établies pour l'adorer3. La Grèce, toute polie et toute sage qu'elle étoit, avoit reçu ces mystères abominables. Dans les affaires pressantes, les particuliers et les républiques 1 Plat., de Leg., lib. vi. B.— 9 Arist., Polit, lib. vu, c. 17. B.— ' Baruth, vi, 10, 42, 43; Herodot., lib. i, c. cxcix; Strab., lib. VIII. B. 12, 194 PARTIE II. - CHAP. XVI. vouoient à Vénus des courtisanes *, et la Grèce ne rougissoit pas d'attribuer son salut aux prières qu'elles faisoicnt à leur déesse. Après la défaite de Xerxès et de ses formidables armées, on mit dans le temple un tableau où étoient représentés leurs vœux et leurs processions, avec cette inscription de Simonides, poëte fameux : « Celles-ci ont prié la déesse Vénus, qui pour « l'amour d'elles a sauvé la Grèce2. » S'il falloit adorer l'amour, ce devoit être du moins l'amour honnête : mais il n'en étoit, pas ainsi. Solon, qui le pourroit croire, et qui attendrait d'un si grand nom une si grande in- famie? Solon, dis-je, établit à Athènes le temple de Vénus la prostituée 3, ou de l'Amour impudique. Toute la Grèce étoit pleine de temples consacrés à ce dieu, et l'amour conjugal n'en avoit pas un dans tout le pays. Cependant ils détestoient l'adultère dans les hommes et dans les femmes : la société conjugale étoit sacrée parmi eux. Mais , quand ils s'appliquoient à la religion, ils paroissoient comme possédés par un esprit étranger, et leur lumière naturelle les abandonnoit. La gravité romaine n'a pas traité la religion plus sérieuse- ment, puisqu'elle consacroit à l'honneur des dieux les impu- retés du théâtre et les sanglants spectacles des gladiateurs, c'est-à-dire tout ce qu'on pouvoiï imaginer de plus corrompu et de plus barbare. Mais je ne sais si les folies ridicules qu'on mêioit dans la re- ligion n'étoient pas encore plus pernicieuses, puisqu'elles lui attiroient tant de mépris. Pouvoit-on garder le respect qui est dû aux choses divines, au milieu des impertinences que con- toient les fables, dont la représentation ou le souvenir fai- soient une si grande partie du culte divin ? Tout le service pu- blic n'étoit qu'une continuelle profanation, ou plutôt une dérision du nom de Dieu ; et il falloit bien qu'il y eût quelque puissance* ennemie de ce nom sacré, qui, ayant entrepris de le ravilir5, poussât les hommes à l'employer dans des choses si méprisables, et même à le prodiguer à des sujets si indignes. Il est vr«i que les philosophes avoient à la fin reconnu qu'il y avoit un autre Dieu que ceux que le vulgaire adoroit; mais ils n'osoient l'avouer. Au contraire, Socrate donnoit pour 1 Athen, lib. xni. B.— 2 Tout ce morceau sur le paganisme est vif et fort. Notez surtout celte phrase dont les pensées ont un contraste si révoltant et si vrai. — 3 Athen, lib. xm. P». — 4 La puissance du mauvais esprit — 6 Ravilir, rabaisser, rendre vil et méprisable. Acad. LA SUITE DE LA RELIGION. 19T» maxime, qu'il falloit que chacun suivît la religion de son pays1. Platon, son disciple, qui voyoit la Grèce et tous les pays du monde remplis d'un culte insensé et scandaleux, ne laisse pas de poser comme un fondement de sa république2, « qu'il ne « faut jamais rien changer dans la religion qu'on trouve éta- « hlie, et que c'est avoir perdu le sens que d'y penser. » Des philosophes si graves, et qui ont dit de si belles choses sur la nature divine, n'ont osé s'opposer à l'erreur publique, et ont désespéré de la pouvoir vaincre. Quand Socrate fut accusé de nier les dieux que le public3 adoroit, il s'en défendit comme d'un crime4; et Platon, en parlant du Dieu qui avoit formé l'u- nivers, dit qu'il est difficile de le trouver, et qu'il est défendu de le déclarer au peuple 5. Il proteste de n'en parler 6 jamais qu'en énigme, de peur d'exposer une si grande vérité à la moquerie. Dans quel abîme étoit le genre humain, qui ne pouvoit sup- porter la moindre idée du vrai Dieu ! Athènes, la plus polie et la plus savante de toutes les villes grecques, prenoit pour athées ceux qui parloient des choses intellectuelles7; et c'est une des raisons qui avoient fait condamner Socrate, Si quelques phi- losophes osoient enseigner que les statues n'étoient pas des dieux comme l'entendoit le vulgaire, ils se voyoient contraints de s'en dédire; encore, après cela, étoient-ils bannis comme des impies, par sentence de l'aréopage8. Toute la terre étoit possédée de la même erreur : la vérité n'y osoit paroître. Le Dieu créateur9 du monde n'avoit de temple ni de culte qu'en Jéruralem10. Quand les Gentils y envoyoient leurs offrandes, ils ne faisoient autre honneur au Dieu d'Israël, que de le joindre aux autres dieux. La seule Judée connoissoit sa sainte et sé- vère jalousie, et savoit que partager la religion entre lui et les autres dieux étoit la détruire, 'Xenoph., Memor. lib. i.B. — 2 Hat., de Leg., lib. V. B.— 3 «Le public,» la République, l'Etat.— * Apol. Socr., apud Plat, et Xenoph. B.— 5 Ep. n, ad Dionys.B. — 6 II déclare qu'il n'enparlera jamaisquesous levoiledel'allégo- rie. Platon, ainsi que plusieurs autres philosophes anciens, avait deux enseigne- ments: l'un pour le vulgaire, Exotéri q ue, où il faisait des concessions pruden- tes aux opinions populaires, et usait de déguisement pour propager ses doctrines ; i'autre, pour ses disciples choisis, Esntérique, où il disait toute sa pensée. Ses ouvrages ne la laissent pas voir avec évidence. Il est à remarquer que le chris- îianismequi proscrit absolumentle mensonge, qui n'admet pas, sousle rapport religieux, plusieurs classes d'hommes, n'a aucune doctrine ésotérique, et au- cun enseignement caché.— 7Diog. Laert., lib. n ; Socr. ni, Plat. B.~8 Diog. Laert., lib .c; Stilp. B.— 9 Var. «Ce grand Dieu créateur. wL'épilhèle grand n'ajoutait rien à Dieu, créateur du monde. — î0 « Qu'en Jérusalem.» Expression d'un sens plus étendu que à Jérusalem. En Jérusalem désisrno \r> pays, la Judée 196 PARTIE II. - CHAP. XVII. CHAPITRE XVII. Corruption et superstition parmi les Juifs ; fausses doctrine» des Pharisiens. [Sommaire. — Les Juifs altèrent la religion. — Les Pharisiens ; leur mérite ; leur ambition ; leur orgueil ; leurs observances minutieuses.] Cependant, à la fin des temps, les Juifs mêmes qui le con- noissoient, et qui étoient les dépositaires de la religion, com- mençoient, tant les hommes vont toujours affaiblissant la vérité, non point à oublier le Dieu de leurs pères, mais à mêler dans la religion des superstitions indignes de lui. Sous le règne des Asmonéens, et dès le temps de Jonathas, la secte des Phari- siens commença parmi les Juifs1. Ils s'acquirent d'abord un grand crédit par la pureté de leur doctrine et par l'observance exacte de la loi : joint que leur conduite étoit douce, quoique régulière, et qu'ils vivoient entre eux en grande union. Les récompenses et les châtiments de la vie future, qu'ils soute- noient avec zèle, leur attiroient beaucoup d'honneur2. A la fin, l'ambition se mit parmi eux. Ils voulurent gouverner, et, en effet, ils se donnèrent un pouvoir absolu sur le peuple : ils se rendirent les arbitres de la doctrine et de la religion, qu'ils tournèrent insensiblement à des pratiques superstitieuses, uti- les à leur intérêt et à la domination qu'ils vouloient établir sur les consciences; et le vrai espiil de la loi étoit prêt à se perdre. A ces maux se joignit un grand mal, l'orgueil et la présomp- tion; mais une présomption qui alloit à s'attribuer à soi-même le don de Dieu. Les Juifs, accoutumés à ses bienfaits et éclai- rés depuis tant de siècles de sa connoissance, oublièrent que sa bonté seule les avoit séparés des autres peuples, et regardèrent sa grâce comme une dette. Race élue et toujours bénie depuis deux mille ans, ils se jugèrent les seuls dignes de connoître Dieu, et se crurent d'une autre espèce que les autres" hommes qu'ils voyoient privés de sa connoissance. Sur ce fondement, 1 Joseph., Ant. Jud., lih. xm, c. ix, al. v. B. — * Ibid., c. xvm, al. x; de Bello Jud., lih. II, c. vin, al. vu. B.— Phrase elliptique jusqu'à l'incor- rection ; le sens est : la doctrine des récompenses... leur attirait beaucoup d'honnrur LÀ SUITE DE LÀ RELIGION. 197 ils regardèrent les Gentils avec un insupportable dédain. Etre sorti d'Abraham selon la chair, leur paroissoit une distinction qui les mettoit naturellement au-dessus de tous les autres ; et, enfle's d'une si belle origine, ils se croyoient saints par nature, et non par grâce: erreur qui dure encore parmi eux. Ce furent les Pharisiens qui, cherchant à se glorifier de leurs lumières et de l'exacte observance des ce'rémonies de la loi, introduisirent cette opinion vers la fin des temps. Comme ils ne songeoient qu'à se distinguer des autres hommes, ils multiplièrent sans bornes leurs pratiques extérieures, et débitèrent toutes leurs pensées, quelque contraires qu'elles fussent à la loi de Dif.u, comme des traditions authentiques. CHAPITRE XVIII. Suite des corruptions parmi les Juifs; signal de leur décadence, selon que Zacharie l'avoit prédit. [Sommaire. — Troubles parmi les .TuiFs. Divisions. Les Juifs tributaires des Ro- mains. Hérode. En finissant, Bossuet indique la cause qui fit méconnaître le Messie par les Juifs, savoir leur orgueil, leur dédain des Gentils, qui leur faisaient atten- dre un Messie guerrier.] Encore que ces sentiments n'eussent point passé par décret public en dogme de la Synagogue, ils se couloient insensible- ment parmi le peuple, qui devenoit inquiet, turbulent et sédi- tieux. Enfin les divisions qui dévoient être, selon leurs pro- phètes1, le commencement de leur décadence, éclatèrent à l'occasion des brouilleries survenues dans la maison des Asmo- néens. Il y avoit à peine soixante ans jusqu'à Jésus-Christ, quand Hircan et Aristobule, enfants d'Alexandre Jannée, en- trèrent en guerre * pour le sacerdoce, auquel la royauté étoit annexée. C'est ici le moment fatal où l'histoire marque la pre- mière cause de la ruine des Juifs3. Pompée, que les deux frè- res appelèrent pour les régler, les assujettit tous deux4, en 1 loch., xi, 6, 7, 8, etc. B.— 2 Var. « Eurent guerre. »— 3 Joseph., Ànt. Jud. 10). xiv, c. vin, al. iv ; lib. xx, c. vm, al. ix ; de Bello Jud., lib. i, c. iv, v, vi. Appian., Bell. Syr. Mithrid. et Civil, lib. v. B. — * Il faudrait tous les deux. Voy. p. 151, note 4. 398 PARTIE II. - CKAP. XVIII, même temps qu'il déposséda Antiochus surnommé l'Asiatique, dernier roi de Syrie. Ces trois princes dégradés ensemble, el comme par un seul coup, furent le signal de la décadence mar- quée en termes précis par le prophète Zacharie1. Il est certain, par l'histoire, que ce changement des affaires de la Syrie et de la Judée fut fait en môme temps par Pompée, lorsque après avoir achevé la guerre de Mithridate, prêt à retourner à Rome, il régla les affaires d'Orient. Le prophète a exprimé ce qui iaisoit2 à la ruine des Juifs, qui, de deux frères qu'ils avoient vus rois, en virent l'un prisonnier servir au triomphe de Pom- pée, et l'autre (c'est le foible Hircan) à qui le même Pompée ûla avec le diadème une grande partie de son domaine, ne re- tenir plus qu'un vain titre d'autorité qu'il perdit bientôt. Ce fut alors que les Juifs furent faits tributaires des Romains; et la ruine de la Syrie attira la leur, parce que ce grand royaume, réduit en province dans leur voisinage, y augmenta tellement la puissance des Romains, qu'il n'y avoit plus de salut qu'à leur obéir. Les gouverneurs de Syrie firent de continuelles en- treprises sur la Judée : les Romains s'y rendirent maîtres ab- solus, et en affoiblirent le gouvernement en beaucoup de choses. Par eux enfin le royaume de Juda passa des mains des Asmo- néens, à qui il s'étoit soumis, en celles d'Hérode, étranger et Idu- méen. La politique cruelle et ambitieuse de ce roi, qui ne professoit qu'en apparence la religion judaïque, changea les maximes du gouvernement ancien. Ce ne sont plus ces Juif? maîtres de leur sort sous le vaste empire des Perses et des pre- miers Séleucides, où ils n'avoient qu'à vivre en paix. Hérode, qui les tient de près asservis sous sa puissance, brouille toutes choses; confond à son gré la succession des pontifes; affoiblit le pontificat, qu'il rend arbitraire; énerve l'autorité du conseil de la nation, qui ne peut plus rien : toute la puissance publi- que passe entre les mains d'Hérode et des Romains dont il est l'esclave, et il ébranle les fondements de la république ju- daïque3. Les Pharisiens, et le peuple qui n'écoutoit que leurs senti- ments, souffroient cet état avec impatience. Plus ils se sentoient pressés du joug4 des Gentils, plus ils conçurent pour eux de dédain et de haine. Ils ne voulurefit plus de Messie qui ne fut guerrier, et redoutable aux puissances qui les captivoient. Ainsi, 1 Zach., xi, 8. Voyez ci-dessus, eh. x. C— 'Var. «Ce qui faisoit. » Pour: ce qui avait rapport à. C'est un gallicisme. — 3 C.-à-d. do la constitution des Juifs. — * On dirait plus correctement : par le joug. LA SUITE DE LA RELIGION. 199 oubliant tant de prophéties qui leur parloient si expressément de ces humiliations, ils n'eurent plus d'yeux ni d'oreilles que pour celles qui leur annonçoient des triomphes, quoique bien différents de ceux qu'ils vouloient. CHAPITRE XIX. Jésus-Christ et sa doctrine. [Sommaire. — Ce chapitre présente, après une exposition rapide des principaux faits de 1 Evangile, un développement approfondi des dogmes fondamentaux du christianisme : il est donc surtout dogmatique et oratoire. En voici l'analyse : — Naissance de Jésus-Christ. — Manifestation de cette naissance par diverses mer- veilles.— Prédication de saint Jean-Baptiste.— Prédication de Jésus-Christ. — Evan- gile.— Caractères de la vie de JésusTChrist; sa personne, où toute perfection morale éclate ; ses miracles, actes de puissance et de bonté à la fois : simplicité et douceur de son enseignement, adressé aux Juifs, mais destiné aussi aux Gentils. — La doc- trine de la vie future, et la loi nouvelle. — La passion et la mort de Jésus-Christ ; sa résurrection ; ses instructions dernières à ses disciples. — Constitution de 1 Eglise et prédication des apôtres. — Ascension de Jésus-Christ. Dogmes qui font la base de la religion chrétienne. Mystères de la Trinité et de l'Incarnation : ils sont indiqués dans les livres de l'Ancien Testament. — Comparaisons qui rendent l'idée de ces mystères sensible à notre esprit. — Mission de Jésus-Christ, plus élevée, plus accomplie que celle de Moïse. — Sous la loi nouvelle, connaissance claire de l'immortalité de l'âme. — Pourquoi cette notion n'avait pas été donnée pleinement à Moïse. — La crovance à la vie future n'était pas ignorée des Juifs, surtout vers les derniers temps. — Dogme de la vie éternelle et bienheureuse; comment on y arrive; vertus et devoirs princi- paux qui dérivent de cette source : amour de Dieu, rigueur envers soi-même, et haine de la nature corrompue ; amour du prochain, modération des désirs et abné- gation, soumission à Dieu, humilité. De cette même source découlent des règles plus parfaites pour la vie: le mariage sanctifié; le célibat chrétien plus pur encore; les règles de la société civile perfectionnées. — De là aussi les conseils évangéliques et la vie spécialement religieuse; enfin la croix, c'est-à-dire la patience et la résigna- tion chrétienne, met le sceau à la loi. — Ici Bossuet se trouve ramené à Jésus-Christ, dont il peint la divine résignation pendant son supplice. — Puis, analysant un passage célèbre de Platon, surle justeet la vertu accomplie, il fait voir cette idée absolue de vertu, réalisée, et au delà, dans la vie et la mort de Jésus-Christ. 11 s'élève pi us haut, et médite sur la Rédemption, sur le Sacrifice de la croix, le démon vaincu, l'homme racheté, Dieu apaisé et fléchi, le juste payant la dette des pécheurs: — d'une au- tre part, la promesse ancienne accomplie, l'œuvre de la loi achevée. Caractères dif- férents de l'ancienne et de la nouvelle loi : l'une, promettant aux justes des récom- penses temporelles, l'autre, parfaite et définitive, des biens éternels : la loi ancienne étant symbolique, plusieurs symboles sent expliqués. — Bossuet termine cet exposé par les paroles que Jésus-Christ adresse aux apôtres, en les envoyant annoncer l'E- vangile à toutes les nations.] Dans ce déclin de la religion et des affaires des Juifs, à la fin du règne d'Hérode, et dans le temps que les Pharisiens in- 200 PARTIE IL — CHAP. XIX. troduisoient tant d'abus, Jésus-Christ est envoyé sur la terre pour rétablir le royaume dans la maison de David, d'une ma- nière plus haute que les Juifs charnels i ne l'entendoient, et pour prêcher la doctrine que Dieu avoit résolu de faire annon- cer à tout l'univers. Cet admirable enfant8 appelé par Isaïe le Dieu fort, le Père du siècle futur et l'auteur de la paix3, naît d'une vierge à Bethléem, et il y vient reconnoître l'origine de sa race. Conçu du Saint-Esprit, saint par sa naissance, seul di- gne de réparer le vice de la nôtre, il reçoit le nom de Sauveur*, parce qu'il devoit nous sauver de nos péchés. Aussitôt après sa naissance, une nouvelle étoile, figure de la lumière 5 qu'il devoit donner aux Gentils, se fait voir en Orient, et amène au Sauveur encore enfant les prémices de la gentilité convertie6. Un peu après, ce Seigneur tant désiré vient à son saint temple, où Siméon le regarde7, non-seulement comme la gloire d'Israël, mais encore comme la lumière des nations infidèles*. Quand le temps de prêcher son évangile approcha, saint Jean-Baptiste, qui lui devoit préparer les voies, appela tous les pécheurs à la pénitence, et fit retentir de ses cris tout le désert où il avoit vécu dès ses premières années avec autant d'austérité que d'in- nocence. Le peuple, qui depuis cinq cents ans n' avoit point vu de prophètes, reconnut ce nouvel Elie, tout prêt à le prendre pour le Sauveur, tant sa sainteté parut admirable9 : mais lui- même il montroit au peuple celui dont il étoit indigne de délier les souliers™. Enfin Jésus-Christ commence à prêcher son évan- 1 Couduils par les suggestions etles impressions sensibles.—2 «Cetadmira- ble enfant, etc. » Citation bien placée et qui donne de la force à la pensée et au style.— 3 h., ix, 6. B.— * Matlh., i, 21. B.— 5« Figure, «signe, symbole.— 6« Pré- mices de la gentilité convertie. » Expression poétique, d'une forme toute la- tine. Les rois et les Mages qui viennent adorer le Christ enfant, étaient des Gentils; ils annoncent ainsi la conversion future de ces peuples. — 7 « Où Siméon, etc. » Pour et là, Siméon le regarde, etc. » En général, dans l'usage actuel les relatifs qui, que, où, etc., ne s'emploient que pour unir à la proposition principale des incidentes qui expriment, s'il s'agit de faits à énoncer, des faits ou antérieurs à celui que renferme la proposition prin- cipale, ou au moins simultanés. Autrefois, suivant l'exemple des Grecs et dos Latins, nos meilleurs auteurs se servaient de ces relatifs pour lier môme des faits postérieurs, comme dans la phrase citée. Ainsi qu'il arrive souvent, le tour ancien a plus de plénitude, d'énergie et de grâce, le nouveau plus de précision et de clarté. L'emploi libre et multiplié des relatifs caractérise les langues anciennes, synthétiques et élégantes; leur décomposition au moyen des conjonctions est propre aux langues analytiques, où d'ailleurs les pro- noms relatifs, qui n'ont point la variété des cas, des genres et des nombres, sont le plus souvent un obstacle par leur monotonie et par les amphibologies. — 8 Luc, ii, 52. B.— 9 Var. « Tant sa sainteté paroissoit grande, etc. » — w 2 Joann., i. 27. F * LA SUITE DE LA RELIGION. 201 giîe1, et à révéler les secrets qu'il voyoit de toute éternité au sein de son père. Il pose les fondements de son Eglise par la vocation de douze pêcheurs*, et met saint Pierre à la tête de tout le troupeau, avec une prérogative si manifeste, que les évangélistes, qui dans le dénombrement qu'ils font des apôtres ne gardent aucun ordre certain, s'accordent à nommer saint Pierre devant tous les autres, comme le premier3. Jésus-Christ parcourt toute la Judée, qu'il remplit de ses bienfaits; secou- rable aux malades, miséricordieux envers les pécheurs, dont il se montre le vrai médecin par l'accès qu'il leur donne auprès de lui, faisant ressentir aux hommes une autorité et une dou- ceur qui n'avoient jamais paru qu'en sa personne. Il annonce de hauts mystères; mais il les confirme par de grands mira- cles : il commande de grandes vertus ; mais il donne en même temps de grandes lumières, de grands exemples et de grandes grâces. C'est par là aussi qu'il paroît «plein de grâce et de vé- « rite, et nous recevons tout de sa plénitude*. » Tout se soutient5 en sa personne: sa vie, sa doctrine, ses miracles. La même vérité y reluit partout : tout concourt à y faire voir le maître du genre humain et le modèle de la per- fection. Lui seul vivant6 au milieu des hommes, et à la vue de tout le monde, a pu dire sans craindre d'être démenti : « Qui de <( vous me reprendra de péché7? » Et encore : « Je suis lalu- « mière du monde; ma nourriture est de faire la volonté de « mon Père : celui qui m'a envoyé est avec moi, et ne me « laisse pas seul, parce que je fais toujours ce qui lui plaît5. )) Ses miracles sont d'un ordre particulier9 et d'un caractère nouveau. Ce ne sont point des signes dans le ciel, tels que les Juifs les demandoient 10 : il les fait presque tous sur les hommes mêmes, et pour guérir leurs infirmités. Tous ces miracles tien- nent plus de la bonté que de la puissance, et ne surprennent 1 «Enfin Jésus-Christ, etc. » Dans cet alinéa, l'auteur retrace le caractère du Rédempteur, et indique les fondements de l'Église ; il le termine par une citation de l'Évangile aussi heureuse que naturelle. — 2 Matin., x, 2; Marc, m, 16 ; Luc, vi, 14. B.— 3 Act., i, 13 ; Matth., xvi, 18. B.— * Joann., i, 14, 15, 16. B.— 5 « Se soutient, » s'accorde : toutes choses se prêtent un con- cours plein de force.—6 « Lui seul, vivant. » Lui est ici sujet du verbe ; cet emploi de lui quoique assez rare, me semble correct. On dirait ordinaire- ment lui seul... il a pu.— 7 Joann., vm, 46. B. — * Ibid., vui, 12, 29; v, 34. B. Remarquez la beauté et l'onction des passages de l'Evangile cités ici.—9 Il s'agit de caractériser les miracles de Jésus-Christ; Bossuet en dé- finit le caractère, la puissance, la source. Remarquez renchaînament des pensées.— 10 Matth., xvi, 1. B. 13 202 PARTIE II. - CHAP. XIX. pas tant les spectateurs, qu'ils les touchent dans le fond du cœur. Il les fait avec empire : les démons et les maladies lui obéissent : à sa parole les aveugles-nés reçoivent la vue, les morts sortent du tombeau, et les péchés sont remis. Le principe en est en lui-même; ils coulent de source :« Je sens, dit-il !, « qu'une vertu est sortie de moi. » Aussi personne n'en avoit- il fait ni de si grands ni en si grand nombre ; et toutefois il promet que ses disciples feront en son nom encore de plus grandes choses 2 : tant est féconde et inépuisable la vertu qu'il porte en lui-même ! Qui n'admireroit la condescendance avec laquelle il tempère la hauteur de sa doctrine ? C'est du lait pour les enfants 3, et tout ensemble du pain pour les forts. On le voit plein des secrets de Dieu ; mais on voit qu'il n'en est pas étonné, comme les autres mortels à qui Dieu se communique : il en parle na- turellement, comme étant né dans ce secret et dans cette gloire ; et ce qu'il a sans mesure*, il le répand avec mesure, afin que notre foiblesse le puisse porter. Quoiqu'il soit envoyé pour tout le monde, il ne s'adresse d'abord qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël, auxquel- les il étoit aussi principalement envoyé 5 : mais il prépare la voie à la conversion des Samaritains et des Gentils. Une femme sa- maritaine le reconnoît pour le Christ, que sa nation attendoit aussi bien que celle des Juifs, et apprend de lui le mystère du culte nouveau qui ne seroitplus attaché à un certain lieu 6. Une femme chananéenne et idolâtre lui arrache, pour ainsi dire, quoique rebutée, la guérison de sa fille7. Il reconnoît en divers endroits les enfants d'Abraham dans les Gentils8, et parle de sa doctrine comme devant être prêchée, contredite, et reçue par toute la terre. Le monde n'avoit jamais rien vu de sembla- ble, et ses apôtres en sont étonnés. Il ne cache point aux siens les tristes épreuves par lesquelles ils dévoient passer. Il leui fait voir les violences et la séduction employées contre eux, les persécutions, les fausses doctrines, les faux frères, la guerre au dedans et au dehors, la foi épurée par toutes ces épreuves , 1 Luc, vi, 19 ; vin, 46. B. — * Joann., xiv, 12. B. — 8 « Du lait pour les enfants, etc. » Belle image tirée du style sacre : quand Bossuet ne cite pas les textes, il les fond dans son discours, cl lui donne ainsi une force et une grâce toute vive et originale.—* Joann., ni, 54. B. «Il en parle naturellement, nr. ; ce qu'il a sans mesure, etc. » Passage admirable de grandeur et de douceur.—6 « Auxquelles il éloit aussi, etc. » Car c'était à elles qu'il était spécialement envoyé. Tel est le sens du mot aussi ; quidem, enim .— 6 Joann., :v, M, 25. B —7 Matth., xv, 22, etc. B.— » ,Ibid> vin, 10, 11. B. LA SUITE DE LA RELIGION. 9flR à la fin des temps, l'affoiblissement de cette foi1 et le refroi- dissement d-e la charité parmi ses disciples9 ; au milieu de tant de périls, son Eglise et la vérité toujours invincibles3. Voici donc une nouvelle conduite et un nouvel ordre de choses : on ne parle plus aux enfants de Dieu de récompenses temporelles; Jésus-Christ leur montre une vie future; et, les tenant suspendus dans cette attente, il leur apprend à se déta- cher de toutes les choses sensibles. La croix et la patience de- viennent leur partage sur la terre, et le ciel leur est proposé comme devant être emporté de force1*. Jésus-Christ, qui montre aux hommes cette nouvelle voie, y entre le premier : il prêche des vérités pures qui étourdissent5 les hommes grossiers, et néanmoins superbes6; il découvre l'orgueil caché et l'hypo- crisie des Pharisiens et des docteurs de la loi qui la corrom- poient par leurs interprétations. Au milieu de ces reproches, il honore leur ministère et la chaire de Moïse où ils sont assis1. ïl fréquente le temple, dont il fait respecter la sainteté, et ren- voie aux prêtres les lépreux qu'il a guéris. Par là il apprend aux hommes comment ils doivent reprendre et réprimer les abus, sans préjudice du ministère établi de 'lieu, et montre que le corps de la Synagogue subsistoit malgré la corruption des particuliers. Mais elle penchoit visiblement à sa ruine. Les pontifes et les Pharisiens animoient contre Jésus-Christ le peuple juif, dont la religion se tournoit en superstition8. Ce peuple ne peut souffrir le Sauveur du monde, qui l'appelle à des pratiques solides, mais difficiles. Le plus saint et le meil- leur de tous les hommes, la sainteté et la bonté même, devient le plus envié et le plus haï. Il ne se rebute pas, et ne cesse de faire du bien à ses citoyens ; mais il voit leur ingratitude; il en prédit le châtiment avec larmes, et dénonce à Jérusalem sa chute prochaine. Il prédit aussi que les Juifs, ennemis de la vérité qu'il leur annonçoit, seroient livrés à l'erreur, et devien- droient le jouet des faux prophètes. Cependant la jalousie des Pharisiens et des prêtres le mène à un supplice infâme : ses disciples l'abandonnent ; un d'eux le trahit ; le premier et le plus zélé de tous le renie trois fois. Accusé devant le conseil, * Luc, xvhi, 8. B.— 2Matîh., xxiv,12.B.— 3 Ibid.,xxi, 18. B.— *Ibtd., xi, Î2. B. — 5 «Étourdisse:;!. » étonnent et en même temps révoltent ; ces deui Idées sont enfermées dans l'expression hardie et familière de Fauteur. — • Superbes, un peu poétique, pour orgueilleux. — '1 Mattb., oui, 2.B.— 8 Le récit continue en style coupé; il devient plus vif et plus rapide, avec un cer- tain accent oratoire dans l'alinéa suivant, et se termine avec une majesté triste qui reproduit l'impression même des faits. 204 PARTIE II. - CHAP. XIX. il honore jusqu'à la fin le ministère des prêtres, et répond eu termes précis au pontife qui Tinterrogeoit juridiquement. Mais le moment étoit arrivé où la Synagogue devoit être réprouvée. Le pontife et tout le conseil condamne Jésus-Christ parce qu'il se disoit le Christ Fils de Dieu. Il est livré à Ponce Pilate, pré- sident romain1 : son innocence est reconnue par son juge, que la politique et l'intérêt2 font agir contre sa conscience : le juste est condamné à mort; le plus grand de tous les crimes donne lieu à la plus parfaite obéissance qui fut jamais ; Jésus, maître de sa vie et de toutes choses, s'abandonne volontairement à la fureur des méchants, et offre le sacrifice qui devoit être l'ex- piation du genre humain. A la croix, il regarde dans les pro- phéties ce qui lui resloit à faire : il l'achève, et dit enfin : Tout est consommé3. A ce mot, tout change dans le monde : la loi cesse, ses ligures passent, ses sacrifices sont abolis par une obla- tion plus parfaite. Cela fait, Jésus-Christ expire avec un grand cri; toute la nature s'émeut; le centurion qui le gardoit, étonné d'une telle mort, s'écrie qu'il est vraiment le Fils de Dieu; et _es spectateurs s'en retournent frappant leur poitrine. Au troi- sième jour, il ressuscite; il paroît aux siens qui l'avoient aban- donné, et qui s'obstinoient à ne pas croire à sa résurrection. Ils le voient, ils lui parlent, ils le touchent; ils sont convaincus. Pour confirmer la foi de sa résurrection, il se montre à di- verses fois et en diverses circonstances. Ses disciples le voient en particulier, et le voient aussi tous ensemble : il paroît une ois à plus de cinq cents hommes assemblés4. Un apôtre, qui l'a écrit, assure que la plupart d'eux vivoient encore dans le temps qu'il l'écrivoit. Jésus-Christ ressuscité donne à ses apô- tres tout le temps qu'ils veulent pour le bien considérer ; et, après s'être mis entre leurs mains5 en toutes les manières qu'ils le souhaitent, en sorte qu'il ne puisse plus leur rester le moin- dre doute, il leur ordonne de porter témoignage de ce qu'ils ont vu, de ce qu'ils ont ouï et de ce qu'ils ont touché. Afin qu'on ne puisse douter de leur bonne foi, non plus que de leur persuasion, il les oblige à sceller leur témoignage de leur sang. Ainsi leur prédication est inébranlable; le fondement en est un 1 Prœsidi romarin. Dans une histoire détaillée on pourrait demander une définition plus précise des fonctions de Pilate, qui était gouverneur de la hioee. — i « Que la politique, etc. » C'est-à-dire : mais la politique et l'intérêt le font agir. Que sous- entend mais, comme il arrive souvent en latin. Voy. la note 6, p. 200. — 3 Joann., xix, 50. B. — * I Cor., xv, 6. B. — 5 Allusion à l'incrédulité de saint Thomas, et à la condescendance de Jésu&- Christ envers cet apôtre. LA SUITE DE LA RELIGION. 20b fait positif, attesté unanimement par ceux qui l'ont vu. Leur sincérité est justifiée1 par la plus forte épreuve qu'on puisse imaginer, qui est celle des tourments, et de la mort même. Telles sont les instructions que reçurent les apôtres. Sur ce fondement, douze pêcheurs entreprennent de convertir le monde entier, qu'ils voyoient si opposé aux lois qu'ils avoient à !eur prescrire, et aux vérités qu'ils avoient à leur annoncer. Ils ont ordre de commencer par Jérusalem2, et de là de se répandre par toute la terre pour « instruire toutes les nations, et les bap- « tiser au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit3. » Jésus- Christ leur promet « d'être avec eux tous les jours4 jusqu'à la « consommation des siècles, » et assure par cette parole la per- pétuelle durée du ministère ecclésiastique. Cela dit, il monte aux cieux en leur présence. Les promesses vont être accomplies 5 : les prophéties vont avoir leur dernier éclaircissement. Les Gentils sont appelés à la connoissance de Dieu par les ordres de Jésus-Christ ressus- cité; une nouvelle cérémonie est instituée pour la régénération du nouveau peuple; et les fidèles apprennent que le vrai Dieu, le Dieu d'Israël, ce Dieu un et indivisible auquel ils sont con- sacrés par le baptême, est tout ensemble Père, Fils, et Saint- Esprit. Là donc nous sont proposées les profondeurs incompréhen- sibles de l'Etre divin, la grandeur ineffable de son unité, et les richesses infinies de cette nature plus féconde encore au dedans qu'au dehors, capable de se communiquer sans division à trois personnes égales. Là sont expliqués les mystères qui étoient enveloppés et comme scellés6 dans les anciennes Ecritures. Nous entendons le secret de cette parole : « Faisons l'homme à notre image7; » et la Trinité, marquée dans la création de l'homme, est expres- sément déclarée dans sa régénération. Nous apprenons ce que c'est que cette Sagesse conçue, selon Salomon8, devant tous les temps dans le sein de Dieu; Sagesse qui fait toutes ses délices, et par qui sont ordonnés tous scù 1 Prouvée, attestée.— 2Luc, xxiv, 47; Àct.i, 8. B.— 3 Malth., xxyiii, 19,20. B.— K Var. « Avec eux jusqu'à la consommation, etc. » — * L'auteur arrive à l'institution du baptême, nécessairement rattachée à la conversion des Gen- tils. Des termes qui entrent dans la forme de ce sacrement, il est conduit à parler du mystère de la sainte Trinité, et entre dans un exposé dogmatique, non pas sec ej froidement méthodique, mais éloquent et animé. — 6 « Enve- loppés et comme scellés. » Métaphores justes et concordantes. — 7 Gen., < 6. B. - 8 Prov., vin, 22. B 206 PARTIE II. - CUAP. XIX. ouvrages. Nous savons qui est celui que David a vu engendré devant l'aurore1; et le nouveau Testament nous enseigne que c'est le Verbe, la parole intérieure de Dieu, et sa pensée éter- nelle, qui est toujours dans son sein, et par qui toutes choses ont été faites. Par là nous répondons à la mystérieuse question qui est pro- osée dans les Proverbes 2 : « Dites-moi le nom de Dieu et le i( nom de son fils, si vous le savez. » Car nous savons que ce nom de Dieu, si mystérieux et si caché, est le nom de Père, en- tendu en ce sens profond qui le fait concevoir dans l'éterm+é père d'un fils égal à lui, et que le nom de son fils est le nom de Verbe ; Verbe qu'il engendre éternellement en se contem- plant lui-même, qui est l'expression parfaite de sa vérité, son image, son Fils unique, l'éclat de sa clarté, et l'empreinte de sa substance*. Avec le Père et le Fils nous connoissons aussi le Saint-Es- prit, l'amour de l'un et de l'autre, et leur éternelle union. C'est cet Esprit qui fait les prophètes, et qui est en eux pour leur découvrir les conseils de Dieu et les secrets de l'avenir; Esprit dont il est écrit4 : « Le Seigneur m'a envoyé, et son Esprit, » qui est distingué du Seigneur, et qui est aussi le Seigneur même, puisqu'il envoie les prophètes, et qu'il leur découvre les choses futures. Cet Esprit qui parle aux prophètes, et qui parle parles prophètes, est uni au Père et au Fils, et intervient avec eux dans la consécration du nouvel homme. Ainsi le Père, le Fils, et le Saint-Esprit, un seul Dieu en trois personnes, montré plus obscurément à nos pères, est claire- ment révélé dans la nouvelle alliance. Instruits d'un si haut mystère, et étonnés de sa profondeur incompréhensible, nous couvrons notre face devant Dieu avec les Séraphins5 que vit Isaïe6, et nour adorons avec eux celui qui est trois fois saint. C'étoit au Fils unique qui était dans le sein du Père1, et qui sans en sortir venoit à nous, c'étoit à lui à nous découvrir plei- nement ces admirables secrets de la nature divine, que Moïse et les prophètes n'avoient qu'effleurés. C'étoit à lui à nous faire entendre d'où vient que le Messie, promis comme un homme qui devoit sauver les autres hom- mes, étoit en même temps montré comme Dieu en nombre sin- gulier, et absolument à la manière dont le Créateur nous est 1 Psal., cix, 3. B. Devant, usité au dix-septième siècle pour avant, ne se dit plus en ce sens.— - Prov., xxx, -V. ...— '. ., I, 3. B.— *> Is., ILVIII, 16. B, — * Var. a L'js Chérubins. » — 6 h., vi. B. —'< Joann., I, 18 B. LA SUITE DE LA RELIGION. 207 désigné : et c'est ainsi qu'il a fait, en nous enseignant que, quoi- que lils d'Abraham, il étoit devant qu'Abraham fût fait*; qu'î'J est descendu du ciel, et toutefois qu'il est au ciel2; qu'il est Dieu, Fils de Dieu, et tout ensemble homme, fils de l'homme ; le vrai Emmanuel, Dieu avec nous; en un mot, le Verbe fait chair, unissant en sa personne la nature humaine a\ec la di- vine, afin de réconcilier toutes choses en lui-même. Ainsi nous sont révélés les deux principaux mystères, celui de la Trinité et celui de l'Incarnation. Mais celui qui nous les a révélés nous en fait trouver l'image en nous-mêmes, afin qu'ils nous soient toujours présents, et crue nous leconnoissions la dignité de notre nature. En effet, si nous imposons silence à nos sens, et que nous nous renfermions pour un peu cle temps au fond de notre âme 3, c'est-à-dire dans cette partie où la vérité se fait entendre, nous y verrons quelque image de la Trinité que nous adorons. La pensée, que nous sentons naître comme le germe de notre es- prit, comme le fils de notre intelligence, nous donne quelque idée du Fils de Dieu conçu éternellement dans l'intelligence du Père céleste. C'est pourquoi ce fils de Dieu prend le nom de Verbe, afin que nous entendions qu'il naît dans le sein du Père, non comme naissent les corps, mais comme nait dans notre âme cette parole intérieure que nous y sentons quand nous con- templons la vérité*. Mais la fécondité de notre esprit ne se termine pas à celte parole intérieure, à cette pensée intellectuelle, à cette image de la vérité qui se forme en nous. Nous aimons et cette parole intérieure et l'esprit où elle nait; et en l'aimant nous sentons en nous quelque chose qui ne nous est pas moins précieux que notre esprit et notre pensée, qui est le fruit de l'un et de l'au- tre, qui les unit, qui s'unit à eux, et ne fait avec eux qu'une même vie. Ainsi, autant qu'il se peut trouver de rapport entre Dieu et l'homme, ainsi, dis-je, se produit en Dieu l'amour éternel qui sort du Père qui pense, et du Fils qui est sa pensée, pour faire 1 Joann., vin, 58. B.—2 Id., ni, 13. B.— 3 «... au fond de notre âme, etc.* Par la conscience ou sens intime, nous sommes informés de ce qui se passe en nous, et nous pouvons démêler le jeu des facultés de notre âme. -* Greg. Xaz., Oral., xxxvi, nunc xxx, n. 20; 1. 1, p. 554, éd. Bened. ; Aug.,cte Triniî., lib. ix. c. îv et sqq. ; t. vm, col. 880 etsqq., et in Joann. Evanq., tract. |, etc., t. ni, p. 2, col. 292 et sqq. ; de Civ. Dei, lib. xi, c. xwi, xxvii,xxvhi; t. vu, cftl. 292 et sqq. B, 208 PARTIE II. — CHAP. XIX. avec lui et sa pensée une même nature également heureuse et parfaite1. En un mot, Dieu est parfait; et son Verbe, image vivante d'une vérité infinie, n'est pas moins parfait que mi; et son amour, qui, sortant de la source inépuisable du bien, en a toute la plénitude, ne peut manquer d'avoir une perfection in- finie ; et puisque nous n'avons point d'autre idée de Dieu que celle de la perfection, chacune de ces trois choses, considérée en elle-même, mérite d'être appelée Dieu : mais parce que ces trois choses conviennent nécessairement à une même nature, ces trois choses ne sont qu'un seul Dieu. Il ne faut donc rien concevoir d'inégal ni de séparé dans cette Trinité adorable ; et, quelque incompréhensible que soit cette égalité, notre âme, si nous Técoutons, nous en dira quelque chose. Elle est ; et quand elle sait parfaitement ce qu'elle est, son in- telligence répond à la vérité de son être ; et quand elle aime son être avec son intelligence autant qu'ils méritent d'être aimés, son amour égale la perfection de l'un et de l'autre *. Ces trois choses ne se séparent jamais, et s'enferment l'une l'autre : nous entendons que nous sommes et que nous aimons ; et nous ai- mons à être et à entendre. Qui le peut nier, s'il s'entend lui- même? Et non-seulement une de ces choses n'est pas meilleure que l'autre, mais les trois ensemble ne sont pas meilleures qu'une d'elles en particulier, puisque chacune enferme le tout, et que dans les trois consiste la félicité et la dignité de la na- ture raisonnable. Ainsi, et infiniment au-dessus, est parfaite, inséparable, une en son essence, et enfin égale en tout sens, la Trinité que nous servons, et à laquelle nous sommes consacrés par notre baptême. Mais nous-mêmes, qui sommes l'image de la Trinité, nous- mêmes, à un autre égard, nous sommes encore l'image de l'In- carnation3. 1 Cette comparaison n'est pas donnée comme exacte, et elle ne peut l'être; car l'âme est personnellement une, avec plusieurs facultés; et en Dieu, il y a trois personnes, sous une seule nature. — 2Aug., loco cit. B. — 3 L'auteur fait remarquer lui-même que cette comparaison est inexacte en plusieurs points; mais elle l'est en d'autres qu'il omet de relever: dans la personne de Jésus-Christ, il y a le Verbe éternel et divin ; l'âme de Jésus- Christ créée, non atteinte par le péché originel et inaccessible au péché ac- tuel, mais tout à fait semblable par sa nature et par ses facultés à l'âme de tout homme, ou plutôt, purement et absolument humaine; enfin, un corps périssable. En effet, le corps de Jésus-Christ, aujourd'hui subsistant, im- LA SUITE DE LA RELIGION. 209 Notre âme, d'une nature spirituelle et incorruptible, a un corps corruptible qui lui est uni1; et de l'union de l'un et de l'autre résulte un "tout, qui est l'homme, esprit et corps tout ensemble, incorruptible et corruptible, intelligent et purement brute. Ces attributs conviennent au tout, par rapport à cha- cune de ses deux parties : ainsi le Verbe divin, dont la vertu soutient tout, s'unit d'une façon particulière, ou plutôt il de- vient lui-même, par une parfaite union, ce Jésus-Christ fils de Marie; ce qui fait qu'il est Dieu et homme tout ensemble, en- gendré dans l'éternité, et engendré dans le temps; toujours vi- vant dans le sein du Père, et mort sur la croix pour nous sauver. Mais où Dieu se trouve mêlé, jamais les comparaisons tirées des choses humaines ne sont qu'imparfaites. Notre âme n'est pas devant notre corps, et quelque chose lui manque lorsqu'elle en est séparée. Le Verbe, parfait en lui-même dès l'éternité, ne s'unit à notre nature que pour l'honorer. Cette âme qui préside au corps, et y fait divers changements, elle-même en souffre à son tour. Si le corps est mû au commandement et se- lon la volonté de l'âme, l'âme est troublée, l'âme est affligée et agitée en mille manières, ou fâcheuses ou agréables, suivant les dispositions du corps ; en sorte que, comme l'âme élève le corps à elle en le gouvernant, elle est abaissée au-dessous de lui par les choses qu'elle en souffre. Mais, en Jésus-Christ, le Verbe préside à tout, le Verbe tient tout sous sa main. Ainsi l'homme est élevé, et le Verbe ne se rabaisse par aucun endroit : im- muable et inaltérable, il domine en tout et partout la nature qui lui est unie. De là vient qu'en Jésus-Christ, l'homme, absolument sou- mis à la direction intime du Verbe qui l'élève à soi, n'a que des pensées et des mouvements divins. Tout ce qu'il pense, tout ce qu'il veut, tout ce qu'il dit, tout ce qu'il cache au dedans, tout ce qu'il montre au dehors, est animé par le Verbe, con- duit parle Verbe, digne du Verbe, c'est-à-dire digne de la rai- son même, de la sagesse même et de la vérité même. Ces/ mortel et glorieux, ne l'est point par sa nature première, mais par le fait delà résurrection, et de même qu'il en doit être des corps des élus. Au reste, ces comparaisons, nécessairement imparfaites, n'en sont pas moins lumi- neuses et profondes.— l Aug. Ep. m, ad Volus., nunc cxxxyii, c. m, n. ii, t. n, col. 405 ;de Civil. Dei, lib. x, c. xxix; t. vu, col. 264; Cyril., Ep. ad Valerian., part. m. Conc. Ephes. ; t. m Concil., col. 1155 et sqq, etc.; Symb, Ath., etc. D. L3, 210 PARTIE II. - CHAI'. XIX. pourquoi tout est lumière en Jésus-Christ; sa conduite est une règle; ses miracles sont des instructions; ses paroles sont es- prit et vie. Il n'est pas donné à tous de bien entendre ces sublimes vé- rités, ni de voir parfaitement en lui-même cette merveilleuse image des choses divines, que saint Augustin et les autres Pè- res ont crue si certaine. Les sens nous gouvernent trop ; et notre imagination, qui se veut mêler dans toutes nos pensées, ne nous permet pas toujours de nous arrêter sur une lumière si pure. Nous ne nous connoissons pas nous-mêmes ; nous igno- rons les richesses que nous portons dans le fond de notre na- ture; et il n'y a que les yeux les plus épurés qui les puissent apercevoir. Mais si peu que nous entrions dans ce secret, et que nous sachions remarquer en nous l'image des deux mys- tères qui font le fondement de notre foi, c'en est assez pour nous élever au-dessus de tout, et rien de mortel ne nous pourra plus toucher. Aussi Jésus-Christ nous appelle-t-il à une gloire immortelle, et c'est le fruit de la foi que nous avons pour les mystères. Ce Dieu homme, cette vérité et cette sagessee incarnée, qui ous fait croire de si grandes choses sur sa seule autorité, nous en promet dans l'éternité la claire et bienheureuse vision, comme la récompense certaine de notre foi. De cette sorte, la mission de Jésus-Christ est relevée infini- ment au-dessus de celle de Moïse. Moïse étoit envoyé pour réveiller par des récompenses tem- porelles les hommes sensuels et abrutis. Puisqu'ils étoient de- venus tout corps et tout chair, il les falloit d'abord prendre par les sens, leur inculquer par ce moyen la connoissance de Dieu et l'horreur de l'idolâtrie à laquelle le genre humain avoit une inclination si prodigieuse. Tel étoit le ministère de Moïse : il étoit réservé à Jésus- Christ d'inspirer à l'homme des pensées plus hautes, et de lui faire connoître dans une pleine évidence la dignité, l'immor- talité et la félicité éternelle de son âme* Durant les temps d'ignorance, c'est-à-dire durant les temps qui ont précédé Jésus-Christ, ce que Pâme connoissoit de sa dignité et de son immortalité l'induisoit le plus souvent à er- reur; Le culte des hommes morts faisoit presque tout le fond de l'idolâtrie : presciue tous les hommes sacrifioient aux mânes, c'est-à-dire aux âmes des morls. De si anciennes erreurs nous font voir à la vérité combien étoit ancienne la croyance de LA SUITE DE LA RELIGION. 211 l'immortalité de l'âme, et nous montre qu'elle doit être range'e parmi les premières traditions du genre humain. Mais l'homme, qui gàtoit tout, en avoit étrangement abusé, puisqu'elle le portoit à sacrifier aux morts. On alloit même jusqu'à cet excès, de leur sacrilier des hommes vivants : on tuoit leurs esclaves et même leurs femmes, pour les aller servir dans l'autre monde. Les Gaulois le pratiquoient avec beaucoup d'autres peuples l ; et les Indiens , marqués par les auteurs païens parmi les premiers défenseurs de l'immortalité de l'àme, ont aussi été les premiers à introduire sur la terre, sous prétexte de religion, ces meurtres abominables. Les mêmes Indiens se tuoient eux-mêmes pour avancer la félicité de la vie future ; et ce déplorable aveuglement dure encore aujourd'hui parmi ces peuples : tant il est dangereux d'enseigner la vérité dans un autre ordre que celui que Dieu a suivi, et d'expliquer claire- ment à l'homme tout ce qu'il est, avant qu'il ait connu Dieu parfaitement. C'étoit faute de connoître Dieu, que la plupart des philo- sophes n'ont pu croire rame immortelle sans la croire une portion de la divinité, une divinité elle-même, un être éter- nel , incréé aussi bien qu'incorruptible , et qui n' avoit non plus de commencement que de lin. Que dirai-je de ceux qui croyoient la transmigration des âmes, qui les faisoient rouler des cieux à la terre, et puis de la terre aux cieux ; des ani- maux dans les hommes, et des hommes dans les animaux ; de îa félicité à la misère, et de la misère à la félicité, sans que ces révolutions eussent jamais ni de terme ni d'ordre certain? Combien étoit obscurcie la justice, la providence, la bonté di- vine parmi tant d'erreurs ! Et qu'il étoit nécessaire de con- iioître Dieu et les règles de sa sagesse, avant que de connaître l'âme et sa nature immortelle ! C'est pourquoi la loi de Moïse ne donnoit à l'homme qu'une première notion de la nature de l'âme et de sa félicité. Nous avons vu l'âme au commencement faite par la puissance de Dieu aussi bien que les autres créatures ; mais, avec ce carac- tère particulier, qu'elle étoit faite à son image et par son souffle, afin qu'elle entendit à qui elle tient par son fond, cl qu'elle ne se crût jamais de même nature que les corps, ni formée de leur concours. Mais les suites de cette doctrine <:l les merveilles de la ie future ne furent pas alors uni1 1 Cees., de liello Gai!., lib. vi, c. xvm. B. 212 PARTIE II. - CHAP. XIX. ment développées ; et c'étoit au jour du Messie que cette grande lumière devoit paroître à découvert. Dieu en avoit répandu quelques étincelles dans les anciennes Écritures. Salomon avoit dit que, « comme le corps retourne « à la terre d'où il est sorti, l'esprit retourne à Dieu qui Ta « donné1. » Les patriarches et les prophètes ont vécu dans cette espérance ; et Daniel avoit prédit qu'il viendroit un temps « où ceux qui dorment dans la poussière s'éveilleroient, les « uns pour la vie éternelle, et les autres pour une éternelle « confusion, afin de voir toujours2. » Mais, en même tempe que ces choses lui sont révélées, il lui est ordonné de « sceller « le livre et de le tenir fermé jusqu'au temps ordonné de « Dieu 3 ; » afin de nous faire entendre que la pleine décou- verte de ces vérités étoit d'une autre saison et d'un autre siècle. Encore donc que les Juifs eussent dans leurs Écritures quel- ques promesses des félicités éternelles, et que, vers les temps du Messie, où elles dévoient être déclarées, ils en parlassent beaucoup davantage, comme il paroît par les livres de la Sa- gesse et des Machabées; toutefois cette vérité faisoit si peu un dogme formel et universel de l'ancien peuple, que les Saddu- céens, sans la reconnoître, non-seulement étoient admis dan;1 la Synagogue, mais encore élevés au sacerdoce. C'est un des caractères du peuple nouveau, de poser pour fondement de la religion la foi de la vie future , et ce devoit être le fruit de la venue du Messie. C'est pourquoi, non content de nous avoir dit qu'une vie éternellement bienheureuse étoit réservée aux enfants de Dieu, il nous a dit en quoi elle consistoit. La vie bienheureuse est d'être avec lui dans la gloire de Dieu son Père; la vie bienheureuse est de voir la gloire qu'il a dans le sein du Père dès l'origine du monde; la vie bienheureuse est que lésas- Christ soit en nous comme dans ses membres, et que l'amour éternel que le Père a pour son Fils s'étendant sur nous, il nous comble des mûmes dons : la vie bienheureuse, en un mot, est de connoître le seul vrai Dieu, et Jésus-Christ qu'il a en- :v; mais le connoître de cette manière qui s'appelle la claire vue, la vue face à face* et à découvert, la vue qui ré- forme en nous et y achève l'image de Dieu, selon ce que dit 1 /:. !.. n i LA SUITE DE LA RELIGION. tJ3 ques de sa protection : le juste est livré à ses ennemis, et il meurt abandonné de Dieu et des hommes. Mais il falloit faire voir à l'homme de bien que, dans les plus grandes extrémités, il n'a besoin ni d'aucune consolation humaine, ni même d'aucune marque sensible du secours di- vin; qu'il aime seulement, et qu'il se confie, assuré que Dieu pense à lui sans lui en donner aucune marque, et qu'une éter- nelle félicité lui est réservée1. Le plus sage des philosophes , en cherchant l'idée de la vertu, a trouvé que comme de tous les méchants, celui-là se- roit le plus méchant qui sauroit si bien couvrir sa malice, qu'il passât pour homme de bien, et jouit, par ce moyen, de tout le crédit que peut donner la vertu : ainsi le plus vertueux devoit être sans difficulté celui à qui sa vertu attire par sa perfection la jalousie de tous les hommes, en sorte qu'il n'ait pour lui que sa conscience, et qu'il se voie exposé à toute sorte d'injures, jusqu'à être mis sur la croix, sans que sa vertu lui puisse donner ce foible secours de l'exempter d'un tel sup- plice2. Ne -emble-t-il pas que Dieu n'ait mis cette merveil- leuse idée de vertu dans l'esprit d'un philosophe, que pour la rendre effective3 en la personne de son Fils, et faire voir que le juste a une autre gloire, un autre repos, enfin un autre bonheur que celui qu'on peut avoir sur la terre? Etablir cette vérité, et la montrer accomplie si visiblement en soi-même aux dépens de sa propre vie, c'étoit le plus grand ouvrage que pût faire un homme ; et Dieu l'a trouvé si grand, qu'il l'a réservé à ce Messie tant promis, à cet homme qu'il a fait la même personne avec son Fils unique. En effet, que pouvoit-on réserver de plus grand à un Dieu venant sur la terre? et qu'y pouvoit-il faire de plus digne de lui, que d'y montrer la vertu dans toute sa pureté, et le bon- heur éternel où la conduisent les maux les plus extrême? ? Mais si nous venons à considérer ce qu'il y a de plus haul et de plus intime dans le mystère de la croix, quel esprit hu main le pourra comprendre ? Là nous sont montrées des vertus que le seul homme-Dieu pouvoit pratiquer. Quel autre pou - voit comme lui se mettre à la place de toutes les victimes an- ciennes, les abolir en leur substituant une victime d'une di- gnité et d'un mérite infinis, et faire que désormais il n'y eût 1 Conclusion, haule pensée religieuse. — ? Soci !îb. il, B. — 3 Pour la ré il 216 PARTIE II. - CHAP. XIX. plus que lui seul à ^rtrir à Dieu? Tel est l'acte de religion que Jésus-Christ exerce à la croix. Le Père éternel pouvoit-il trou- ver, ou parmi les anges, ou parmi les hommes, une obéis- sance égale à celle que lui rend son Fils bien-aimé, lorsque, rien ne lui pouvant arracher la vie, il la donna volontairement pour lui complaire? Que dirai-je de la parfaite union * de tous ses désirs avec la divine volonté, et de l'amour par lequel il se tient uni à Dieu qui était en lui, se réconciliant le monde*? Dans cette union incompréhensible, il embrasse tout le genre humain ; il paciiie le ciel et la terre ; il se plonge avec une ar- deur immense dans ce déluge de sang où il devoit être baptisé avec tous les siens, et fait sortir de ses plaies le feu de l'amour divin qui devoit embraser toute la terre%. Mais voici ce qui passe toute intelligence : la justice pratiquée par ce Dieu- homme, qui se laisse condamner par le monde, afin que le monde demeure éternellement condamné par l'énorme ini- quité de ce jugement. « Maintenant le monde est jugé, et le « prince de ce monde va être chassé, » comme le prononce Jésus-Christ lui-même4. L'enfer, qui avoit subjugué le monde, le va perdre : en attaquant l'innocent, il sera contraint de lâ- cher les coupables qu'il tenoit captifs : la malheureuse obliga- tion 5 par laquelle nous étions livrés aux anges rebelles, est anéantie : Jésus-Christ l'a attachée à sa croix6, pour y être ef- facée de son sang : l'enfer dépouillé gémit : la croix est un lieu de triomphe à notre Sauveur 7, et les puissances ennemies sui- vent en tremblant le char du vainqueur. Mais un plus grand triomphe paroît à nos yeux : la justice divine est elle-même vaincue; le pécheur, qui lui étoit dû comme sa victime, est arraché de ses mains. 11 a trouvé une caution capable de payer pour lui un prix infini. Jésus-Christ s'unit éternellement les élus pour qui il se donne : ils sont ses membres et son corps : le Père éternel ne les peut plus regarder qu'en leur chef : ainsi il étend sur eux l'amour infini qu'il a pour son Fils. C'est son Fils lui-même qui le lui demande : il ne veut pas être séparé des hommes qu'il a rachetés : « 0 mon Père, je veux, dit-il8, « qu'ils soient avec moi : » ils seront remplis de mon esprit ; » « Que dirai-je, etc. » Ici l'auteur va emprunter à l'Évangile les pensées et le langage le plus mystique et le plus élevé. — 2 // Cor.,\, 19. B.— Uuc, U, 49 50. B.— * Joann., SU, 51.— 5 Obligation signifie ici lien légal; et est tout à fait au sens de sa racine ob-ligare. La phrase suivante indique encore le sens de contrai.— * Coloss., n, 15, 14, 15. B. — ' A, est un latinisme : dirions aujourd'hui, pour notre Sau\eur.— ** Joann., xvii, 24, 25, 26- B. LA SLITE DE LA RELIGION. 217 lis jouiront de ma gloire ; ils partageront avec moi jusqu'à mon irône1. Après un si grand bienfait, il n'y a plus que des cris de joie qui puissent exprimer nos reconnoissances2. « 0 merveille, « s'écrie un grand philosophe et un grand martyr3, ô échange « incompréhensible, et surprenant artifice de la sagesse di- (( vine! » un seul est frappé, et tous sont délivrés. Dieu frappe son Fils innocent pour l'amour des hommes coupables, et par- donne aux hommes coupables pour l'amour de son Fils in- nocent, ce Le juste paie ce qu'il ne doit pas, et acquitte les pé- « cheurs de ce qu'ils doivent; car qu'est-ce qui pouvoit mieux <( couvrir nos péchés que sa justice? Comment pouvoit être « mieux expiée la rébellion des serviteurs, que par l'obéissance « du fils? L'iniquité de plusieurs est cachée dans un seul « juste, et la justice d'un seul fait que plusieurs sont justi- ce fiés. » A quoi donc ne devons-nous pas prétendre? « Celui « qui nous a aimés étant pécheurs, jusqu'à donner sa vie pour « nous, que nous refusera-l-il après qu'il nous a réconciliés et « justifiés par son sang*? » Tout est à nous par Jésus-Christ, la grâce, la sainteté, la vie, la gloire, la béatitude : le royaume du Fils de Dieu est notre héritage : il n'y a rien au-dessu nous, pourvu seulement que nous ne nous ravilissions pas nous-mêmes 5. Pendant que Jésus-Christ 6 comble nos désirs et surpaie nos espérances, il consomme l'œuvre de Dieu commencée sous les patriarches et dans la loi de Moïse. Alors Dieu vouloit se faire connoître par des expériences sensibles : il se montroit magnifique en promesses temporelles, bon en comblant ses enfants des biens qui flattent les sens, puissant en les délivrant des mains de leurs ennemis, fidèle en les amenant dans la terre promise à leurs pères, juste par les récompenses et les châtiments qu'il leur envoyoit manifeste- ment selon leurs œuvres. Toutes ces merveilles préparoient les voies aux vérités que Jésus-Christ venoit enseigner. Si Dieu est bon jusqu'à nous 1 Apoc, ni, 21. B.— r* Nos reconnoissances : ce mot, au sens dont i! s'agit ici, ne se dit pas au pluriel.— 3 Justin., Epist. ad Diognet., n. 9, p. 23*, éd. Benedict. B.— 4 Rom., v, 6, 7, 8, 9, 10. B.— 3 Que nous ne rabaissions pas par nos fautes notre condition.— 6« Pendant que Jésus-Christ, etc.» L'auteur résume brièvement le plan de la seconde partie de son discours. Ce plan était indiqué par la nature même de la révélation mosaïque et chré- tienne, qui base la foi sur les faits, et déroule les dogmes, jusqu'à l'Evangile, selon la suite des temps. Bossuet n'a fait que suivre cet ordre-. 218 PARUE II. - CHAP. XIX. donner ce que demandent nos sens, combien plutôt nous don- nera-t-il ce que demande notre esprit fait à son image ! S'il est si tendre et si bienfaisant envers ses enfants, renferpera-t-il son amour et ses libéralités dans ce peu d'années qui compo- sent notre vie? Ne donnera-t-il à ceux qu'il aime qu'une ombre de félicité, et qu'une terre fertile en grains et en huile1? N'y aura-t-il point un Days où il répande avec abondance les biens véritables? Il y en aura un sans doute, et Jésus-Christ nous le vient montrer. Car enfin le Tout-Puissant n'auroit fait que des ou- vrages peu dignes de lui, si toute sa magnificence ne se termi- noit 2 qu'à des grandeurs exposées à nos sens infirmes3. Tout ce qui n'est pas éternel ne répond ni à la majesté d'un Dieu éternel, ni aux espérances de l'homme à qui il a fait connoître son éternité; et cette immuable fidélité qu'il garde à ses ser- viteurs n'aura jamais un objet qui lui soit proportionné, jus- qu'à ce qu'elle s'étende à quelque chose d'immortel et de per- manent. Il falloit donc qu'à la fin Jésus-Christ nous ouvrît les cieux, pour y découvrir a notre foi cette cité permanente où nous de- vons être recueillis après cette vie*. 11 nous fait voir que si Dieu prend pour son titre étemel le nom de Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, c'est à cause que ces saints hommes sont toujours vivants devant lui. Dieu n'est pas le Dieu des morts*; il n'est pas digne de lui de ne faire, comme les hommes, qu'ac- compagner ses amis jusqu'au tombeau, sans leur laisser au delà aucune espérance ; et ce lui seroit une honte de se dire avec tant de force le Dieu d'Abraham, s'il n'avoit fondé dans le ciel une cité éternelle où Abraham et ses enfants pussent vivre heureux. C'est ainsi que les vérités de la vie future nous sont déve- loppées par Jésus-Christ. Il nous les montre, même dans la loi , La vraie terre promise, c'est le royaume céleste. C'est après cette bienheureuse patrie que soupiroient Abraham, Isaac et Jacob 6 : la Palestine ne méritoit pas de terminer 7 tous leurs vœux, ni d'être le seul objet d'une si longue attente de nos res. 1 Cea images sont familières aux Hébreux, pour exprimer l'idée du bon- heur, de la prospérité. — 2 Se terminer est plus noble qu'aboutir, et la racine indique un sens absolument semblable : arriver au terme. — 8 « In- firmes. » Faibles, imparfaits. — * Hebr., xi, 8, 9, 10, 13, 14, 15, 16. B. — » Matth., xxii, 32 ; Luc xx, 38. B. - « Hebr., xi, 1A, 15, 16. B. — t g De terminer. » D'être le but uoiaue. LA SUITE DE LA RELIGION. M9 L'Egypte (Toii ii faut sortir, le désert où il faut passer, la Babylone dont il faut rompre les prisons 1 pour entrer ou pour retourner à notre patrie, c'est le monde avec ses plaisirs et ses vanités : c'est là que nous sommes vraiment captifs et errants, séduits par le péché et ses convoitises ; il nous faut secouer ce joug, pour trouver dans Jérusalem et dans la cité de notre Dieu la liberté véritable, et un sanctuaire non fait de main d'homme 2, où la gloire du Dieu d'Israël nous apparoisse. Par cette doctrine de Jésus-Christ, le secret de Dieu nous est découvert ; la loi est toute spirituelle, ses promesses nous introduisent à celles de l'Evangile, et y servent de fondement. Une même lumière nous paroît partout : elle se lève sous les patriarches : sous Moïse et sous les prophètes elle s'accroît : Jésus-Christ, plus grand que les patriarches, plus autorisé 8 que Moïse, plus éclairé que tous les prophètes, nous la montre dans sa plénitude. A ce Christ, à cet homme-Dieu, à cet homme qui tient sur la terre, comme parle saint Augustin, la place de la vérité, et la fait voir personnellement résidente au milieu de nous 4 ; à lui, dis-je, étoit réservé de nous montrer toute vérité, c'est-à- dire celle des mystères, celle des vertus, et celle des récom- penses que Dieu a destinées à ceux qu'il aime. C'étoit de telles grandeurs que les Juifs dévoient chercher ■ en leur Messie. 11 n'y a rien de si grand que de porter en soi- même, et de découvrir aux hommes la vérité tout entière , qui les nourrit, qui les dirige, et qui épure leurs yeux jusqu'à les rendre capables de voir Dieu. Dans le temps que la vérité devoit être montrée aux hommes avec cette plénitude, il étoit aussi ordonné qu'elle seroit an- noncée par toute la terre, et dans tous les temps. Dieu n'a donné à Moïse qu'un seul peuple, et un temps déterminé : tous les siècles et tous les peuples du monde sont donnés à Jésus- Christ : il a ses élus partout, et son Eglise, répandue dans tout l'univers, ne cessera jamais de les enfanter. «Allez, dit-ils, en- 1 «L'Egypte d'où il faut. » D'où il fallut aux Juifs sortir, etc. Le présent est plus vif et plus poétique. « Rompre les prisons , » expression poétique. — * H Cor., v. 1. B. — ■ «Autorisé. » Ayant une plus haute autorité. Autorisé se prend ordinairement dans le sens iïarprouvé, etc. — • « Per- sonnellement résidente. » Expression rigoureusement juste, quoique trés- hardie. La vérité absolue est un auribut de la substance divine. Dieu, incarné, a pris l'être humaih, la personnalité humaine. — 5 « Dévoient chercher, b Auraient dû chercher. Devoir n'indique point ici un sens de futur, mair d'obligation. — « Matih., xxvm, 19, 20. B. 220 PARTIE II. - CHAP. XX. « seignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, du c Fils et du Saint-Esprit, et leur apprenant à garder tout ce « que je vous ai commandé : et voilà je suis avec vous tous les « jours jusqu'à la fin des siècles1. » CHAPITRE XX. La descente du Saint-Esprit; l'établissement de l'Eglise ; les jugements de Dieu sur les Juifs et sur les Gentils. [Sommaire. — L'auteur reprend son discours en prouvant la nécessité d'une inspiration directe de Dieu pour répaudre et maintenir le dogme et la morale du christianisme ; il retrace ensuite les grands faits dont il a donné la raison, la pro- messe du Saint-Esprit faite aux apôtres, cette promesse réalisée par des signes visi- bles, l'Eglise universelle fondée à Jérusalem, la conversion de plusieurs Juifs, et celle de saint Paul, l'apôtre des Gentils. — Plus loin, après avoir peint les fureurs des Juifs, Bossuet indique, sans les détailler, les persécutions de Néron et le martyre de saint Pierre, à R.ome. 11 fait ensuite le tableau du désordre où les Juifs se plongèrent, de leur révolte et -de la destruction de leur royaume; il achève ce récit en montrant ~,e peuple nouveau, formé de tous les peuples, qui doit hériter des promesses divines. — Arrivé à ce point, Bossuet développe avec étendue, et en s'appuyantsurdes textes de saint Paul, qu'il traduit et cite au long, toute la doctrine sacrée relative à l'élec- tion des Juifs, sous l'Ancien Testament, à leurs différents états successifs jusqu'à» temps de l'Évangile, à leur chute et à la vocation dea Gentils, enfin à la promes? e du retour futur des Juifs au sein de l'Eglise. Dans ces passages, l'auteur est surtout théologien , il entre dans l'enseignement du dogme, mais il ne cesse pas d'être ora- teur.— Gonquétes et progrès rapides de l'Ejj'ise chrétienne; en même temps vertus dont elle donna l'exemple au monde. Patience des chrétiens persécutés. L'Eglise triomphe sous Constantin, mais elle n'a pas moins à combattre pour vaincre les hé- résies sans nombre qui s'élèvent contre ses dogmes.] Pour répandre dans tous les lieux et dans tous les siècles de si hautes vérités, et pour y mettre en vigueur, au milieu de la corruption, des pratiques si épurées, il falloit une vertu plu; qu'humaine. C'est pourquoi Jésus-Christ promet d'envoyer le Saint-Esprit pour fortifier ses apôtres, et animer éternellement le corps de l'Eglise 2. Cette force du Saint-Esprit pour se déclarer davantage, de- 1 Ici s'arrête l'exposition de la vie et de la doctrine du Christ, la religion nouvelle est fondée et doit subsister à jamais : celte citation de l'Évangile forme une admirable conclusion.— 2 Ces derniers mois expriment avec con- cision le dogme de la présence du Saint-Esprit dans l'Église catholique. LA SUITE DE LA RELIGION. 221 voit paraître dans l'infirmité1. Je vous enverrai, dit Jesus- Christ à ses apôtres2, ce que mon Père a promis, c'est-à-dire le Saint-Esprit : en attendant, tenez-vous en repos dans Jérusalem; n'entreprenez rien jusqu'à ce que vous soyez revêtus de la force d'en haut*. Pour se conformer à cet ordre, ils demeurent enfermés qua- rante jours : le Saint-Esprit descend au temps arrêté; les langues de feu tombées sur les disciples de Jésus-Christ mar- quent l'efficace de leur parole; la prédication commence; les apôtres rendent témoignage à Jésus-Christ; ils sont prêts à tout souffrir pour soutenir qu'ils Font vu ressuscité. Les miracles suivent leurs paroles; en deux prédications de saint Pierre, huit mille Juifs se convertissent, et, pleurant leur erreur, ils sont lavés dans le sang * qu'ils avoient versé. Ainsi l'Eglise est fondée dans Jérusalem, et parmi les Juifs, malgré l'incrédulité du gros de la nation. Les disciples de Jé- sus-Christ font voir au monde une charité, une force, et une douceur qu'aucune société n'avoit jamais eue. La persécution s'élève; la foi s'augmente; les enfants de Dieu apprennent de plus en plus à ne désirer que le ciel ; les Juifs, par leur malice obstinée, attirent la vengeance de Dieu, et avancent les maux extrêmes dont ils étoient menacés; leur état et leurs affaires empirent. Pendant que Dieu continue à en séparer un grand nombre qu'il range parmi ses élus, saint Pierre est envoyé pour baptiser Corneille, centurion romain. Il apprend première- ment par une céleste vision, et après par expérience, que les Gentils sont appelés à la connoissance de Dieu. Jésus-Christ, qui les vouloit convertir, parle d'en haut à saint Paul, qui en devoit être 5 le docteur; et, par un miracle inouï jusqu'alors, en un instant, de persécuteur il le fait non-seulement défen- seur, mais encore zélé prédicateur de la foi : il lui découvre le secret profond de la vocation des Gentils par la réprobation des Juifs ingrats, qui se rendent de plus en plus indignes de l'E- vangile. Saint Paul tend les mains aux Gentils : il traite avec 1 « Dans l'infirmité.)) Les apôtres étaient des hommes pauvres, obscurs et ignorants.— 2 Lue., xxiv, 49. B. — 3 « Revêtus de la force, etc. » Méta- phore poétique, familière aux anciens, et surtout aux Hébreux. L'usage des cuirasses et autres armes défensives analogues à des vêtements, a dû rendre ordinaire l'emploi des expressions de ce genre. — * « Lavés dans le sang. » Expression mystique : par la pénitence, ils ont part aux mérites de Jésus- Christ crucifié, eux-mêmes étant les auteurs de sa mort. — 8 « En devoit. » Expression incorrecte ; en, pronom, ne se dit que des choses, et non des personnes : d fallait qui devoit les instruire. £fi PAKTIE II. - CHAP. XX. une force merveilleuse ces importantes questions1, « Si le Christ « devoit souffrir, et s'il étoit le premier qui devoit annoncer la « vérité au peuple et aux Gentils, après être ressuscité des « morts : » il prouve l'affirmative par Moïse et par les pro- phètes, et appelle les idolâtres à la connoissance de Dieu, au nom de Jésus-Christ ressuscité. Ils se convertissent en foule; saint Paul fait voir que leur vocation est un effet de )a grâce, qui ne distingue plus ni Juifs ni Gentils. La fureur et la jalou- sie transportent les Juifs; ils font des complots terribles contre saint Paul, outrés principalement de ce qu'il prêche les Gen- tils 2, et les amène au vrai Dieu : ils le livrent enfin aux Ro- mains, comme ils leur avoient livré Jésus-Christ. Tout l'em- pire s'émeut contre l'Eglise naissante; et Néron, persécuteur de tout le genre humain, fut le premier persécuteur des fidèles. Ce tyran fait mourir saint Pierre et saint Paul. Rome est con- sacrée par leur sang ; et le martyre de saint Pierre, prince des apôtres, établit dans la capitale de l'empire le siège principal de la religion. Cependant le temps approchoit où la vengeance divine devoit éclater sur les Juifs impénitents : le désordre se met parmi eux; un faux zèle les rtveugle, et les rend odieux à tous les hommes ; leurs faux prophètes les enchantent par les promesses d'un règne imaginaire3. Séduits par leurs trompe- ries, ils ne peuvent plus souffrir aucun empire légitime, et ne donnent aucunes bornes à leurs attentats. Dieu les livre au sens réprouvé. Ils se révoltent contre les Romains qui les ac- cablent, Tite même, qui les ruine, reconnoît qu'il ne fait que prêter sa main à Dieu irrité contre eux*. Adrien achève de les exterminer. Ils périssent avec toutes les marques de la ven- geance divine : chassés de leur terre, et esclaves par tout l'u- nivers, ils n'ont plus ni temple, ni autel, ni sacrifice, ni pays; et on ne voit en Juda aucune forme de peuple. Dieu cependant avoit pourvu à l'éternité de son culte : les Gentils ouvrent les yeux, et s'unissent en esprit aux Juifs con- vertis. Ils entrent par ce moyen dans la race d'Abraham, et, devenus ses enfants par la foi, ils héritent des promesses qui lui avoient été faites. Un nouveau peuple se forme et le nou- 1 Act., xxvi, 23. B. — s Prêcher a ordinairement pour complément un nom de chose : prêcher VÊvangile, la faine doctrine, etc. Mais il peut prendre aussi pour complémeut direct le nom de personne. — 3 Récit rapide et animé, style coupé. Conclusion pleine de force, ils périssent avec, etc. ~* Philostr., VU. Apoll. Tyan.Mb. vi, c. xxix; Joseph., de BelloJud., lib. vu, c. xvi, aï lib.vî, c. vm. B. LA SUITE DE LA HEL1GI0N. . £23 veau sacrifice, tant célébré par les prophètes, commence à s'offrir par toute la terre. Ainsi fut accompli de point en point l'ancien oracle de Ja- cob : Juda est multiplié * dès le commencement plus que tous ses frères ; et, ayant toujours conservé une certaine préémi- nence, il reçoit enfin la royauté comme héréditaire. Dans la suite, le peuple de Dieu est réduit à sa seule race; et, ren- fermé dans sa tribu, il prend son nom. En Juda se continue ce grand peuple promis à Abraham, à Isaac et à Jacob ; en lui se perpétuent les autres promesses, le culte de Dieu, le temple, les sacrifices, la possession de la Terre promise, qui ne s'ap- pelle plus que la Judée. Malgré leurs divers Etats, les Juifs de- meurent toujours * en corps de peuple réglé et de royaume, usant de ses lois 3. On y voit naître toujours ou des rois, ou des magistrats et des juges, jusqu'à ce que le Messie vienne : il vient, et le royaume de Juda peu à peu tombe en ruine. Il est détruit tout à fait, et le peuple juif est chassé sans espérance de la terre de ses pères. Le Messie devient l'attente des nations, et il règne sur un nouveau peuple. Mais, pour garder la succession et la continuité, il falloit que ce nouveau peuple fût enté, pour ainsi dire, sur le pre- mier, et, comme dit saint Paul*, « l'olivier sauvage sur « le franc olivier , afwi de participer à sa bonne sève. » Aussi est-il arrivé que l'Eglise, établie premièrement par les Juifs, a reçu enfin les Gentils, pour faire avec eux un môme arbre, un même corps, un même peuple, et les rendre parti- cipants de ses grâces et de ses promesses. Ce qui arrive après cela aux Juifs incrédules sous Vespasien et sous Tite ne regarde plus la suite du peuple de Dieu. C'est un châtiment des rebelles, qui, par leur infidélité envers la se- mence promise à Abraham et à David, ne sont plus Juifs, ui fils d'Abraham que selon la chair, et renoncent à la promesse par laquelle les nations dévoient être bénies. Ainsi cette dernière et épouvantable désolation des Juifs n'est plus une transmigration, comme celle de Babylone ; ce n'est pas une suspension du gouvernement et de l'état du peuple de Dieu, ni du service solennel de la religion : le nou- veau peuple déjà forme et continué avec l'ancien en Jésus- 1 C.-à-d. la race de Juda. Expression biblique. — 2 Forment toujours un corps. — 3 «Usant de ses lois.» Latinisme: gouverné par ses propres /oi#.— * Rom., xi, 17. B, 224 PARTIE II. - CHAP. XX. Christ n'est pas transporté ; il s'étend et se dilate l sans inter- ruption, depuis Jérusalem où il devait naître, jusqu'aux ex- trémités de la terre. Les Gentils agrégés aux Juifs deviennent dorénavant les vrais Juifs, le vrai royaume de David, par l'o- béissance qu'ils rendent aux lois et à l'Évangile de Jésus-Christ fils de David. Après l'établissement de ce nouveau royaume, il ne faut pas s'étonner si tout périt dans la Judée. Le second temple ne ser- voit p.us de rien depuis que le Messie y eut accompli ce qui étoit marqué par les prophéties. Ce temple avoit eu la gloire qui lui étoit promise, quand le Désiré des nations y étoit venu. La Jérusalem visible avoit fait ce qui lui restoit à faire, puis- que l'Eglise y avoit pris sa naissance, et que de là elle étendoit tous les jours ses branches par toute la terre. La Judée n'est plus rien à Dieu ni à la religion, non plus que les Juifs; et il est juste qu'en punition de leur endurcissement, leurs ruines soient dispersées par toute la terre. C'est ce qui leur devoit arriver au temps du Messie, selon Jacob, selon Daniel, selon Zacharie et selon tous leurs pro- phètes 2 : mais comme ils doivent revenir un jour à ce Messie qu'ils ont méconnu, et que le Dieu d'Abraham n'a pas encore épuisé ses miséricordes sur la race, quoique infidèle, de ce pa- triarche, il a trouvé un moyen, dont il n'y a dans le monde que ce seul exemple, de conserver les Juifs, hors de leur pays et dans leur ruine, plus longtemps même que les peuples qui les ont vaincus. On ne voit plus aucun reste ni des anciens Assy- riens, ni des anciens Mèdes, ni des anciens Perses, ni des an- ciens Grecs, ni même des anciens Romains. La trace s'en est perdue, et ils sont confondus avec d'autres peuples» Les Juifs, qui ont été la proie de ces anciennes nations si célèbres dans les histoires, leur ont survécu; et Dieu, en les conservant, nous tient en attente de ce qu'il veut faire encore des malheureux restes d'un peuple autrefois si favorisé. Cependant leur endur- cissement sert au salut des Gentils, et leur donne cet avantage de trouver en des mains non suspectes les Ecritures qui ont prédit Jésus-Christ et ses mystères. Nous voyons entre autres choses, dans ces Ecritures 3, et l'aveuglement et les malheurs des Juifs qui les conservent si soigneusement. Ainsi, nous pro- 1 « Se dilate » ajcite au sens de s'étend. Ce mot ne se dit plus guère qu'en parlant de choses matérielles.— 2 0.ç.? m, /^ 5; / Dieu ayant voulu vous choisir pour les remplacer; « ainsi les Juifs n'ont point cru que Dieu vous « ait voulu faire miséricorde, afin qu'un jour ils la reçoivent : 1 /*., lix, 20, 21. B.— 2« Pour passer. » La correction grammaticale exige- rait, afin qu'elfe passe... et ne soit plus oubliée. Cette faute reiul la phrase équivoque. — 3 Ram., xi, 28, etc. B. 228 PAIITIE II. - CIIAP. XX. « car Dieu a tout renfermé dans l'incrédulité, pour faire mi- « séricorde à tous, » et afin que tous connussent le besoin qu'ils onL de sa grâce. « 0 profondeur des trésors de la sagesse (( et do la science de Dieu ! que ses jugements sont incompré- « hensibles, et que ses voies sont impénétrables ! Car qui a « connu les desseins de Dieu, ou qui est entré dans ses conseils? « Qui lui a donné le premier, pour en tirer récompense, puis- ce que c'est de lui, et par lui, et en lui, que sont toutes eboses? « la gloire lui en soit rendue durant tous les siècles! » Voilà ce que dit saint Paul sur l'élection des Juifs, sur leur chute, sur leur retour, et enfin sur la conversion des Gentils qui sont appelés pour tenir leur place, et pour les ramener à la lin des siècles à la bénédiction promise à leurs pères, c'est-à- dire au Christ qu'ils ont renié. Ce grand apôtre nous fait voir la grâce, qui passe de peuple en peuple, pour tenir tous les peuple? dans la crainte de la perdre ; et nous en montre la force invincible, en ce qu'après avoir converti les idolâtres, elle se réserve pour dernier ouvrage de convaincre l'endurcissement et la perfidie judaïque. Par ce profond conseil de Dieu, les Juifs subsistent encore au milieu des nations, où ils sont dispersés et captifs : mais ils subsistent avec le caractère de leur réprobation, déchus visi- blement par leur infidélité des promesses faites à leurs pères, bannis de la Terre promise, n'ayant même aucune terre à culti- ver, esclaves partout où ils sont, sans honneur, sans liberté, sans aucune figure de peuple. Ils sont tombés en cet état trente-huit ans après qu'ils ont eu crucifié Jésus-Christ et après avoir employé à persécuter ses disciples le temps qui leur avoit été laissé pour se recon- noître1. Mais, pendant que l'ancien peuple est réprouvé pour son infidélité, le nouveau peuple s'augmente tous les jours parmi les Gentils : l'alliance faite autrefois avec Abraham s'é- tend, selon la promesse, à tous les peuples du inonde qui avoient oublié Dieu : l'Eglise chrétienne appelle à lui tous les hommes ; et, tranquille durant plusieurs siècles, parmi des persécutions inouïes, elle leur montre à ne point attendre leur félicité sur la terre2. C'étoît là, Monseigneur, le plus digne fruit de la connois- 1 Pour reconnaître leur erreur, s'en repentir et revenir à la vérité. — 8 « Ne point attendre leur félicité, etc. » Pensée fondamentale de la morale chrétienne, et conséquence du dogme de l'immortalité do l'âme. LA SUITE DE LA RELIGION. 229 sance de Dieu, et l'effet de cette grande bénédiction que le monde devoit attendre par Jésus-Christ. Elle alloit se répan- dant tous les jours de famille en famille et de peuple en peuple : les hommes ouvraient les yeux de plus en plus pour connoitre l'aveuglement où l'idolâtrie les avoit plongés ; et malgré toute la puissance romaine, on voyoit les chrétiens, sans révolte, sans faire aucun trouble, et seulement en souffrant toutes sortes d'inhumanités, changer la face du monde et s'étendre par tout l'univers. La promptitude inouïe avec laquelle se fit ce grand change- ment est un miracle visible. Jésus-Christ avoit prédit que sou Evangile serait bientôt prêché par toute la terre : cette mer- veille devoit arriver incontinent après sa mort; et il avoit dit qu'après qu'on V aurait élevé de terre, c'est-à-dire qu'on l'auroit attaché à la croix, il attirerait à lui toutes choses1. Ses apôtres n'avoient pas encore achevé leur course, et saint Paul disoit déjà aux Romains, que leur foi était annoncée dans tout le monde*. 11 disoit aux Colossiens que l'Evangile éloit ouï « de « toute créature qui étoit sous le ciel ; qu'il étoit prêché, qu'il « fructifioit, qu'il croissoit par tout l'univers3. » Une tradition constante* nous apprend que saint Thomas le porta aux Indes \ et ies autres en d'autres pays éloignés. Mais on n'a pas besoin des histoires pour confirmer cette vérité : l'effet parle ; et on voit assez avec combien de raison saint Paul applique aux apô- tres ce passage du Psalmiste6 : « Leur voix s'est fait entendre « par toute la terre, et leur parole a été portée jusqu'aux ex- ce trémités du monde. » Sous leurs disciples, il n'y avoit pres- que plus de pays si reculé et si inconnu où l'Evangile n'eût pénétré7. Cent ans après Jésus-Christ, saint Justin comptoit déjà parmi les fidèles beaucoup de nations sauvages, et jusqu'à ces peuples vagabonds8 qui erraient de çà et de là sur des chariots, sans avoir de demeure fixe9. Ce n'étoit point une vaine exagération ; c'étoit un fait constant et notoire, qu'il avançoit en présence des empereurs et à la face de tout l'univers. Saini Irénée vient un peu après, et on voit croître le dénom- Uoann., vin, 28; xn, 52. B. — 2 Rom., 1, 8. B. — 3 Col., 1, 5, 6, 23. B. — k « Constante.» Certaine. — 5 Greg. Naz., Orat. xxv, nuuc xxxin, n 11, t. i, p. 611. B. — 6 Psal., xvm, 5 ; liom., x, 18. B. — 7 « Où l'Évangile n'eût pénètre. » Latinisme; on dirait avec une forme plus analytique : quel'Évan~ (jile n'y eût pénétré. — 8 « Ces peuples vagabonds, etc. » Les Scythes et autres peuples nomades de l'Asie. — 9 Jusl., ApolL, il, nuuc i, n. 35, p. 74, 75; et Dial. cum Tryph., n, 117, p. 211. B. 250 l'AUl'IE II. - CHAP. XX. brament1 qui se faisoit des églises. Leur concorde éloit admi- rable * ce qu'on croyoit dans les Gaules, dans l'Espagne, dans la Germanie, on le croyoit dans l'Egypte et dans l'Orient; et, comme « il n'y avoit qu'un môme soleil dans tout l'univers, on « vovoit dans toute l'Eglise, depuis une extrémité du monde à « l'autre, la même lumière delà venté*. » Si peu qu'on avance, on est étonné des progrès qu'on voit. Au milieu du troisième siècle, Tertullien et Origène font voir dans l'Eglise des peuples entiers qu'un peu devant on n'y met- toit pas3. Ceux qu'Origène exceptait, qui étoient les plus éloi- gnés du monde connu, y sont mis un peu après par Arnobe*. Que pouvoit avoir vu le monde pour se rendre si promptement à Jésus-Christ5? S'il a vu des miracles, Dieu s'est mêlé visi- blement dans cet ouvrage : et s'il se pouvoit faire qu'il n'en eût pas vu, ne seroit-ce pas un nouveau miracle, plus grand et plus incroyable que ceux qu'on ne veut pas croire, d'avoir converti le monde sans miracle, d'avoir fait entrer tant d'igno- rants dans des mystères si hauts, d'avoir inspiré à tant de savants une humble soumission, et d'avoir persuadé tant de choses incroyables à des incrédules? Mais le miracle des miracles6, si je puis parler de la sorte, c'est qu'avec la foi des mystères, les vertus les plus éminente» et les pratiques les plus pénibles se sont répandues par toute la terre. Les disciples de Jésus-Christ l'ont suivi dans les voies les plus difficiles. Souffrir tout pour la vérité, a été parmi ses enfants un exercice ordinaire; et, pour imiter leur Sauveur, ils ont couru aux tourments avec plus d'ardeur que les autres n'ont fait aux délices. On ne peut compter les exemples ni des riches qui se sont appauvris pour aider les pauvres, ni des pau- vres qui ont préféré la pauvreté aux richesses, ni des vierges qui ont imité sur la terre la vie des anges, ni des pasteurs cha- ritables qui se sont fait tout à tous, toujours prêts adonner à - « Croître le dénombrement. » Ellipse. On voit par le dénombrement des églises que le nombre s'en était accru. — â Iren., adv. flœr.. lib. i, c. ii, m, nunc x, p. 48 et sqq. B. — Belle citation et amenée naturellement. — 3 Tcrtulî.,rtrff. Jud. c. \u;Apolog., c. xxxyii ; Orig., 7V. xxvm inMallh., t. iu, p. 85S, ed.Bened.; Ilom. iv in F.zech., ibid., p. 370. B. — * Arnob., adv. Génies, lib. n. B. — 5 Celte réflexion éloquente renferme un dilemme, de toutes les formes de raisonnement, la plus vive et la plus oratoire.— Aup;., do Civil. Dei, lib. xxi, c. vu; lib. xxn, C. v, t. vu, col. 626, 658 et sqq. B. — 8 « Mais le miracle, etc. » Style oratoire. 11 y a dans cet alinéa une énumé- ration et des antithèses; mais elles sont motivées par la pensée, et n'ont rie» •■■' ■ LA SUITE DE LA RELIGION. ^i leur troupeau non-seulement leurs veilles et leurs travaux, mais encore leurs propres vies. Que dirai-je de la pénitence e* de la mortification? Les juges n'exercent pas plus sévèrement ia justice sur les criminels, que les pécheurs pénitents Font exercée sur eux-mêmes. Bien plus, les innocents ont puni en eux avec une rigueur incroyable cette pente prodigieuse que nous avons au péché. La vie de saint Jean-Baptiste, qui parut si surprenante aux Juifs, est devenue commune parmi les ûdèles; les déserts ont été peuplés de ses imitateurs; et il y a eu tant de solitaires, que des solitaires plus parfaits ont été contraints de chercher des solitudes plus profondes : tant on a fui le monde, tant la vie contemplative a été goûtée ' Tels étoientles fruits précieux que devoit produire l'Evangile, L'Eglise n'est pas moins riche en exemples qu'en préceptes, et sa doctrine a paru sainte1, en produisant une infinité de saint?. Dieu, qui sait que les plus fortes vertus naissent parmi les souffrances, l'a fondée par le martyre, et l'a tenue durant trois cents ans dans cet état, sans qu'elle eût un seul moment pour se reposer. Après qu'il eut fait voir, par une si longue expé- rience, qu'il n'avoit pas besoin du secours humain ni des puis- sances de la terre pour établir son Eglise, il y appela enfin les empereurs, et fit du grand Constantin un protecteur déclaré du christianisme. Depuis ce temps, les rois ont accouru2 de toutes parts à l'Eglise; et tout ce qui étoit écrit dans les prophéties, touchant sa gloire future, s'est accompli aux yeux de toute la terre . Que si elle a été invincible contre les efforts du dehors, elle ne 1 est pas moins contre les divisions intestines. Ces hérésies, tant prédites par Jésus-Christ et par ses apôtres, sont arrivées, et la foi, persécutée par les empereurs souffroit en même temps des hérétiques une persécution plus dangereuse. Mais cette persécution n'a jamais été plus violente que dans le temps où 1 on vit cesser celle des païens. L'enfer fit alors ses plus grands efforts pour détruire par elle-même cette Eglise que les attaques de ses ennemis déclarés avoient affermie. A peine commençoit- elle à respirer par la paix que lui donna Constantin ; et voilà qu'Arius., ce malheureux prêtre3, lui suscite de plus grands 1 C.-à-d. la sainteté de sa doctrine s'est fait voir, a éclaté, etc. Paraître, suivi d'un adjectif, n'est pas pris ici dans le sens que nous lui donnons com- munément, qui indique une simple apparence et entraîne une idée d'incer- titude ; il est pris en un sens tout autre, analogue à celui du grec pxivtoBcu . — * Il faudrait sont accourus. — 3 Arius, prêtre d'Alexandrie, hérésiarque, an 319 ap. J.-C. il «'laquait !e di le le !a Saint-Trinité, - pie la 252 PARTIE IL - CHAP. XXI. troubles qu'elle n'eu avoit jamais soufferts. Constance, fils de Constantin, séduit par les ariens dont il autorise le dogme, tourmente les catholiques par toute la terre ; nouveau persécu- teur du christianisme, et d'autant plus redoutable, que sous le nom de Jésus-Christ il fait la guerre à Jéjus-Christ même. Pour comble de malheur, l'Eglise ainsi divisée tombe entre les mains de Julien l'Apostat, qui met tout en œuvre pour détruire le christianisme, et n'en trouve point de meilleur moyen que de fomenter les factions dont il étoit déchiré. Après ïuivieni un Yalens, autant attaché aux ariens que Constance, mais ; violent. D'autres empereurs protègent d'autres hérésies avec une pareille fureur. L'Eglise apprend, par tant d'expériences, qu'elle n'a pas moins à souffrir sous les empereurs chrétiens, qu'elle avoit souffert sous les empereurs infidèles, et qu'elle doit verser du sang pour défendre non-seulement tout le corps de sa doctrine, mais encore chaque article particulier. En effet, il n'y en a aucun qu'elle n'ait vu attaqué par ses enfants. Mille sectes et mille hérésies sorties de son sein se sont élevées contre elle. Mais si elle les a vues s'élever, selon les prédictions de Jésus-Christ, elles les a vues tomber toutes, selon ses pro- messes, quuique souvent soutenues par les empereurs et par les rois. Ses véritables enfants ont été, comme dit saint Paul, reconnus par cette épreuve ; la vérité n'a fait que se fortifier quand elle a été contestée, et l'Eglise est demeurée inébran- lable. CHAPITRE XXI. Réflexions particulières sur le châtiment des Juifs, et sur !*■ prédictions de Jésus-Christ qui l'avoient marqué. [Sommaire. — Retour à des faits importants, indiqués trop brièvement dans !e tableau déjà tracé de la suite des desseins de Dieu sur la nation juive. — De la chute des .luifs : tout ce chapitre y est consacré, et la ma'-ère est continuée dans le sui- vant. L'auteur indique les sources où il va puiser, Josèphe, célèbre historien juif, rt le Talmud. — l'rodiyes qui précédèrent la prise de Jérusalem: les merveilles vues fréquemment daus le temple; le bruit et les paroles menaçantes entendues par les prêtres le jour de la Pentecôte; les cris et les prédictions sinistres d'un homme obs- cur, qui enfin fut tué dans le siéye de la ville, — Comparaison einre la ruine de fils de Dieu avait été tiré du néant, et était inférieur au Père. L:« moderne des Sociniens se rapproche beaucoup de l'ariainsme. LA SUITE DE LA RELIGION, 233 Jérusalem par Nabuchodonosor, et sa destruction par Titus. Ici l'auteur, dévelop- pant cette idée, que Dieu aveugle ceux qu'il veut punir, fait voir l'obstination des Juifs à résister à Nabuchodonosor, malgré les'exhortations de Jérémie ; leur crédu- lité séduite par de faux prophètes; leur audace et leur ruine. Puis passant au siège de Titus, il peint leur caractère encore le même, leur rébellion contre la puissance romaine, leur obstination dans les plus cruelles extrémités, leurs fausses espérances jusqu'à leur entière destruction, et résume ces observations. Après les points de res- semblance., il note les différences qui distinguent ces deux grands événements: dans l'un, le temple brûlé par l'ordre de Nabuchodonosor; dans l'autre, contre l'ordre de Titus ; dans le premier, l'union des Juifs; dans le second, les discordes affreuses qui les divisent, et leurs malheurs beaucoup plus grands. — Etonnement de Titus ; mais le mystère de ce désastre lui est caché. 11 ne pouvait l'être aux Chrétiens. — Dé- veloppement des prédictions de Jésus-Christ sur la ruine de Jérusalem. L'auteur s'étend sur cette matière et s'y arrête.] Pendant que j'ai travaillé à vous faire voir sans interruption la suite des conseils de Dieu dans la perpétuité de son peuple, j'ai passé rapidement sur beaucoup de faits qui méritent des réflexions profondes. Qu'il me soit permis d'y revenir, pour ne vous laisser pas perdre de si grandes choses. Et premièrement, Monseigneur, je vous prie de considérer avec une attention plus particulière la chute des Juifs, dont toutes les circonstances rendent témoignage à l'Evangile. Ces circonstances nous sont expliquées par des auteurs infidèles, par des Juifs et par des païens, qui, sans entendre la suite des con- seils de Dieu, nous ont raconté les faits importants par lesquels il lui a plu de la déclarer. Nous avons Josèphe, auteur juif, historien très-fidèle et très- instruit des affaires de sa nation, dont aussi il a illustré l les antiquités par un ouvrage admirable. Il a écrit la dernière guerre, où elle a péri2, après avoir été présent à tout, et y avoir lui-même servi son pays avec un commandement considé- rable. Les Juifs nous fournissent encore d'autres auteurs très-an- ciens, dont vous verrez les témoignages. Ils ont d'anciens com- mentaires sur les livres de l'Ecriture, et entre autres les para- phrases chaldaïques qu'ils impriment avec leurs Bibles. Ils ont leur livre qu'ils nomment Talmud, c'est-à-dire doctrine, qu'ils ne respectent pas moins que l'Ecriture elle-même. C'est un ramas3 des traités et des sentences de leurs anciens maîtres; et, encore que les parties dont ce grand ouvrage est composé 1 « Illustré. » Développé, éclairci : latinisme. Illustrer ne se prend plu ea ce sens. — 2 « La dernière guerre où elle a péri. «Pléonasme. — 3 Ramas n'a pas ici, et n'avait pas, du temps de Bossuet, le sens méprisant et dédaigneux ttar.s lequel on l'emploie à présent. &>£ PARTIE K. - CHAP. XXI. ne soient pas toutes de la môme antiquité, les derniers auteurs qui y sont cités ont vécu dans les premiers siècles de l'Eglise. Là, parmi une infinité, de fables impertinentes *, qu'on voit com- mencer pour la plupart après le temps de notre Seigneur, on trouve de beaux restes des anciennes traditions du peuple juif, et des preuves pour le convaincre*. Et d'abord il est certain, de l'aveu des Juifs, que la ven- geance divine ne s'est jamais plus terriblement ni plus mani- festement déclarée, qu'elle fit dans leur dernière désolation. C'est une tradition constante, attestée dans leur Talmud et confirmée par tous leurs rabbins, que, quarante ans avant la ruine de Jérusalem, ce qui revient à peu prè? au temps de la mort de Jésus-Christ, on ne ccssoit de voir dans le temple des choses étranges. Tous les jours il y paroissoit de nouveaux pro- diges, de sorte qu'un fameux rabbin s'écria un jour : « 0 tem- (( pie, ô temple, qu'est-ce qui t'émeut, et pourquoi te fais-tu a peur à toi-même 3 ? » Qu'y a-t-il de plus marqué que ce bruit affreux qui fut ouï par les prêtres dans le sanctuaire le jour de la Pentecôte, et cette voix manifeste qui sortit du fond de ce lieu sacré : « Sor- cc tons d'ici, sortons d'ici! » Les saints anges protecteurs du temple déclarèrent hautement qu'ils l'abandonnoient, parce que Dieu, qui y avoit établi sa demeure durant tant de siècles, l'a voit réprouvé. Josèphe et Tacite même ont raconté ce prodige*. Il ne fur aperçu que des prêtres. Mais voici un autre prodige qui a éclaté aux yeux de tout le peuple , et jamais aucun autre peuple n'a- voit rien vu de semblable. « Quatre ans devant la guerre dé- « clarée, un paysan, dit Josèphe 8, se mit à crier : Une voix « est sortie du côté de l'orient, une voix est sortie du côté de « l'occident, une voix est sortie du côté des quatre vents : voix « contre Jérusalem et contre le temple ; voix contre les nou- « veaux mariés et les nouvelles mariées; voix contre tout le « peuple. » Depuis ce temps, ni jour ni nuit, il ne cessa de crier : ce Malheur, malheur à Jérusalem ! )> Il redoubloit ses cris les jours de fête. Aucune autre parole ne sortit jamais de sa bouche : ceux qui le plaignoicnt, ceux qui le maudissoient, ceux qui lui donnoient ses nécessités, n'entendirent jamais de 1 « Impertinentes. » Contraires au bon sens. — * Pour le convaincre de ses fautes, de son erreur.— 3 R. Johanan, fils de Zancaï, Tr. de fest. Expiât. B. — * Joseph., deBélloJud., lib. vit, c. xn, al. lib. vi, c. v: Taeit., Bi$t.,Mb.r, c. xiii. B. — 5 De licllo Jud., lib. vu, c. xn, al. lib. w, c. v. B> LA SUITE DE LA RELIGION. 253 lui que cette terrible parole : « Malheur à Jérusalem ! » Il fut pris, interrogé, et condamné au fouet par les magistrats : à chaque demande et à chaque coup, il répondoit, sans jamais se plaindre : « Malheur à Jérusalem ! » Renvoyé comme un in- sensé, il couroit tout le pays en répétant sans cesse sa triste prédiction. Il continua durant sept ans à crier de cette sorte, sans se relâcher, et sans que sa voix s'affaiblit. Au temps du dernier siège de Jérusalem, il se renferma dans la ville, tour- nant infatigablement autour des murailles, et criant de toute sa force : « Malheur au temple, malheur à la ville, malheur à « tout ie peuple ! » A la fin il ajouta :« Malheur à moi-même ! » et en même temps il fut emporté d'un coup de pierre lancée par une machine. Ne diroit-on pas, Monseigneur, que la vengeance divine s'é- toit comme rendue visible en cet homme, qui ne subsistoitque pour prononcer ses arrêts ; qu'elle l'avoit rempli de sa force, afin qu'il pût égaler les malheurs du peuple par ses cris ; et qu'enfin il devoit périr par un effet de cette vengeance qu'il avoit si longtemps annoncée, afin de la rendre plus sensible et plus présente, quand il en seroit non-seulement le prophète et le témoin, mais encore la victime ? Ce prophète des malheurs de Jérusalem s'appeloit Jésus. Il sembloit que le nom de Jésus, nom de salut et de paix, devoit tourner aux Juifs, qui le méprisoient en la personne de notre Sauveur, à un funeste présage; et que ces ingrats ayant rejeté un Jésus qui leur annonçoit la grâce, la miséricorde et la vie. Dieu leur envoyoit un autre Jésus qui n'avoit à leur annoncer que des maux irrémédiables, et l'inévitable décret de leur ruine prochaine. Pénétrons plus avant dans les jugements de Dieu, sous la conduite de ses Ecritures. Jérusalem et son temple ont été deux fois détruits ; l'une par Nabuchodonosor, l'autre parTite. Mais, en chacun de ces deux temps, la justice de Dieu s'est déclarée par les mêmes voies, quoique plus à découvert dans le dernier. Pour mieux entendre cet ordre des conseils de Dieu, po- sons, avant toutes choses, cette vérité si souvent établie dans les saintes lettres : que l'un des plus terribles effets de la ven- geance divine, est lorsqu'en punition de nos péchés précédents elle nous livre à notre sens réprouvé 4, en sorte que nous som- 1 Ce dogme a été aperçu et tout à la fois altéré par lespaïens. Voy. Homère, Iliade, liv. vu, v. 560 ;'• Odyssée, liv. xx, y. 545, etc., quos rult ' perdere Ju- piter dementat. IE II. - CIIAP XXI. i tous les sages avertissements, aveugles aux voies de salut qui nous sont montrées, prompts à croire tout ce qui nous perd pourvu qu'il nous flatte1, et hardis à tout entrepren- dre, sans jamais mesurer nos forces 2 avec celles des ennemis qte nous irritons3. Ainsi périrent la première fois, sous la main de Nabuchodo- roi de Babylone, Jérusalem et ses princes. Foibles et toujours battus par ce roi victorieux, ils avoient souvent éprouvé qu'ils ne faisoienf contre lui que de vains efforts4, et avoient été obligés à lui jurer fidélité. Le prophète Jérémie leur il, de la part de Dieu, que Dieu même les avoit li- vrés à ee prince, et qu'il n'y avoit de salut pour eux qu'à subir le joug. Il disoit à Sédécias, roi de Judée, et à tout son peu- ple 5 : a Soumettez-vous à INabuchodonosor, roi de Babylone, « afin que vous viviez ; car pourquoi voulez-vous périr, et fain» « de cette ville une solitude? » Ils ne crurent point à sa parole» Pendant que Nabuchodonosor les tenoit étroitement enfermés par les prodigieux travaux dont il avoit entouré leur ville, ils -e Iaissoient enchanter 6 par leurs faux prophètes, qui leur rem- plissoicnt l'esprit de victoires imaginaires, et leur disoient au nom de Dieu, quoique Dieu ne les eût point envoyés : « J'ai « brisé le joug du roi de Babylone : vous n'avez plus que deux « ans à porter ce joug; et après, vous verrez ce prince con- « traint à vous rendre les vaisseaux sacrés qu'il a enlevés du « temple7. » Le peuple, séduit par ces promesses, souffroit la faim et la soif, et ies plus dures extrémités, et fit tant, par son audace insensée, qu'il n'y eut plus pour lui de miséricorde. La ville fut renversée, le temple fut brûlé, tout fut perdu8. A ces marques, les Juifs connurent que la main de Dieu éloil sur eux. Maisalin que la vengeance divine leur fût aussi manifeste dans la dernière ruine de Jérusalem, qu'elle l'avoit été dans la première, on a vu, dans l'une et dans l'autre, la 1 «Qu'il nous (latte. » 7/sisrnifie ici cela ; cet emploi du pronom ?7 se trouve souvent chez les écrivains du dix-seplième siècle, mais n'est plus admis aujour- d'hui.— 2 Mesurer ses forces avec quelqu'un, signifie ordinairement, enga- ger un combat, une lutte, faire l'épreuve de ses forces; ici le sens est diffé- rent; on doit entendre: sans comparer nos forces avec celles de nos ennemis, de manière à juger delà probabilité du succès. — 3 Remarquez l'énergie de l'énumération qui se trouve dans celte phrase ; la justesse des métapho- res ; les pensées analogues, et cependant distinctes. — * // Pural., xxxvi, 13. B. — 5 Jerem., xxvn, 12, 17. 15. — 6 Enchanter est ici au sens presque littéral; incantare, asservir par un charme magique. — 7 Jerem. , xxvm, 2, Z. II. — * IV Iteg., xxv. B. LA SUITE DE LA RELIGION. 237 même séduction1, la même témérité, et le même endurcisse- ment. Quoique leur rébellion eût attiré sur eux les armes romai- nes, et qu'ils secouassent témérairement un joug sous lequel tout l'univers avoit ployé, Tite ne vouloit pas les perdre : au contraire, il leur fit souvent offrir le pardon, non-seulement au commencement de la guerre, mais encore lorsqu'ils ne pou- voient plus échapper de ses mains. 11 avoit déjà élevé autour de Jérusalem une longue et vaste muraille, munie de tours et de redoutes aussi fortes que la ville même, quand il leur en- voya Josèphe, leur concitoyen, un de leurs capitaines2, un de leurs prêtres, qui avoit été pris dans cette guerre en défendant son pays. Que ne leur dit-il pas pour les émouvoir ! Par com- bien de fortes raisons les invita— t-il à rentrer dans l'obéissance ! Il leur lit voir le ciel et la terre conjurés contre eux, leur perte inévitable dans la résistance, et tout ensemble leur salut dans la clémence de Tite. "a Sauvez, leur disoit-il 3, la Cité sainte ; « sauvez-vous vous-mêmes ; sauvez ce temple la merveille de « l'univers, que les Piomains respectent, et que Tite ne voit * périr qu'à regret. » Mais le moyen de sauver 4 des gens si obstinés à se perdre? Séduits par leurs faux prophètes, ils n'é- coutoient pas ces sages discours. Ils étoient réduits à l'extré- mité : la faim en tuoit plus que la guerre, et les mères man- geoient leurs enfants. Tite, louché de leurs maux, prenoit ses dieux à témoin qu'il n'étoitpas cause de leur perte. Durant ces malheurs, ils ajoutoient foi aux fausses prédictions qui leur pro- mettoient l'empire de l'univers. Bien plus, la ville étoit prise, le feu y étoit déjà de tous côtés, et ces insensés croyoient encore les faux prophètes qui les assuroient que le jour de salut étoit venu 5, afin qu'ils résistassent toujours, et qu'il n'y eût plus pour eux de miséricorde. En effet, tout fut massacré ; la ville fut renversée de fond en comble; et, à la réserve de quelques restes de tours, que Tite laissa pour servir de monument à la posté- rité, il n'y demeura pas pierre sur pierre6. Vous voyez donc éclater sur Jérusalem la même vengeance m avoit autrefois paru sousSédécias. Tite n'est pas moins en- 1 « Séduction. » Ce mot, qui activement signifie l'action de séduire, ou .e fait d'avoir séduit, est pris ici passivement, et exprime le fait d'être, d'avoir été séduit 11 est peu usité en ce sens. — 2 « Leur concitoyen, un de leurs capitaines, etc. » Gradation croissante. — 3 Joseph., de Bello Jud., .ib. vu, c. iv, al. lib. vi, c. n. B. — * « Mais le moyen de, etc. » Gallicisme , pour : mais où est le moyen.— $ Joseph., de Bello Jud., lib. vu, c. Xi, al. v. B.— 8 Notez la rapidité et la véhémence de ce récit. 1 5 £38 PARTIE II. - CHAP. XXI. voyé de Dieu que Nabuchodonosor : les Juifs périssent de la même sorte. On voit dans Jérusalem la môme rébellion, la même famine, les mêmes extrémités, les mêmes voies de salut ouvertes, la même séduction, le même endurcissement, la même chute; et afin que tout soit semblable, le second temple es* brûlé sous Tite, le même mois et le même jour que l'avoit été le premier sous Nabuchodonosor1 : il falloit que tout fut mar- qué*, et que le peuple ne pût douter de la vengeance divine. Il y a pourtant, entre ces deux chutes de Jérusalem et des Juifs, de mémorables différences, mais qui toutes vont à faire voir dans la dernière une justice plus rigoureuse et plus décla- rée. Nabuchodonosor fit mettre le feu dans le temple : Tite n'oublia rien pour le sauver, quoique ses conseillers fui repré- sentassent que, tant qu'il subsisteroit, les Juifs, qui y atta- choient leur destinée, ne cesseroient jamais d'être rebelles. Mais le jour fatal étoit venu : c'étoit le dixième d'août, qui avoitdéjà vu brûler le temple de Salomon3. Malgré les défenses de Tite prononcées devant les Romains et devant les Juifs, et malgré l'inclination naturelle des soldats qui devoit les porter plutôt à piller qu'à consumer tant de richesses, un soldat, poussé, dit Josèphe*, par une inspiration divine, se fait lever par ses com- pagnons à une fenêtre, et met le feu dans ce temple auguste. Tite accourt , Tite commande qu'on se hâte d'éteindre la flamme naissante. Elle prend partout en un instant, et cet ad- mirable édifice est réduit en cendres 5. Que si l'endurcissement des Juifs sous Sédécias étoit l'effet le plus terrible et la marque la plus assurée de la vengeance divine, que dirons-nous de l'aveuglement qui a paru du temps de Tite? Dans la première ruine de Jérusalem, les Juifs s'en- tendoient du moins entre eux; dans la dernière, Jérusalem as- siégée par les Romains étoit déchirée par trois factions enne- mies6. Si la haine qu'elles avoient toutes pour les Romains alloit jusqu'à la fureur, elles n'étoient pas moins acharnées les unes contre les autres : les combats du dehors coûtoient moins de sang aux Juifs que ceux du dedans. Un moment après les assauts soutenus contre l'étranger, les citoyens recommençoient leur guerre intestine; la violence et le brigandage régnoient 1 Joseph., de IJeL'o Jud., lib. vu, c. ix, x, lib. vi, al. iv. B. — * « Qtie tout fût marqué. » Que les événements eussent li>u aux époques précises marquées par les prophètes. — 3 Joseph. B.— * lbid. B.— ''Tous les verbes sont au présent: ce récit est en tableau.—» Joseph de IiclloJud., lib. fi, m. B LA SUITE DE LA RELIGION. 239 partout dans la ville. Elle périssoit, elle n'étoit plus qu'un grand champ couvert de corps morts ; et cependant les chefs des fac- tions y combattoient pour l'empire, rs'étoit-ce pas une image de l'enfer, où les damnés ne se haïssent pas moins les uns les autres qu'ils haïssent les démons qui sont leurs ennemis com- muns, et où tout est plein d'orgueil, de confusion et de rage * ? Confessons donc, Monseigneur, que la justice que Dieu fit des Juifs par IXabuehodonosor n'étoit qu'une ombre de celle dont Tite fut le ministre. Quelle ville s jamais vu périr onze cent mille hommes en sept mois de temps, et dans un seul siège? C'est ce que virent les Juifs au dernier siège de Jéru- salem. Les Chaldéens ne leur avoient rien fait souifrir de sem- blable. Sous les Chaldéens, leur captivité ne dura que soixante- dix ans : il y a seize cents ans qu'ils sont esclaves par tout l'univers, et ils ne trouvent encore aucun adoucissement à leur esclavage. Il ne faut pas s'étonner si Tite victorieux, après la prise de Jérusalem, nevouloit pas recevoir les congratulations des peu- ples voisins, ni les couronnes qu'ils lui envoyoient pour hono- rer sa victoire. Tant de mémorables circonstances, la colère de Dieu si marquée, et sa main qu'il voyoit encore si présente, le tenoient dans un profond étonnement ; et c'est ce qui lui fit dire ce que vous avez ouï, qu'il n'étoit pas le vainqueur, qu'il n'étoit qu'un foible instrument de la vengeance divine. Il n'en savoit pas tout le secret : l'heure n'étoit pas encore venue où les empereurs dévoient reconnoître Jésus-Christ. C'é- tait le temps des humiliations et des persécutions de l'Eglise. C'est pourquoi Tite, assez éclairé pour connoître que la Judée périssoit par un effet manifeste de la justice de Dieu, ne connut pas quel crime Dieu avoit voulu punir si terriblement. C'étoit le plus grand de tous les crimes; crime jusqu'alors inouï, c'est-à-dire le déicide, qui aussi a donné lieu à une vengeance dont le monde n'avoit vu encore aucun exemple. Mais si nous ouvrons un peu les yeux, et si nous considé- rons la suite des choses, ni ce crime des Juifs, ni son châti- ment, ne pourront nous être cachés2. Souvenons-nous seulement de ce que Jésus-Christ leur avoit prédit3. Il avoit prédit la ruine entière de Jérusalem et du tem- 1 Remarquez l'énergie sombre de ce passage. — - « Ne pourront nous être cachés. » Passif; tour latin : le sens est, ne pourront nous échapper. — 3 Phrases courtes et en forme de répétitions, propres, par leur îour vif et concis, à faire entrer les pensées dans l'esprit du lecteur. £40 l'AKHE II. - CHAP. XXI. pie. ce II n'y restera pas, dit-il *, pierre sur pierre. » Il avoit prédit la manière dont cette ville ingrate seroit assiégée, et cette effroyable circonvallation qui la devoit environner : il avoit pré- dit cette faim horrible qui devoit tourmenter ses citoyens, et n'avoit pas oublié les faux prophètes, par lesquels ils dévoient être séduits. Il avoit averti les Juifs que Je temps de leur mal- heur étoit proche : il avoit donné les signes certains qui dé- voient en marquer l'heure précise : il leur avoit expliqué la longue suite de crimes qui devoit leur attirer un tel châtiment : en un mot, il avoit fait toute l'histoire du siège et de la désola- tion de Jérusalem. Et remarquez, Monseigneur, qu'il leur lit ces prédictions vers le temps de sa Passion, afin qu'ils connussent mieux la cause de leurs maux. Sa Passion approchoit quand il leur dit2 : « La sagesse divine vous a envoyé des prophètes, des sages et « des docteurs; vous en tuerez les uns, vous en crucifierez les « autres3; vous les flagellerez dans vos synagogues; vous les « persécuterez de ville en ville ; afin que tout le sang innocent « qui a été répandu sur la terre retombe sur vous, depuis le « sang d'Abel le juste jusques au sang de Zacharie, fils de Ba- « rachie, que vous avez massacré entre le temple et l'autel. Je a vous dis en vérité, toutes ces choses viendront sur la race « qui est à présent. Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophè- « tes et qui lapides ceux qui te son*, envoyés, combien de fois « ai-je voulu rassembler tes enfants comme une poule rassem- (c ble ses petits sous ses ailes ; et tu ne Ta pas voulu ! Le temps a approche que vos maisons demeureront désertes. » Voilà l'histoire des Juifs. Ils ont persécuté leur Messie, et en sa personne et en celle des siens : ils ont remué tout l'uni- vers contre ses disciples, et ne les ont laissés en repos dans au- cune ville : ils ont armé les Romains et les empereurs contre l'Eglise naissante : ils ont lapidé saint Etienne, tué les deux Jacques, que leur sainteté rendoit vénérables même parmi eux, immolé saint Pierre et saint Paul par l'épée et par les mains des Gentils. 11 faut qu'ils périssent. Tant de sang mêlé à celui des prophètes qu'ils ont massacrés crie \ engeance devant Dieu : a Leurs maisons et leur ville vont être désertes : » leur désola- tion ne sera pas moindre que leur crime : Jésus-Christ les en 1 Mallli., xxiv, 1, 2 ; Marc, xiu, 1, 2 ; Luc, xxi, 5, 6. B. — 5 Matth., xxiii, 54, elc. B.— 3 « Vous en tuerez, vous en crucifierez. » Ces pronoms en sont inutiles et hors d'usage dans cette locution. LA SUITE DE LA RELIGION. 2il avertit : le temps est proche : « toutes ces choses viendront sur « la race qui est à présent; » et encore : oc cette génération ne « passera pas sans que ces choses arrivent1; » c'est-à-dire que les hommes qui vivoient alors en dévoient être les témoins. Mais écoutons la suite des prédictions de notre Sauveur. Comme il faisoit son entrée dans Jérusalem quelques jours avant sa mort, touché des maux que cette mort devoit attirer à cette malheureuse ville, il la regarde en pleurant : << Ha, dit-il â, « ville infortunée, si tu connoissois, du moins en ce jour qui « t'est encore donné » pour te repentir, « ce qui te pourroit (( apporter la paix! mais maintenant tout ceci est caché à tes « yeux. Viendra le temps que tes ennemis t'environneront de « tranchées, et t'enfermeront, et te serreront de toutes parts, « et te détruiront entièrement toi et tes enfants, et ne laisse- ce ront en toi pierre sur pierre, parce que tu n'as pas connu « le temps auquel Dieu t'a visitée. » C'étoit marquer assez clairement et la manière du siège et les derniers effets de la vengeance. Mais il ne falloit pas que Jésus allât au supplice sans dénoncera Jérusalem combien elle seroit un jour punie de l'indigne traitement qu'elle lui faisoit. Comme il alloit au Calvaire portant sa croix sur ses épaules, « il étoit suivi d'une grande multitude de peuple, et de fem- « mes qui se frappoient la poitrine, et qui déploroient sa « mort3. » Il s'arrêta, se tourna vers elles, et leur dit ces mots* : « Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi, mais pleurez « sur vous-mêmes et sur vos enfants; car le temps s'approche rs il n'y auroit plus que la mort pour tous ceux qui y étoient enfermés : l'autre, où elle seroit seulement enceinte de l'armée*, et plutôt investie qu'assiégée dans les formes ; c'est alors qu'il falloit fuir, et se retirer dan* les montarjnrs. Les chrétiens obéirent à la parole de leur maître. Quoiqu'il y en eût des milliers dans Jérusalem et dans la Judée, nous ne lisons ni dans Josèphe, ni dans les antres histoires, qu'il s'en soit trouvé aucun dans la ville quand elle fut prise. Au con- traire, il est constant par l'histoire ecclésiastique, et partons 'Monuments de nos ancêtres7, qu'ils se retirèrent à la pctili 1 Josepn., de Tietlo Jud.,Y\b. n, c. xxni, xxiv, ni. xvm, xix. Tî. — 2 Ibid . lib. vi, vit. 15. — » Ibid., lib. n, c. xxm, xxiv, al. xvm, xix. B. — 4 H>i,c.u<- rale du Messie. Citaii- ns de Tacite, de Suétone et de Josèphe.— Les Juifs mécon- nurent le Messie qu'ils s'attendaientàvoir au comble des grandeurs : les uns crurent le reconnaître dans Hérode; Josèplie,dans Vespasien ; les Zélateurs piirmi eux. — Ici l'auteur s'interrompt, et. par un mouvement religieux . fait voir l'humble et pur éclat de la société chrétienne, puis la nécessité de se débarrasser des idées de grandeur humaine, pour connaître Jésus-Christ. — Il reprend la suite des erreurs des Jui.r< au sujet du Messie — Quelques-uns prirent pour le Messie saint Jean-T5aptiste, et refu- sèrent d'écouter ce saint homme quand il leur montrait le véritable; d'autres, plus tard, prétendirent le trouver tous raconter la suile de leurs erreurs, et tous les pas qu'ils ont faits pour s'enfoncer dans l'abîme. Les routes par où on s'égare 3 tiennent toujours au grand chemin ; et en considérant où l'égarement a com- mencé, on marche plus sûrement dans la droite voie. Nous avons vu, Monseigneur, que deut prophéties mar- quoient aux Juifs le temps du Christ : celle de Jacob et celle de Daniel. Elles marquoient toutes deux la ruine du royaume de 1 Le sl>le do ce chapitre, à l'exception de la conclusion oratoire qui l'a- chève, se rapproche du ton de la discussion didactique ; Tordre des idées n'y est pas soumis à un arrangement symétrique; elles s'enchaînent, se repren- rent, comme au gre d'une facile improvisation. — * « A quoi se prendre. * l?elle métaphore, très-usitee. — 3 « Les routes par où on s'égare, etc » Kai- nent revêtu d'une image LA SUITE DE LA RELIGION. 253 Judas au temps que le Christ viendront. Mais Daniel expliquoit que la totale destruction de ce royaume devoit être une suite le la mort du Christ; et Jacoh disoit clairement que, dans la décadence du royaume de Juda, le Christ qui viendroit alors seroit l'attente des peuples; c'est-à-dire qu'il en seroit le libéra- teur, et qu'il se feroit un nouveau royaume composé non plus d'un seul peuple, mais de tous les peuples du monde. Les pa- roles de la prophétie ne peuvent avoir d'autre sens, et c'étoit la tradition constante des Juifs, qu'elles dévoient s'entendre de cette sorte. De là cette opinion répandue parmi les anciens rabbins, et qu'on voit encore dans leur Talmud ', que dans le temps que la Christ viendroit, il n'y auroit plus de magistrature : de sorte qu'il n'y avoit rien de plus important, pour connoître le temps de leur Messie, que d'observer quand ils tomberoient dans cet état malheureux. En effet, ils avoient bien commencé; et s'ils n'avoient eu l'esprit occupé des grandeurs mondaines qu'ils vouloient trou- ver dans le Messie, afin d'y avoir part sous son empire, ils n'auroient pu méconnoître Jésus-Christ. Le fondement qu'ils avoient posé étoit certain : car aussitôt que la tyrannie du premier Hérode, et le changement de la république judaïque qui arriva de son temps, leur eut fait voir le moment de la dé- cadence marquée dans la prophétie, ils ne doutèrent point que le Christ ne dût venir, et qu'on ne vît bientôt ce nouveau royaume où dévoient se réunir tous les peuples. Une des choses qu'ils remarquèrent, c'est que la puissance de vie et de mort leur fut ôtée2. C'étoit un grand changement, puisqu'elle leur avoit toujours été conservée jusqu'alors, à quel- que domination qu'ils fassent soumis, et même dans Babylone pendant leur captivité. L'histoire de Suzanne 3 le fait assez voir, et c'est une tradition constante parmi eux. Les rois de Perse, qui les rétablirent, leur laissèrent cette puissance par un décret exprès *, que nous avons remarqué en son lieu; et nous avons vu aussi que les premiers Séleucides avoient plu- tôt augmenté que restreint leurs privilèges. Je n'ai pas besoin déparier ici encore une fois du règne des Machabées, où ils furent non-seulement affranchis, mais puissants et redoutables à leurs ennemis. Pompée qui les affoiblit, à ia manière que nous avons vue, content du tribut qu'il leur imposa, et de les 1 Gem., Tr. Sanfied., c. xi B. — 2 Talm. Hierosol., Tr Sanàed. B. — 8 Dan., x:n B — * I Esdr., vi 25, 26. B. £54 PARTIE IU - CHAT. XXIII. mettre en état que le peuple romain en pût disposer dans le besoin, leur laissa leur prince avec toute la juridiction. On sait assez que les Romains en usoient ainsi, et ne touchoient point au gouvernement du dedan« dans les pays à nui ils laissoient leurs rois naturels. Enfin les Juifs sont d'accord qu'ils perdirent cette puissance de vie et de mort, seulement quarante ans avant la désolation du second temple ; et on ne peut douter que ce ne soit le pre- mier Hérode qui ait commencé à faire cette plaie à leur liberté. Car depuis que pour^ se venger du Sanhédrin, où il avoit été obligé de comparoître lui-même avant qu'il fût roi1, et ensuite, pour s'attirer toute l'autorité à lui seul, il eut attaqué cette as- semblée qui étoit comme le sénat fondé par Moïse, et le con- seil perpétuel de la nation où la suprême juridiction étoit exer- cée, peu à peu ce grand corps perdit son pouvoir, et il lui en restoit bien peu quand Jésus-Christ vint au monde. Les affaires empirèrent sous les enfants d'îlérode, lorsque le royaume d'Archélaûs, dont Jérusalem étoit la capitale, réduit en province romaine, fut gouverné par des présidents oue les empereurs envoyoient. Dans ce malheureux état, les Juifs gar- dèrent si peu la puissance de vie et de mort, que pour faire mourir Jésus-Christ, qu'à quelque prix que ce fût ils vouîoient perdre, il leur fallut avoir recours à Pilale ; et ce foible gou- verneur leur ayant dit qu'ils le fissent mourir eux-mêmes, ils répondirent tout d'une voix : « Nous n'avons pas le pouvoir de « faire mourir personne2. » Aussi fut-ce par les mains d'îlé- rode qu'ils firent mourir saint Jacques, frère de saint Jean, et qu'il? mirent saint Pierre en prison3. Quand ils eurent résolu la mort de saint Paul, ils le livrèrent entre les mains des Ro- mains *, comme ils avoient fait Jésus-Christ; et le vœu sacri- lège de leurs faux zélés, qui jurèrent de ne boire ni ne manger jusques à ce qu'ils eussent tué ce saint apôtre, montre assez qu'ils se croyoient déchus du pouvoir de le faire mourir juri- diquement. Que s'ils lapidèrent saint Etienne5, ce futtumul- tuairement, et par un effet de ces emportements séditieux que les Romains ne pouvoient pas toujours réprimer dans ceux qui se disoient alors les zélateurs. On doit donc tenir pour certain, tant par ces histoires que par le consentement des Juifs, et par l'état de leurs affaires, que vers les temps de notre Seigneur, 1 Joseph., Ant. Jud., lib. xiv, c. xvu, al. ix.B. — 8 Joann., xvm, 51. B. - s Act , xn, 1, 2. 5. B. - * Ibid., xxm, xxiv B. - 5 Ibid , yii, 56, 57. n. LA SUITE DE LA RELIGION. 25S et surtout dans ceux où il commença d'exercer son ministère, ils perdirent entièrement l'autorité temporelle. Ils ne purent voir cette perle sans se souvenir de l'ancien oracle de Jacob, qui leur prédisait que dans le temps du Messie il n'y auroit plus parmi eux ni puissance, ni autorité, ni magistrature. Un de leurs plus anciens auteurs le remarque 1 ; et il a raison d'a- vouer que le sceptre n'étoit plus alors dans Juda, ni l'autorité dans les chefs du peuple, puisque la puissance publique leur étoit ôtée, et que le Sanhédrin étant dégradé, les membres de ce grand corps n'étoient plus considérés comme juges, mais comme simples docteurs. Ainsi, selon eux-mêmes, il étoit temps que le Christ parût. Comme ils voyoientce signe certain de la prochaine arrivée de ce nouveau roi, dont l'empire devoit s'étendre sur tous les peuples, ils crurent qu'en effet il alloit paroître. Le bruit s'en répandit aux environs, et on fut per- suadé dans tout l'Orient qu'on ne seroit pas longtemps sans voir sortir de Judée ceux qui régneroient sur toute la terre. Tacite et Suétone rapportent ce bruit comme établi par une opinion constante, et par un ancien oracle qu'on trouvoit dans les livres sacrés du peuple juif2. Josèphe récite cette prophétie dans les mêmes termes, et dit comme eux qu'elle se trouvoit dans les saints livres3. L'autorité de ces livres, dont on avoit vu les prédictions si visiblement accomplies en tant de rencontres, étoit grande dans tout l'Orient ; et les Juifs, plus attentifs que les autres à observer des conjonctures qui étoient principale- ment écrites pour leur instruction, reconnurent le temps du Messie que Jacob avoit marqué dans leur décadence. Ainsi les réflexions qu'ils firent sur leur état furent justes ; et sans se tromper sur les temps du Christ, ils connurent qu'il devoit venir dans le temps qu'il vint en effet. Mais, ô foiblesse de l'esprit humain, et vanité, source inévitable d'aveuglement ! l'humi- lité du Sauveur cacha à ces orgueilleux les véritables grandeurs qu'ils dévoient chercher dans leur Messie. Ils vouloient que ce fût un roi semblable aux rois de la terre. C'est pourquoi les flatteurs du premier Hérode, éblouis de la grandeur et de la magnificence de ce prince, qui, tout tyran qu'il étoit, ne laissa pas d'enrichir la Judée, dirent qu'il étoit lui-même ce roi tant promis4. C'est aussi ce qui donna lieu à la secte deshéro- 1 Tract. Voc. magna Gen. seu Comm. in Gen. B. — 2 Suet., Vespas, n. iv ; Tacit., /iî'sL, lib. v, c. xm. B.— 3 Joseph., de Bello Jud., lib. vu, c. xu, a!, lib. vi, p v; Hegesip., de Excid. Jer., lib. y, c. xliy. B. — * Epiph., lib. ., Barr xs ; Herodian., 1, t. 1, p. 45. B. 256 PARTIE H. - CHAP. XXIII. dicns, dont il est tant parlé dans l'Evangile1, et que les païeng ont connue, puisque Perse et son scoliaste ^aous apprennent *, qu'encore du temps de Néron, la naissance du roi Hérode étoit célébrée par ses sectateurs avec la même solennité que le sab- bat. Josèphe tomba dans une semblable erreur. Cet homme, « instruit, comme il dit lui-même 3, dans les prophc'ties judaï- « ques, comme étant prêtre et sorti de leur race sacerdotale, » reconnut à la vérité que la venue de ce roi promis par Jacob convenoit aux temps d'Hérode, où il nous montre lui-même avec tant de soin un commencement manifeste de la ruine des Juifs '■ mais comme il ne vit rien dans sa nation qui remplît ces ambitieuses idées qu'elle avoit conçues de son Christ, il poussa un peu plus avant le temps de la prophétie; et, rappliquant à Vespasien, il assura que « cet oracle de l'Ecriture signifioit ce « prince déclaré empereur dans la Judée*. » C'est ainsi qu'il détournoit l'Ecriture sainte 5 pour autoriser sa flatterie : aveugle, qui transportoit aux étrangers l'espé- rance de Jacob et de Juda; qui cherchoit en Vespasien le fils d'Abraham et de David, et attribuoit à un prince idolâtre le titre de celui dont les lumières dévoient retirer les Gentils de l'idolâtrie ! La conjoncture des temps le favorisoit. Mais pendant qu'il attribuoit à Vespasien ce que Jacob avoit dit du Christ, les zé- lés qui défendoient Jérusalem se l'attribuoient à eux-mêmes. C'est sur ce seul fondement qu'ils se promettoient l'empire du monde, comme Josèphe le raconte 6 ; plus raisonnables que lui, en ce que du moins ils ne sortoient pas de la nation pour chercher l'accomplissement des promesses faites à leurs pères. Comment n'ouvroient-ils pas les yeux au grand bruit que faisoitdès lors parmi les Gentils la prédication de l'Evangile, et à ce nouvel empire que Jésus-Christ élablissoit-par toute la terre? Qu'y avoit-il déplus beau qu'un empire où la piété ré- gnoit, où îe vrai Dieu triomphoit de l'idolâtrie, où la vie éter- nelle étoit annoncée aux nations inlidèles? et l'empire même des Césars n'étoit-il pas une vaine pompe à comparaison 7 de celui-ci? Mais cet empire n'étoit pas assez éclatant aux yeux du monde. i Sattb., xxiî, 16 ; Marc, m, 6 ; xn, 13. R.— 2 Pers. et vet. Schol., *at. v, v. ;:. i80.B.— 3 Joseph., de liello Jud., lib. M, C. XIV, al. vill. B. — * Ibid., !il>. vi;; f, xn, al. lib. m, r. v. H.— » Ellipse, pour qu'il détournait le sens de l'Écriture sainte. — 6 Joseph., de liello Jud., lib. vu, ibid.— 7 « A comparaison de. » I.e tour usité est, en comparaison de. LA SUITE DE LA RELIGION. 2Ï7 Qu'il faut être désabusé des grandeurs humaines pour con- naître Jésus-Christ! Les Juifs connurent les temps; les Juifs voyoient les peuples appelés au Dieu d'Abraham, selon l'oiacle de Jacob, par Jésus-Christ et par ses disciples : et toutefois ils le méconnurent ce Jésus qui leur étoit déclaré par tant de marques. Et encore que durant sa vie et après sa mort il con- firmât sa mission par tant de miracles, ces aveugles le rejetè- rent, parce qu'il n'avoit en lui que la solide grandeur destituée de tout l'appareil qui frappe les sens, et qu'il venoit plutôt pour condamner que pour couronner leur ambition aveugle. Et toutefois forcés par les conjonctures et les circonstances du temps, malgré leur aveuglement ils sembloient quelquefois sortir de lecia préventions. Tout se disposoit tellement, du temps de notre Seigneur, à la manifestation du Messie, qu'ils soupçonnèrent que saint Jean-Baptiste le pouvoit bien être1. Sa manière de vie austère, extraordinaire, étonnante, les frappa; et au défaut des grandeurs du monde, ils parurent vouloir d'abord se contenter de l'éclat d'une vie si prodigieuse. La vie simple et commune de Jésus-Christ rebuta ces esprits grossiers autant que superbes, qui ne pouvoient être pris que par les sens, et qui d'ailleurs, éloignés d'une conversion sin- cère, ne vouloient rien admirer que ce qu'ils regardoient comme inimitable. De cette sorte, saint Jean-Baptiste, qu'on jugea digne d'être le Christ, n'en fut pas cru quand il montra le Christ véritable ; et Jésus-Christ, qu'il falloit imiter quand onycroyoit, parut trop humble aux Juifs pour être suivi. Cependant l'impression qu'ils avoient conçue que le Christ devoit paroitre en ce temps, étoit si forte, qu'elle demeura près d'un siècle parmi eux. Ils crurent que l'accomplissement des prophéties pouvoit avoir une certaine étendue, et n'étoit pas toujours toute renfermée dans un point précis ; de sorte que près de cent ans il ne se parloit parmi eux 2 que de faux Christs qui se faisoient suivre, et des faux prophètes qui les annon- çoient. Les siècles précédents n'avoient rien vu de semblable; et les Juifs ne prodiguèrent le nom de Christ, ni quand Judas le Machabée remporta sur leur tyran tant de victoires, ni quand son frère. Si mon les affranchit du joug des Gentils, ni quand le premier Hircan lit tant de conquêtes. Les» temps et les autres marques ne convenoient pas 3, et ce n'est que dans le siècle de Jésus-Christ qu'on a commencé à parler de tous ces Mes- 1 Lac, m. 15 ; Joann., i, 19, 20. B.— 2 C'est-à-dire : On ne parlait par- mi eux — 3 C'est-à-dire : Ne s'accordaient pat : du latin convenire 258 PARTIE II.- C11AP. XXIII. sies. Les Samaritains, qui lisoient dans le Pentateuque la pro- phétie de Jacob, se firent des Christs aussi bien que les Juifs, et un peu après Jésus-Christ ils reconnurent leur Dosithée1. Simon le Magicien, de même pays, se vantoit aussi d'être le Fils de Dieu; et Ménandre, son disciple, se disoit le Sauveur du monde5. Dès le vivant de Jésus-Christ, la Samaritaine avoit cru que le Messie alloit venir*: tant il étoit constant dans la na- tion, et parmi tous ceux qui lisoient l'ancien oracle de Jacob, que le Christ devoit paraître dans ces conjonctures. Quand le terme fut tellement passé qu'il n'y eut plus rien à attendre, et que les Juifs eurent mi par expérience que tous les Messies qu'ils avoient suivis, loin de les tirer de leurs maux, n'avoient fait que les y enfoncer davantage, alors ils furent longtemps sans qu'il parut parmi eux de nouveaux Messies ; et Barchochébas est le dernier qu'ils aient reconnu pour tel dans ces premiers temps du christianisme. Mais l'ancienne impres- sion ne put être entièrement effacée. Au lieu de croire que le Christ avoit paru, comme ils avoient fait encore au temps d'A- drien, sous les Antonins, ses successeurs, ils s'avisèrent de dire que leur Messie étoit au monde, bien qu'il ne parût pas encore, parce qu'il attendoit le prophète Elie qui devoit venir le sacrer*. Ce discours étoit commun parmi eux dans le temps de saint Justin; et nous trouvons aussi dans leur Talmud la doctrine d'un de leurs maîtres des plus anciens, qui disoit que « le Christ étoit venu, selon qu'il étoit marqué dans les prê- te phètes; mais qu'il se tenoit caché quelque part à Rome parmi « les pauvres mendiants5. » Une telle rêverie ne put pas entrer dans les esprits; et les Juifs, contraints enfin d'avouer que le Messie n'étoit pas venu dans le temps qu'ils avoient raison de l'attendre selon leurs anciennes prophéties, tombèrent dans un autre abîme. Peu s'en fallut qu'ils ne renonçassent à l'espérance de leur Messie qui leur manquoit dans le temps; et plusieurs suivirent un fa- meux rabbin, dont les paroles se trouvent encore conservées dans le Talmud6. Celui-ci, voyant le terme passé de si loin, con- clut que « les Israélites n'avoient plus de Messie à attendre, 1 Orig., Tract., xxvn in Matth., n. 33, t. in, p. 831 ; t. ini in Joann., n. -27; t. iv, p. o57; |jb. , Cnnl. Cris., n. 57, t. i, p. 572. B.— 2 lren., adv. Ilœr., lib. ', c. xx, xxr, nunc xxn, p. 99. D. — 3 EpxtreU, Joann., iv, 25. B. - * Justin., Vial. cum Tryph., n. 8, 49, p. 110, 145'. B. — 5 R. jU(ja filius Levi; Gem., Tr.Sanhed., c. xi. B.-«R. Hillcl., ibid. ; Is. Abran., de Cap. LA SUITE DE LA RELIGION. 2o9 «. parce qu'il leur avoit été donné en ia personne du roi Ezé- « ehias. » A la vérité cette opinion, loin de prévaloir parmi les Juifs, y a été détestée. Mais comme ils ne connoissent plus rien * dans les temps qui leur sont marqués par leurs prophéties, et qu'ils ne savent par où sortir de ce labyrinthe, ils ont fait un article de foi de cette parole que nous lisons dans le ïalmud â : « Tous « les termes qui étoient marqués pour la venue du Messie « sont passés; » et ont prononcé d'un commun accord : « Mau- « dits soient ceux qui supputeront les temps du Messie ! » comme on voit, dans une tempête qui a écarté le vaisseau trop loin de sa route, le pilote désespéré abandonner son calcul, et aller où le mène le hasard. Depuis ce temps, toute leur étude a été d'éluder les prophé- ties où le temps du Christ étoit marqué : ils ne se sont pas souciés de renverser toutes les traditions3 de leurs pères, pourvu qu'ils pussent -ôter aux chrétiens ces admirables prophéties ; et ils en sont venus jusques à dire que celle de Jacob ne regar- doit pas le Christ. Mais leurs anciens livres les démentent. Cette prophétie est entendue du Messie dans leTalmud*, et la manière dont nous l'expliquons se trouve dans leurs Paraphrases5, c'est-à-dire dans les commentaires les plus authentiques et les plus respec- tés qui soient parmi eux. Nous y trouvons en propres termes, que la maison et le royaume de Juda, auquel se devoit réduire un jour toute la postérité de Jacob et tout le peuple d'Israël, produiroit toujours des juges et des magistrats, jusqu'à la venue du Messie, sous lequel il se formeroit un royaume composé de tous les peuples. C'est le témoignage que rendoient encore aux Juifs, dans les premiers temps du christianisme, leurs plus célèbres docteurs et les plus reçus. L'ancienne tradition, si ferme et si établie, ne pouvoit être abolie d'abord; et quoique les Juifs n'appli- quassent pas à Jésus-Christ la prophétie de Jacob, ils n'avoient encore osé nier qu'elle ne convint au Messie. Ils n'en sont ve- nus à cet excès que longtemps après, et lorsque, pressé? par les 1 C'est-à-dire : Comme ils ne peuvent se démêler, se reconnaître. —^ Gem., Tr. Sanhed. c. xi ; MosesMaimon., in Epit. Tal. ; Is. A.brau., de Cap.fidei.B. — 3 Ils ont renversé sans souci, sans scrupule toutes les traditions. Ne pas se soucier de, se prend souvent dans un sens tout différent, ne pas aimer à, craxndre de. — 4 Gem., Tr. Sanhed,, c. xi. B. — 5 Paraph. Onkelos, Jona- than, et Jorosol. Vide Volyg. Ang. B. 280 PARTIE II. - CIIAP. XXIII. chrétiens, ils ont enfin aperçu que leur propre tradition étoit contre eux. Pour la prophétie de Daniel, où la venue du Christ étoit renfermée dans le terme de quatre cent quatre-vingt-dix ans, à compter depuis la vingtième année d'Artaxerxe à la longue main ; comme ce terme menoit à la fin du quatrième millé- naire du monde, e'étoit aussi une tradition très-ancienne parmi les Juifs, que le Messie paroitroit vers la fin de ce quatrième millénaire, et environ deux mille ans après Abraham. UnElie, dont le nom est grand parmi les Juifs, quoique ce ne soit pas le prophète, l'avoit ainsi enseigné avant la naissance de Jésus- Christ; et la tradition s'en est conservée dans le livre du Tal- mud l. Vous avez vu ce terme accompli à la venue de notre Seigneur, puisqu'il a paru en effet environ deux mille ans îs Abraham, et vers i"an 4000 du monde. Cependant les Juifs ne l'ont pas connu; et, frustrés de leur attente, ils ont dit que leurs péchés avoient retardé le Messie qui devoit venir. Mais cependant nos dates sont assurées, de leur aveu propre, et c'est un trop grand aveuglement de faire dépendre des hommes un terme que Dieu a marqué si précisément dans Daniel. C'est encore pour eux un grand embarras de voir que ce prophète fasse aller le temps du Christ avant celui de la ruine de Jérusalem; de sorte que ce dernier temps étant accompli, celui qui le précède le doit être aussi. Josèphe s'est ici trompé trop grossièrement 5. Il a bien compté les semaines qui dévoient être suivies de la désolation du peuple juif; et, les voyant accomplies dans le temps que Tite mit le sié^re devant Jérusalem, il ne douta point que ie moment de la perte de cette ville ne fût arrivé. Mais il ne con- sidéra pas que cette désolation devoit être précédée de la venue du Christ et de sa mort; de sorte qu'il n'entendit que la moi- tié de la prophétie. Les Juifs qui sont venus après lui ont voulu suppléer à ce défaut. Ils nous ont forgé3 un Agrippa descendu d'Hérode, que les Romains, disent-ils, ont fait mourir un peu devant la ruine de Jérusalem; et ils veulent que cet Agrippa, Christ par son titre de roi, soit le Christ dont il est parlé dans Daniel : nouvelle preuve de leur aveuglement. Car, outre que cet Agrippa ne peut être ni le Juste, ni le Saint des saints, ni la 1 Gem., Tr. Sanhed., c. xi. B. — * Ânt. Jud. lit», i, c. ult. de Bello Ju4., lib. vu, c. iv, al. lib. vi, c. n.B.— 3 « Ils nous ont forgé.» Tou. pic et familier, dans la manière de Bossuet. LA SUITE DE LA RELIGION. 20 i fin des prophéties, tel que devoitètre le Christ que Daniel mar- quent en ce lieu; outre que le meurtre de cet Agrippa, dont les Juifs étoient innocents, ne pouvoit pas être la cause de leur désolation, comme devoit être la mort du Christ de Daniel : ce que disent ici les Juifs est une fable. Cet Agrippa, descendu d'Hérode, fut toujours du parti des Romains; il fut toujours bien traité par leurs empereurs, et régna dans un canton de la Judée longtemps après la prise de Jérusalem, comme l'attes- tent Josèphe et les autres contemporains *. Ainsi toul ce qu'inventent les Juifs, pour éluder les prophé- ties, les confond. Eux-mêmes, ils ne se fient pas à des inven- tions^ grossières; et leur meilleure défense est dans cette loi qu'ils ont établie, de ne supputer plus les jours du Messie. Par là ils ferment les yeux volontairement à la vérité, et renoncent aux prophéties où le Saint-Esprit a lui-même compté le- an- nées : mais, pendant qu'ils y renoncent, ils les accomplissent et font voir la vérité de ce qu'elles disent de leur a\eug!ement tt de leur chute. Qu'ils répondent ce qu'ils voudront aux prophéties : la déso- lation qu'elles prédisoient leur est arrivée dan- le temps mar- qué; l'événement est plus fort2 que toutes leurs subtilités; es, si le Christ n'est venu dans cette fatale conjoncture, les pro- phètes, en qui ils espèrent, les ont trompés. CHAPITRE XXIV. Circonstances mémorables de la chute des Juifs; suite de leurs fausses interprétations. [SoMMAir.E. L'auteur insiste sur deux circonstances qui ont accomp igné la renne de .l.-C, la fin de la succession des pontifes, et de la distinction ries tri!>us et des familles. — Prophéties relatives a Jésus souffrant. Répugnance des Juifs devant ce mystère. Ils vont à admettre deux M i ilion de ce't* erreur. Conclusion. — R''nrohat*on des Juifs. — Bossuetcite saint Jérôme reprocriînt aux Juif- leur incré- dulité; puis, raisonnant a fortiori, en raison de la durée des temps écoulés depuis, 1 Joseph., de Bello Jud., lib. vu, c. xxiv, al. v; Justus Tiber, Biblioih. Phot., cod. xxxui, p. 19. B. — 2 « L'éYénement est plus fort, ele. » Événe- ment, réalisation d'un fait attendu, rei eventus. Ainsi ce mot est plus ptès de bon étymoîogie que dans le sens ordinaire. 1 0 2£2 PARTIE II. - CHAP. XXIV. et de l'abaissement continu de ce peuple, finit par une apostrophe éloquente et tu. vœu de salut ] Et pour achever de les convaincre, remarquez deux circon- stances qui ont accompagne leur chute et la venue du Sauveur du monde : Tune, que la succession des pontifes, perpétuelle et inaltérable depuis Aaron, finit alors; l'autre, que la distinc- tion des tribus et des familles, toujours conservée jusqu'à ce temps, y périt de leur aveu propre. Cette distinction étoit nécessaire jusques au temps du Mes- sie. De Lévi dévoient naître les ministres des choses sacrées. D1 Aaron dévoient sortir les prêtres et les pontifes. De Juda de- voit sortir le Messie même. Si la distinction des famillesci'eùî subsisté jusqu'à la ruine de Jérusalem et jusqu'à la venue de Jésus-Christ, les sacrifices judaïques auroient péri devant le temps, et David eût été frustré de la gloire d'être reconnu pour le père du Messie. Le Messie est-il arrivé ; le sacerdoce nou- veau, selon l'ordre de Melchisédech, a-t-il commencé en sa personne, et la nouvelle royauté qui n'étoit pas de ce monde, a-t-elle paru : on n'a plus besoin d'Aaron, ni de Lévi, ni de Juda, ni de David, ni de leurs familles. Aaron n'est plus né- cessaire dans un temps où les sacrifices dévoient cesser, selon Daniel1. La maison de David et de Juda a accompli sa desti- née lorsque le Christ de Dieu en est sorti; et comme si les Juifs renonçoient eux-mêmes à leur espérance, ils oublient précisément en ce temps la succession des familles, jusques alors si soigneusement et si religieusement retenue. IN 'omettons pas une des marques de la venue du Messie, et peut-être la principale, si nous la savons bien entendre, quoi- qu'elle fasse le scandale et l'horreur des Juifs. C'est la rémis- sion des péchés annoncée au nom d'un Sauveur souffrant, d'un Sauveur humilié et obéissant jusqu'à la mort. Daniel avoit marqué parmi ses semaines* la semaine mystérieuse que nous avons observée, où le Christ devoit être immolé, où I allaince devoit être confirmée par sa mort, où les anciens sacrifices dé- voient perdre leur vertu. Joignons Daniel avec Isaïe : nous trouverons tout le fond d'un si grand mystère; nous verrons « l'homme de douleurs qui est chargé des iniquités de tout le « peuple, qui donne sa vie pour le péché, et le guérit par ses « plaies 3. » Ouvrez les yeux, incrédules : n'est-il pas vrai que la rémission des péchés vous a été prêchée au nom de Jésus- 1 ban., ix, 27. B.— * Jbid., ix, 26, 27. B.— 3 /«., lui. B. LA SUITE BE LA RELIGION. 263 Christ crucifié ? S'étoit-on jamais avisé d'un tel mystère ? Quel- que autre que Jésus-Christ, ou devant lui, ou après, s'est-il glorifié de laver les péchés par son sang? Se sera-t-il fait cru- cifier exprès pour acquérir un vain honneur et accomplir en lui-même une si funeste prophétie? 11 faut se taire, et adorer dans l'Evangile une doctrine qui ne pourroit pas même venir dans la pensée d'aucun homme, si elle n'étoit véritable. barras des Juifs est extrême dans cet endroit : ils trou rent dans leurs Ecritures trop de passages où il est parlé des humiliations de leur Messie. Que deviendront donc ceux où il est parlé de sa gloire et de ses triomphes? Le dénoù- inent naturel ' est qu'il viendra aux triomphes par les com- bats, et à ia gloire par les souffrances. Chose incroyable ! les Juifs ont mieux aimé mettre deux Messies. Nous voyons dans leur Talmudet dans d'autres livres d'une pareille antiquité8, qu'ils attendent un Messie souffrant et un Messie plein di? gloire • l'un mort e^ ressuscité, l'autre toujours heureux et toujours vainqueur; l'un à qui conviennent tous les pas- sages où il est parlé de foiblesse, l'autre à qui conviennent tous ceux où il est parlé de grandeur; l'un enfin fils de Jo- seph, car en n'a pu lui dénier un des caractères de Jésus- Christ, qui a été réputé fils de Joseph, et l'autre fils de Da- vid : sans jamais vouloir entendre que ce Messie fils de David devoit, selon David, boire du torrent avant que de lever lu tête% , c'est-à-dire être affligé avant que d'être triomphant, comme le dit lui-même le fils de David. « 0 insensés et pe- « sants de cœur*, qui ne pouvez croire ce qu'ont dit les pro- « phètes, ne failoit-il pas que le Christ souffrit ces choses, et « qu'il entrât dans sa gloire par ce moyen5? » Au reste, si nous entendons du Messie ce grand passage où Isaïenous représente si vivement l'homme de douleurs frappé pour nos jiéchés, et défiguré comme un lépreux*, nous sommes encore soutenus dans cette explication, aussi bien que dan^ toutes les autres, par l'ancienne tradition des Juifs ; et maigri leurs préventions, le chapitre tant de fois cité de leurTalmud7 nous enseigne que ce lépreux chargé des péchés du peuple sera le. Messie. Les douleurs du Messie qui lui seront causées par 1 La solution naturellede cette difficulté estde reconnaître qu'il viendra. — * Tr. Succa, et Comm. sive Paraphr. sup. Cant., c. vu, v. 5. B, — 3 Psal CiX. B.— *«0 insensés, etc.» Apostrophe véhémente, citation bien placée, car Bossuel ajoute à la force de son raisonnement en l'empruntant à un apô- tre.— s Luc, xxiv, 25, 2«. B.— e /*... un. B.— 7G^., Tr. Sanhed.^.xi. B 264 PARTIE II. - CHAP. XXIV. nos péchés, sont célèbres 1 dans le même endroit et dans les autres livres des Juifs. 11 y est souvent parlé de l'entrée aussi humble que glorieuse qu'il devoit faire dans Jérusalem, monté sur un âne; et cette célèbre prophétie de Zacharie lui est ap- pliquée. De quoi les Juifs ont-ils à se plaindre ? Tout leur étoit marqué en termes précis dans leurs prophètes : leur ancienne tradition avoit conservé l'explication naturelle de ces célèbres prophéties ; et il n'y a rien de plus juste que ce reproche que leur fait le Sauveur du monde2 : « Hypocrites, vous savez ju- te ger par les vents et par ce qui vous paroît dans le ciel, si le (( temps sera serein ou pluvieux; et vous ne savez pas con- te noître, à tant de signes qui vous sont donnés, le temps où « vous êtes ! » Concluons donc que les Juifs ont eu véritablement raison de dire que tous les termes de la venue du Messie sont passés. Juda n'est plus un royaume ni un peuple : d'autres peuples ont reconnu le Messie qui devoit être envoyé. Jésus-Christ a été montré aux Gentils : à ce signe, ils sont accourus au Dieu d'Abraham ; et / . bénédiction de ce patriarche s'est répandue par toute la ter' £. L'homme de douleurs a été prêché, et la rémission des t ^chés a été annoncée par sa mort. Toutes les semaines se si' M écoulées ; la désolation du peuple et du sanc- tuaire, juste junition de la mort du Christ, a eu son dernier accomplissement; enfin le Christ a paru avec tous les carac- tères que la tradition des Juifs y reconnoissoit, et leur incré- dulité n'a plus d'excuse. Aussi voyons-nous depuis ce temps des marques indubita- bles de leur réprobation. Après Jésus-Christ, ils n'ont fait que s'enfoncer de plus en plus dans l'ignorance et dans la misère, d'où la seule extrémité de leurs maux et la honte d'avoir été si souvent en proie à l'erreur les fera sortir, ou plutôt la bonté de Dieu, quand le temps arrêté par sa providence pour punii leur ingratitude et dompter leur orgueil sera accompli. Cependant ils demeurent la risée des peuples et l'objet Je leur aversion, sans qu'une si longue captivité les fasse reve- nir à eux, encore qu'elle dût suflire pour les vaincre. Car en- lin, comme leur dit saint Jérôme 3 : « Qu'attends-tu, ô Juif in- « crédule? tu as commis plusieurs crimes durant le temps des « Juges : ton idolâtrie t'a rendu l'esclave de toutes les nation? « Célèbres.» Célébrées, annoncées.—2 Mallh., xvi, 2, S, 4; Luc, xn B. — s Hier., Bp. ad Dardan., t. n, col. 610. B. LA SUITE DE LA RELIGION. 265 « voisines; mais Dieu a eu bientôt pitié de toi, et n'a pas tardé « à t'envoyer des sauveurs. Tu as multiplié te? idolâtries - a tes rois ; mais les abominations où tu es tombé sous Achaz a et sous Manassès n'ont été punies que par soixante-dix ans a de captivité. Cyrus est venu, et il t'a rendu ta patrie, ton « temple et tes sacrifices. A la fin tu as été accablé par Ves- « pasien et par Tite. Cinquante ans après, Adrien a achevé « de ^exterminer, et il y a quatre cents ans que tu demeures « dans l'oppression. » C'est ce que disoit saint Jérôme. L'argu- ment s'est fortifié depuis, et douze cents ans ont été ajoutés à la désolation du peuple juif. Disons-lui donc, au lieu de quatre cents ans, que seize siècles ont vu durer sa captivité, sans que son joug devienne plus léger. « Qu'as-tu fait, ô peuple ingrat ? « Esclave dans tous les pays et de tous les princes, tu ne sers « point les dieux étrangers. Comment Dieu qui t'avoit élu fa- ut t— il oublié, et que sont devenues ses anciennes miséricordes? a Quel crime, quel attentat plus grand que l'idolâtrie te fait « sentir un châtiment que jamais tes idolâtries ne t'avoient at- « tiré? Tu te tais? tu ne peux comprendre ce qui rend Dieu « si inexorable ? Souviens-toi de cette parole de tes pères : Son c< sang soit sur nous et sur nos enfants1 ! et encore : .Vous- n'a- « vons point de roi que César'*. Le Messie ne sera pas ton roi; « garde bien ce que tu as choisi : demeure l'esclave de César « et des rois jusqu'à ce que la plénitude des Gentils soit entrée, (L-et qu'enfin tout Israël soit sauvé*. » CHAPITRE XXV. Réflexions particulières sur la conversion des Gentils. Profond conseil de Dieu, qui les vouloit convertir par la croix de Jésus-Christ. Raisonnement de saint Paul sur cette manière de les convertir. [Sommaire. Dans ce chapitre, dont les pensées sont tirées en grande partie de saint Paul, et qui renferme une théologie très-élevée, l'auteur s'attache à développer 1 Matth., xxvm, 2.". P. — 2 Joann., xix, 15. B. — 3 Rom., xi, 25, 26. B. Deux apostrophes terminent ce chapp e, l'une de saint Jérôme, l'autre de Bossuet; elles sont en parallèle et se succèdent avec une force croissante. Ici, par le seul mouvement de la pensée, l'auteur est amené à pnrterson style au ton de la péroraison oratoire. 266 PARTIE II. - CHÀI> XXV les poiuls suivants : Le second signe de l'animée du Messie devait être la conversion des Gentils, ainsi que les prophètes l'avaient annoncé. Elle a été opérée par les apô- tres, hommes simples et d'une basse condition. — Le Christ et les apôtres devaient sortir du sein de la nation juive. Citation du prophète Isue. — Mais pourquoi le# Gentils devaient-ils être convertis et l'idolâtrie détruite, au nom de Jésus crucifié Bossuet, pour répondre à cette question, cite un passage étendu de l'apôtre sain! Paul, puis y revient et le développe. L'homme, devant le spectacle de la création, avait méconnu le Créateur, pour alcrer de fausses divinités, rejetant ainsi l'ensei- gnement clair de sa raison ; il devait être rimené à la vérité par un mystère qui révolte le sens humain, celui de la Croix. Comment concevoir ce plan de la sagesse divine qui paraît si étrange? Bossuet essaie de le pénétrer. L'idolâtrie ne pouvait être renversée par le raisonnement; eu effet elle s'était élevée sans le concours du rai- lement, et malgré la raison. Les philosophes, avec toute leur sagesse, n'avaient pu la détruire, n'avaient pas même osé la combattre. Il fallait donc un moyen étran- ger à la sagesse humaine pour guérir ce mal. — L'idolâtrie était venue de l'amour excessif de l'homme pour lui-même : delà des dieux faits semblables à lui, comme lui faibles et vicieux. La doctrine de Jésus-Christ, toute contraire, repose sur le re- noncement à soi-même et la mortification; pur là tombent à la fois les passions et les idoles, le cœur se purifie, l'âme s'élève vers Dieu. La divinité devait cependant s'unir à l'humanité : ce mystère s'opère en Jésus-Christ. Dieu a pris del'homme, nonses vices, qui ne sont pas l'œuvre de Dieu, mais la s-eule nature humaine; et Jésus-Christa posé le modèle de toute vertu, en se soumettant à la plus dure épreuve. Ce mystère cho- quait la raison humaine : les Juifs voulaient des miracles pompeux, les Gentils des raisonnements habiles : la sagesse divine était au-dessus de tout. — L'auteur achève en montrant le triomphe de la doctrine chrétienne, venant de la croix, confié aux mains des faibles et des ignorants, puis il conclut par un rapprochemer t entre la création du monde et la création de l'Eglise.] Cette conversion des Gentils étoit la seconde chose qui de- voit arriver au temps du Messie, et la marque la plus assurée de sa venue. Nous avons vu comme les prophètes Favoient clai- rement prédite ; et leurs promesses se sont vérifiées dans les temps de notre Seigneur. Il est certain qu'alors seulement, et ni plus tôt ni plus tard, ce que les philosophes n'ont osé ten- ter, ce que les prophètes ni le peuple juif, lorsqu'il a été le plus protégé et le plus fidèle, n'ont pu faire, douze pêcheurs, envoyés par Jésus-Christ et témoins de sa résurrection, l'ont accompli. C'est que la conversion du monde ne devoit être l'ou- vrage ni des philosophes, ni même des prophètes : il * étoit ré- servé au Christ, et c'étoit le fruit de sa croix. Il falloit à la vérité que ce Christ et ses apôtres sortissent des Juifs, et que la prédication de l'Evangile commençât à Jé- rusalem. « Une montagne élevée devoit paroître dans les der- ,« niers temps, » selon Isaïe 2 : c'étoit l'Eglise chrétienne. « Tous les Gentils y dévoient venir, et plusieurs peuples de- « voient s'y assemhler. En ce jour le Seigneur devoit seul être te élevé, et les idoles dévoient être tout à fait hrisées 8. » Mais Itaie qui a vu ces choses, a vu aussi en même temps que « la * « Il » Cela. Voy. p. 256, n. 1.— 2 h., ir, 2. B.-3 Ibid., 2, 3, 17, 18. B. LA SUITE DE LÀ RELIGION. 281 « Ici qui devoit juger les Gentils sortiroU de Sion, et que la « parole du Seigneur qui devoit corriger les peuples sortiroiî « de Jérusalem V » ce qui a fait dire au Sauveur que « le sa- « lut devoit venir des Juifs2. » Et il étoit convenable que la nouvelle lumière dont les peuples plongés dans l'idolâtrie dé- voient un jour être éclairés se répandit par tout l'univers, du lieu où elle avoit toujours été. C'étoit en Jésus-Christ, fils de David et d'Abraham, que toutes les nations dévoient être bénies et sanctifiées. Nous Tarons souvent remarqué ; mais nous n'a- vais pas encore observé la cause pour laquelle ce Jésus souf- frant, ce Jésus crucifié et anéanti, devoit être le seul auteur de la conversion des Gentils, et le seul vainqueur de l'idolâtrie. Saint Paul nous a expliqué ce grand mystère au premier chapitre de la première EpiLre aux Corinthiens; et il est bon de considérer ce bel endroit dans toute sa suite. « Le Seigneur, a dit-il 3, m'a envoyé prêcher l'Evangile, non par la sagesse et « par le raisonnement humain, de peur de rendre inutile la ce croix de Jésus-Christ ; car la prédication du mystère de ia (( croix est folie à ceux qui périssent, et ne paroit un effet de la c< puissance de Dieu qu'à ceux qui se sauvent, c'est-à-dire à ce nous. En effet, il est écrit* : Je détruirai la sagesse des sages « et je rejetterai la science des savants. Où sont maintenant les ce sages? où sont les docteurs? que sont devenus ceux qui re- «. cherchoient les sciences de ce siècle? Dieu n'a-t-il pas <( convaincu de folie la sagesse de ce monde?)) Sans doute, puisqu'elle n'a pu tirer les hommes de leur ignorance. Mais voici la raison que saint Paul en donne. C'est que « Dieu voyant (( que le monde, avec ia sagesse humaine, ne P avoit point re- « connu par les ouvrages de sa sagesse, c'est-à-dire par les créa- « tares qu'il avoit si bien ordonnées, il a pris une autre voie, « et a résolu de sauver scr; fidèles par la folie de la prédica- « tion5, )) c'est-à-dire par le mystère de la croix, où la sagesse humaine ne peut rien comprendre. Nouveau et admirable dessein de la divine providence ! Dieu avoit introduit l'homme dans le monde, où, de quelque côté qu'il tournât les yeux, la sagesse du Créateur reluisoit dans la grandeur, dans la richesse et dans la disposition d'un si bel ouvrage. L'homme cependant l'a méconnu : les créatures quf se présentaient pour élever notre esprit plus haut l'ont ar- »/*., 5, 4. B. — * Joann., iv, 22. B. — 3/ Cor., i, 17, 18, 19, 20. B, — '» /*., xxix, 14; xxxiii, 18. li. — s / Cor , i, 21. B 268 PARTIE II. - CIIAP. XXV. rêté1 : l'homme aveugle et abruti les a servies* ; et, non con- tent d'adorer l'œuvre des mains de Dieu, il a adoni l'œuvre de ses propres mains. Des fables plus ridicules que celles que l'on conte aux enfants ont fait sa religion : il a oublié la rai- son; Dieu la lui veut faire oublier d'une autre sorte. Un ou- vrage dont il entendoit la sagesse 3 ne Ta point touché ; un autre ouvrage lui est présenté où son raisonnement se perd, et où tout lui paroît folie : c'est la croix de Jésus-Christ. Ce n'est point en raisonnant qu'on entend ce mystère; c'est « en capti- « vant son intelligence sous l'obéissance de la foi ; c'est en « détruisant les raisonnements humains, et toute hauteur qui « s'élève contre la science de Dieu **. » En effet, que comprenons-nous dans ce mystère où le Sei- gneur de gloire est chargé d'opprobres; où. la sagesse divine es. traitée de folie; où celui qui, assuré en lui-même de sa natu- relle grandeur, « n'a pas cru s'attribuer trop quand il s'est dit « égal à Dieu, s'est anéanti lui-même jusqu'à prendre la forme « d'esclave, et à subir la mort de la croix5? » Toutes nos pen- sées se confondent; et, comme disoit saint Paul, il n'y a rien qui paroisse plus insensé à ceux qui ne sont pas éclairés d'en haut. Tel étoit le remède que Dieu préparoit à l'idolâtrie. Il con- noissoit l'esprit de l'homme, et i! savoit que ce n'étoit pas par raisonnement qu'il falloit détruire une erreur que le raisonne- ment n'avoit pas établie. 11 y a des erreurs où nous tombons en raisonnant , car l'homme s'embrouille souvent à force de rai- sonner : mais l'idolâtrie étoit venue par l'extrémité opposée; ■ 'étoit en éteignant tout raisonnement et en laissant dominer les 3ens qui vouloient tout revêîir des qualités dont ils sont tou- chés. C'est par là que la divinité est devenue visible et grossière. Les hommes lui ont donné leur ligure, et, ce qui étoit plus honteux encore, leurs vices et leurs passions. Le raisonnement n'avoit point de part à une erreur si brutale. C'étoit un ren- versement du bon sens, un délire, une frénésie. Raisonnez avec un frénétique et contre un homme qu'une fièvre ardente fait extravaguer, vous ne faites que l'irriter et rendre le mal 1 Expression admirable pour sa eonrision et sa justesse. Le sens est : l'homme s'est arrflé à admirer cl mt-me à adorer les œuvres créées, au lieu que relie admiration aurait dû le conduire à en reconnaître l'auteur. — 2 C'est-à-dire, adorées, s'en est fait l'esclave; iis serviit.— 3 C'est-à-dire, le monde où il devait aisément reconnaître un dessein plein de sagesse. -* // Cor., x, H, 5. B > Philip., n, 7, 8. B. LA SUITE DE LA RELIGION. 269 irrémédiable : il faut aller à la cause, redresser le tempéra- ment et calmer les humeurs dont la violence cause de si étranges transports. Ainsi ce ne doit pas être le raisonnement qui gué- risse le délire de l'idolâtrie. Qu'ont gagné les philosophes avec leurs discours pompeux, avec leur style sublime, avec leurs raisonnements si artiiieieusement arrangés? Platon, avec son éloquence qu'on a crue divine, a-t-il renversé un seul autel où ' ces monstrueuses divinités étoient adorées ? Au contraire, lui et ses disciples, et tous les sages du siècle, ont sacrifié au men- songe : « ils se sont perdus dans leurs pensées ; leur cœur in- « sensé a été rempli de ténèbres, et, sous le nom de sages qu'ils « se sont donné, ils sont devenus plus fous que les autres 5, » puisque, contre leurs propres lumières, ils ont adoré les créa- tures. N'est-ce donc pas avec raison que saint Paul s'est écrié dans notre passage3 : « Où sont les sages, où sont les docteurs? « Qu'ont opéré ceux qui recherchoient les sciences de ce siè— « cle? » ont-ils pu seulement détruire les fables de l'idolâtrie? ont-ils seulement soupçonné qu'il fallût s'opposer ouvertement à tant de blasphèmes, et souffrir, je ne dis pas le dernier sup- plice, mais le moindre affront pour la vérité? Loin de le faire, « ils ont retenu la vérité captive*, » et ont posé pour maxime qu'en matière de religion, il faîloit suivre le peuple : le peu- ple, qu'ils méprisoient tant, a été leur règle dans la matière la plus importante de toutes, et où leurs lumières sembloient le plus nécessaires. Qu'as-tu donc servi, ô philosophie? « Dieu <( n'a-t-il pas convaincu de folie la sagesse de ce monde? » comme nous disoit saint Paul 5. « N'a-t-il pas détruit la sa- cr. gesse des sages et montré l'inutilité de la science des sa- « vants? » C'est ainsi que Dieu a fait voir, par expérience, que la ruine de l'idolâtrie ne pouvoit pas être l'ouvrage du seul raisonne- ment humain. Loin de lui commettre 6 la guérison d'une telle maladie, Dieu a achevé de le confondre par le mystère de la croix ; et tout ensemble il a porté le remède jusqu'à la source du mal. L'idolâtrie, si nous l'entendons7, prenoit sa naissance de ce profond attachement que nous avons à nous-mêmes. C'est ce 1 On dirait plus correctement, un seul des autels où.— 2 Rom , i, 21, -2-2. fi. -3 / Cor., i, 20. B.— * Rom., i, 18. B.— 3 I Cor., i, 19, 20. B.-6 De lui ronfler, nzdum et commilteret — 1 C'est-à-dire, si nous en péndtrms bie* la nahror 270 PARTIE II. - CHAP. XXV. qui nous avoit fait inventer des dieux semblables à nous ; des dieux qui, en effet, n'étoient que des hommes sujets à nos pas- sions, à nos foiblesses et à nos vices : de sorte que, sous le nom des fausses divinités, c'étoit en effet leurs propres pensées, leurs plaisirs et leurs fantaisies que les Gentils adoroient. Jésus-Christ nous fait entrer dans d'autres voies. Sa pau- vreté, ses ignominies et sa croix le rendent un objet horrible à nos sens. Il faut sortir de soi-même, renoncer à tout, tout crucifier pour le suivre. L'homme arraché à lui-même, et à tout ce que sa corruption lui faisoit aimer, devient capable d'a- dorer Dieu et sa vérité éternelle, dont il veut dorénavant sui- vre les règles. Là périssent et s'évanouissent1 toutes les idoles, et celles qu'on adoroit sur des autels, et celles que chacun servoit dans son cœur. Celles-ci avoient élevé les autres. On adoroit Vénus, parce qu'on se laissoit dominer à l'amour sensuel2, et qu'on en aimoit la puissance. Bacchus, le plus enjoué de tous les dieux, avoit des autels, parce qu'on s'abandonnoit et qu'on sacrifioit, pour ainsi dire, à la joie des sens, plus douce et plus enivrante que le vin. Jésus-Christ, par le mystère de sa croix, vient im- primer dans les cœurs l'amour des souffrances, au lieu de l'a- mour des plaisirs. Les idoles qu'on adoroit au dehors furent dissipées, parce que celles qu'on adoroit au dedans ne subsis- toicnt plus : le cœur purifié, comme dit Jésus-Christ lui- même3, est rendu capable de voir Dieu ; et l'homme, loin de faire Dieu semblable à soi, tâche plutôt, autant que le peut souffrir son infirmité, à devenir semblable à Dieu. Le mystère de Jésus-Christ nous a fait voir comment la di- vinité pouvoit, sans se ravilir, être unie à notre nature, et se revêtir de nos foiblesses. Le Verbe s'est incarné : celui qui avoit la forme et la nature de Dieu, sans perdre ce qu'il étoit, a pris la forme d'esclave1*. Inaltérable en lui-même, il s'unit et il s'ap- proprie une nature étrangère. 0 hommes, vous vouliez des dieux qui ne fussent, à vrai dire, que des hommes, et encore des hommes vicieux ! c'étoit un trop grand aveuglement. Mais voici un nouvel objet d'adoration qu'on vous propose : c'est un Dieu et un homme tout ensemble ; mais un homme qui n'a rien perdu de ce qu'il étoit, en prenant ce que nous sommes. La 1 Antithèse; mais non cherchée Pt Artificielle : ce rapprochement est tout sérieux et résuma \a pensée de l'auteur.— 2 Var. « A l'amour, e», qu'on en aimoit. etc. » - 3 Matth., v, 8. B.— * Philip., », 6, 7. D. î.À SUITE DE LA RELIGION. 27i divinité demeure immuable, et sans pouvoir se dégrader, elle ne peut qu'élever ce qu'elle unit avec elle. Mais encore qu'est-ce que Dieu a pris de nous 1 ? nos vice: et nos péchéV? à Dieu ne plaise! il n'a pris de l'homme que ce qu'il y a fait, et il est certain qu'il n'y avoit fait ni le péché ni le vice". Il y avoit fait2 la nature ; il Ta prise. On peut dire qu'il avoit fait la mortalité avec l'infirmité qui l'accompagne, parce qu'encore qu'elle ne fût pas du premier dessein, elle étoit le juste supplice du péché, et en cette qualité elle étoit l'œuvre de la justice divine. Aussi Dieu n'a-t-il pas dédaigné de 3 a prendre ; et, en prenant la peine du péché sans le péché même, il a montré qu'il étoit, non pas un coupable qu'on punissoit, mais le juste qui expioit les péchés des autres. De cette sorte, au lieu des vices que les hommes mettaient dans leurs dieux, toutes les vertus ont paru dans ce Dieu- homme ; et afin qu'elles y parussent dans les dernières épreu- ves, elles y ont paru au milieu des plus horribles tourments. Ne cherchons plus d'autre Dieu vivant après celui-ci : il est seul digne d'abattre toutes les idoles ; et la victoire qu'il devoit remporter sur elles est attachée à sa croix. C'est-cà-dire qu'elle est attachée à une folie apparente. « Car « les Juifs, poursuit saint Paul3, demandent des miracles, » par lesquels Dieu, en remuant avec éclat toute la nature, comme il fit à la sortie d'Egypte, les mette visiblement au-dessus de leurs ennemis; « et les Grecs ou les Gentils cherchent la sa- « gesse » et des discours arrangés, comme ceux de leur Platon et de leur Socrate. « Et nous, continue l'apôtre, nous prêchons « Jésus-Christ crucifié, scandale aux Juifs, » et non pas mi- racle ; <(, folie aux Gentils, » et non pas sagesse : « mais qui « est aux Juifs et aux Gentils appelés à la connoissance de [a « vérité, la puissance et la sagesse de Dieu, parce qu'en Dieu, « ce qui est fou est plus sage que toute la sagesse humaine, « et ce qui est foible est plus fort que toute la force humaine. » Voilà le dernier coup qu'il falloit donner à notre superbe igno- rance. La sagesse où l'on nous mène est si sublime, qu'elle paroit folie à notre sagesse ; et les règles en sont si hautes, qretg tout nous y paroit un égarement. Mais si celte divine sagesse nous est impénétrable en elle- même, elle se déclare par ses effets. Une vertu sort de la croix, 1 Interrogations; formes mes de raisonnement qui animent une discussion — 2 On dirait plus correctement, il n'avait fait en b.u\ etc., il ariit fatt tm lui. — 8 / Cor., i, 22, 25, 24, 25. B. 272 PARTE II. — CHAP. XXVI. et toutes le* idoles sont ébranlées. Nous les voyons tomber par terre, quoique soutenues par toute la puissance romaine. Ce ne sont point les sages, ce ne sont point les nobles, ce ne sont point les puissants qui ont fait un si grand miracle. L'œuvre de Dieu a été suivie; et ce qu'il avoit commencé par les humiliations de Jésus-Christ, il Ta consommé par les humiliations de ses disciples, ce Considérez, mes frères, » c'est ainsi que saint Paul achève son admirable discours1, « considérez ceux que Dieu a « appelés" parmi vous, » et dont il a composé cette Eglise vic- torieuse du monde. « Il y a peu de ces sages » que le monde admire ; « il y a peu de puissants et peu de nobles2 : mais Dieu « a choisi ce qui est fou selon le monde, pour confondre les « sages ; il a choisi ce qui étoit foible, pour confondre les puis- « sants ; il a choisi ce qu'il y avoit de plus méprisable et de « plus vil, et enfin ce qui n 'étoit pas, pour détruire ce qui a étoit; afin que nul homme ne se glorifie devant lui. » Les apôtres et leurs disciples, le rebut du monde, et le néant même, à les regarder par les yeux humains, ont prévalu à3 tous les empereurs et à tout l'empire. Les hommes avoient oublié la création, et Dieu l'a renouvelée en tirant de ce néant son Eglise, qu'il a rendue toute-puissante contre l'erreur. Il a confondu avec les idoles toute la grandeur humaine qui s'intéressoit à les défendre; et il a fait un si grand ouvrage, comme il avoit fait l'univers, par la seule force de sa parole4. CHAPITRE XXVI. Diverses formes de l'idolâtrie ; les sens, l'intérêt, l'ignorance, un faux respect de l'antiquité, la politique, la philosophie el les hérésies viennent à son secours; l'Église triomphe de tout. [Sommairb. L'absurdité même de l'idolâtrie fait comprendre l'attacnement qu'y iraient les peuples; en effet cette religion supposait une grande corruption de la nature. Diverses raisons expliquent d'ailleurs cet attachement. — L'idolâtrie flattait les sens et les passions, que la religion chrétienne révolte par sa sévérité et sa spiri- tualité. Exemple de Félix : elle avait en sa faveur l'intérêt privé. — Exemple des u / Cor , i, 26, û7, 28, 29. B. — * « Peu de nobles.» Les grands, nobifa — 3 On ne dit plus prévaloir à, mais prévaloir sur. — * Cette conclusion arrête l'esprit sur une pensée profonde, la similitude entre la parole de lu création, «t la parole de la rédemption, l'Évangile. LA SUITE DE LA RELIGION 573 mers éphésiens. — L'intérêt des prêtres. — Les décrets du sénat repoussaient les reli- gions étrangères. — Ici l'auteur fait une digression : la religion chré-tienne est-elle contraire à la sûreté des gouvernements? Non; elle prêche l'obéissance, même aux gouvernements non chrétiens. Conduite des Chrétiens sous les empereurs. — Mais le paganisme était uni à la politique romaine, et les Chrétiens regardés comme ennemis de l'Etat — Diverses calomnies contre eux. — Efforts de l'idolâtrie, pour se dissimuler et se transformer. — Respect de l'antiquité. — Pvéponse de l'auteur à cette objection, par l'antiquité de la vraie religion, et la nouveauté relative de l'er- reur.— Autre défense du polythéisme. Admettre toutes les religions: les Païens ont ainsi honoré Jésus-Christ, et l'ont rangé au nombre des dieux. — Comment les Romains ont-ils pu honorer le Christ, condamné par leurs magistrats? — Réponse, éloge de Jésus-Christ par les Païens, par Porphyre même. — Ses miracles avoués par les Juifs et par les Païens. — Autre refuge du polythéisme. La religion païenne expliquée par les philosophes platoniciens (néo-platoniciens, alexandrins). Bossuet réfute ce système : les néo-platoniciens éloignaient trop de l'homme la nature de Dieu, qui nous devenait comme étranger et inaccessible : la religion nous donne une idée plus juste de Dieu et de la nature humaine. Ils allaient jusqu'à réprouver .outculte extérieur, expliquant à la fin les sacrifices comme des satisfactions offertes les esprits impurs qu'il fallait apaiser. Malgré les subtilités des philosophes, et nafgré la sévérité de ses préceptes, l'Eglise croissait de jour en jour. — Naissance des hérésies. — Tous les dogmes de lafoi sont successivementattaqués. L'Eglise ca tiiolique se fait reconnaître par son universalité, par la succession légitime de ses pasteurs : les Païens la distinguaient comme la grande Église. Citation deCelse.— Trait d'histoire relatif à l'empereur Aurélien et à l'empereur Constance. — Les hérésies prennent le nom de leurs auteurs, l'Eglise conserve le sien : elle seule était, sauf pev d'exceptions, attaquée par les persécuteurs du christianisme.] L'idolâtrie nous paroîtla foiblessemême, et nous avons peine à comprendre qu'il ait fallu tant de force pour la détruire. Mais au contraire, son extravagance fait voir la difficulté qu'il y avoit à la vaincre; et un si grand renversement du bon sens montre assez combien le principe étoit gâté1. Le monde avoit vieilli dans l'idolâtrie, et, enchanté par ses idoles, il étoit de- venu sourd à la voix de la nature qui crioit contre elles. Quelle puissance falloit-il pour rappeler dans la mémoire des hommes le vrai Dieu si profondément oublié, et retirer le genre hu- main d'un si prodigieux assoupissement ! Tous les sens, toutes les passions, tous les intérêts combat- toient pour l'idolâtrie. Elle étoit faite pour le plaisir : les di- vertissements, les spectacles, et enfin la licence même, y fai- soient une partie du culte divin. Les fêtes n'étoient que des jeux; et il n'y avoit nul endroit de la vie humaine d'où la pu- deur fût bannie avec plus de soin qu'eîie l'étoit des mystères de la religion. Comment accoutumer des esprits si corrompus à la régularité de la religion véritable, chaste, sévère, ennemie des sens, et uniquement attachée aux biens invisibles? Saint Paul parloit à Félix, gouverneur de Judée, « de la justice, de 1 Le principe dont il s'agit est l'entendement uni à la volonté, qui dirige les hommes dans le choix d'une doctrine et d'un genre de vie. 17 274 PARTIE II. — CHAP. XXVî. « la chasteté, et du jugement à venir. Cet homme effrayé lui « dit : Pietirez-vous quant à présent ; je vous manderai quand « il faudra1. » Ces discours étoient incommodes * pour un homme qui vouloit jouir sans scrupule, et à quelque prix que ce fût, des hiens de la terre. Voulez-vous voir remuer3 l'intérêt, ce puissant ressort qui donne le mouvement aux choses humaines? Dans ce grand décri de l'idolâtrie que commençoient à causer dans toute l'Asie les prédications de saint Paul, les ouvriers qui gagnoient leur vie en faisant de petits temples d'argent de la Diane d'Ephèse s'as- semblèrent, et le plus accrédité d'entre eux leur représenta que leur gain alloit cesser; « et non-seulement, dit-il*, nous cou- ce rons fortune de tout perdre ; mais le temple de la grande Diane ce va tomber dans le mépris ; et la majesté de celle qui est ce adorée dans toute l'Asie, et même dans tout l'univers, s'a- « néantira peu à peu. » Que l'intérêt est puissant, et qu'il est hardi quand il peut se couvrir du prétexte de la religion ! Il n'en fallut pas davantage pour émouvoir5 ces ouvriers. Ils sortirent tous ensemble criant comme des furieux : La grande Diane des Ephésiens! et traînant les compagnons de saint Paul au théâtre, où toute la ville s'é- toit assemblée. Alors les cris redoublèrent, et durant deux heures la place publique retentissoit de ces mots : La grande Diane des Ephésiens! Saint Paul et ses compagnons furent à peine6 arrachés des mains du peuple par les magistrats, qui craignirent qu'il n'arrivât de plus grands désordres dans ce tumulte. Joignez à l'intérêt des particuliers l'intérêt des prê- tres qui alloient tomber avec leurs dieux; joignez à tout cela l'intérêt des villes que la fausse religion rendoit illustres, comme la ville d'Ephèse qui devoit à son temple ses privilè- ges, et l'abord7 des étrangers dont elle étoit enrichie : quelle tempête devoit s'élever contre l'Eglise naissante ! et faut-il s'é- tonner de voir les apôtres si souvent battus, lapidés, et laissés pour morts au milieu de la populace? Mais un plus grand in- térêt va remuer une plus grande machine; l'intérêt de l'Etat va faire agir le sénat, le peuple romain, et les empereurs. Il y avoit déjà longtemps que les ordonnances du sénat dé- 4 ne'., xr.iv, 25. B. — 2 VàR. «C'ctoit un discours à remettre au loin. » — 3 C'est-à-dire agir.— * Act., xix, 24 et sqq. B.— 5 Émouvoir, au sens propre et fort, melireen rumeur, en mouvement.— e « A peine.» Avec peine; œgrè difficile, et non pas ti>. — ? « L'abord. » L'afllueucc. LA SUITE DE LA RELIGION. 275 fendoient les religions étrangères1. Les empereurs étoient en- trés dans la même politique; et dans cette belle délibération où il s'agissoit de réformer les abus du gouvernement , un des principaux règlements que Mécénas proposa à Auguste fut d'empêcher les nouveautés dans la religion, qui ne manquoient pas de causer de dangereux mouvements dans les Etals. La maxime étoit véritable : car qu'y a-t-il qui émeuve plus vio- lemment les esprits, et les porte à des excès plus étranges ? Mais Dieu vouloit faire voir que l'établissement de la religion véri- table n'excitoit pas de tels troubles ; et c'est une des merveilles qui montre qu'il agissoit dans cet ouvrage. Car qui ne s'éton- neroit de voir que durant trois cents ans entiers que l'Eglise a eu à souffrir tout ce que la rage des persécuteurs pouvoit in- venter de plus cruel, parmi tant de séditions et tant de guerres civiles, parmi tant de conjurations contre la personne des em- pereurs, il ne se soit jamais trouvé un seul chrétien ni bon ni mauvais? Les chrétiens défient leurs plus grands ennemis d'en nommer un seul ; il n'y en eut jamais aucun2 : tant la doctrine chrétienne inspirait de vénération pour la puissance publique, et tant fut profonde l'impression que fit dans tous les esprits cette parole du Fils de Dieu3 : « Rendez à César ce qui est à « César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » Cette belle distinction porta dans les esprits une lumière si claire, que jamais les chrétiens ne cessèrent de respecter l'i- mage de Dieu dans les princes persécuteurs de la vérité. Ce ca- ractère de soumission reluit tellement dans toutes leurs apolo- gies, qu'elles inspirent encore aujourd'hui, à ceux qui les lisent, l'amour de l'ordre public, et fait voir qu'ils n'attendoient que de Dieu l'établissement du christianisme. Des hommes si dé- terminés à la mort, qui remplissoient tout l'empire et toutes les armées 4, ne se sont pas échappés 5 une seule fois durant tant de siècles de souffrance; ils se défendoient à eux-mêmes non-seu- lement les actions séditieuses, mais encore les murmures. Le doigt de Dieu étoit dans cette œuvre, et nulle autre main que la sienne n'eût pu retenir des esprits poussés à bout par tant d'injustices. A la vérité, il leur étoit dur d'être traités d'ennemis publics et d'ennemis des empereurs, eux qui ne respiroient que l'obéis- 1 Tit. Liv., lib. xxxix, c. xvm, etc. ; Orat. Mœcen. apud Dion. Cass., lib. Lit; Tertul., Apclog., c. v; Euseb., Hist. eccl. lib. n, c. il. P.. — 2 Tertul., Âpolog., c. xxxv, xxxvi, etc. B. — 3 Matth., xx:r, 21. B.— * Tertul., Apolcg., c. sxxYii. B. — 5 « Echappés. » N'ont témoigné aucune irritation, 276 PARTIR II. - CIIAP. XXVI. sance, et dont les vœux les plus ardents avoient pour objet le salut des princes et le bonheur de l'Etat. Mais la politique ro- maine se croyoit attaquée dans ses fondements, quand on mé- prisoit ses dieux. Rome se vantoit d'être une ville sainte par sa fondation, consacrée dès son origine par des auspices divins, et dédiée par son auteur au dieu de la guerre. Peu s'en faut qu'elle ne crût Jupiter plus présent dans le Capitole que dans le ciel. Elle croyoit devoir ses victoires à sa religion. C'est par là qu'elle avoit dompté et les nations et leurs dieux ; car on raisonnoit ainsi en ce temps : de sorte que les dieux romains dévoient être les maîtres des autres dieux, comme les Romains étoicnt les maîtres des autres hommes. Piome, en subjuguant la Judée, avoit compté le Dieu des Juifs parmi les dieux qu'elle avoit vaincus : le vouloir faire régner, c'étoit renverser les fonde- ments de l'Empire; c'étoit haïr les victoires et la puissance du peuple romain1. Ainsi les chrétiens, ennemis des dieux, étoient regardés en même temps comme ennemis de la république. Les empereurs prenoient plus de soin de les exterminer que d'ex- terminer les Parthes, les Marcomans et les Daces : le christia- nisme abattu paroissoit dans leurs inscriptions avec autant de pompe que les Sarmates défaits. Mais ils se vantoient à tort d'a- voir détruit une religion qui s'accroissoit sous le fer et dans le feu. Les calomnies se joignent en vain à la cruauté. Des hom- mes qui pratiquoient des vertus au-dessus de l'homme étoient accusés de vices qui font horreur à la nature. On accusoit d'in- ceste ceux dont la chasteté faisoit les délices. On accusoit de manger leurs propres enfants ceux qui étoient bienfaisants en- vers leurs persécuteurs. Mais, malgré la haine publique, la force de la vérité tiroit de la bouche de leurs ennemis des té- moignages favorables. Chacun sait ce qu'écrivit Pline le Jeune2 à Trajan sur les bonnes mœurs des chrétiens. Ils furent justi- fiés, mais ils ne furent pas exemptés du dernier supplice; car il leur falloit encore ce dernier trait pour achever en eux l'i- mage de Jésus-Christ crucifié, et ils dévoient comme lui aller à la croix avec une déclaration publique de leur innocence. L'idolâtrie ne mettoit pas toute sa force dans la violence. En- core que son fond fût3 une ignorance brutale et une entière dépravation du sens humain, elle vouloit se parer de quelques 1 Cic, Oral, pro T/acco, n. 28; Oral. Symm. ad imp. Val. Theod. et Arc. apnd Ambr., t. v, lib. v, cp. xxx, nunc xvn, t. n, col. 828 et wjq. ; Zozim., Ilist., lib. n, 4, clc. B. — 2 I'iin., lib. x, cp. xcvn. B. — 3 Locutiou dure et incorrecte. Il fclîait, encore qxie le fond de ce culte fût, etc. LA SUITE DE LA RELIGION. 277 raisons. Combien do fois a-t-elîo tâché de se déguiser1, et en combien de manières s'est-elle transformée pour couvrir sa honte! Elle faisoit quelquefois la respectueuse envers la Divi- nité. Tout ce qui est divin, disoit-elle, est inconnu ; il n'y a que la Divinité qui se connoisse elle-même : ce n'est pas à nous à discourir de choses si hautes : c'est pourquoi il en faut croire les anciens, et chacun doit suivre la religion qu'il trouve éta- blie dans son pays. Par ces maximes, les erreurs grossières au- tant qu'impies, qui remplissoient toute la terre, étoient sans remède, et la voix de la nature qui annonçoit le vrai Dieu étoit étouffée. On avoit sujet de penser que lafoiblesse de notre raison éga- rée a besoin d'une autorité qui la ramène au principe, et que c'est de l'antiquité qu'il faut apprendre la religion véritable. Aussi en avez-vous vu la suite immuable2 dès l'origine du monde. Mais de quelle antiquité se pouvoit vanter le paganisme, qui ne pouvoit lire ses propres histoires sans y trouver l'origine non-seulement de sa religion, mais encore de ses dieux? Vai- ron et Cicéron3, sans compter les autres auteurs, Tout bien fait voir. Ou bien aurions-nous recours à ces milliers infinis d'an- nées que les Egyptiens remplissoient de fables confuses et im- pertinentes, pour établir l'antiquité dont ils se vantoierit? Mais toujours y voyoit-on4 naître et mourir les divinités de l'Egypte ; et ce peuple ne pouvoit se faire ancien, sans marquer le com- mencement de ses dieux. Voici une autre forme de l'idolâtrie. Elle vouloit qu'on servît5 tout ce qui passoit pour divin. La politique romaine, qui dé- fendoit si sévèrement les religions étrangères, permettoit qu'on . adorât les dieux des barbares, pourvu qu'elle les eut adoptés. Ainsi elle vouloit paroitre équitable envers tous les dieux, aussi bien qu'envers tous les hommes. Elle encensoit quelquefois le Dieu des Juifs avec tous les autres. Nous trouvons une lettre de Julien l'Apostat6, par laquelle il promet aux Juifs de réta- blir la sainte Cité, et de sacrifier avec eux au Dieu créateur de l'univers7. Nous avons vu que les païens vouloient bien adorer 1 La pensée étant affirmative, il serait plus correct de dire, n'a-l-elle pas tâché? ne s'est-elle pas transformée? — 2 Immuable est ici, non pas simple adjectif, mais attribut. Il y a une légère obscurité ; le sens est, aussi avez-vous vu que la suiteen est immuable, etc.—3 De Xat. deor., lib. i et m. B.— * Ellipse un peu incorrecte. Toujours est-il que l'on y voyait. Quanquàm adhuc in his... videbantur. — 5 Qu'on adorât.—6 JuL, Ep. ad comm. Judœor., xxv. B. — 7 Var. « C'était une erreur commune. » C'est-à- àire, communément répandue et admise. 278 PARTIE II. - CHAP. XXVI. le vrai Dieu, mais non pas le vrai Dieu tout seul; et il ne tint pas aux empereurs que Jésus-Christ môme, dont ils persécu- taient les disciples, n'eût des autels parmi les Romains. Quoi donc, les Romains1 ont-ils pu penser à honorer comme Dieu celui que leurs magistrats avoient condamné au dernier supplice, et que plusieurs de leurs auteurs ont chargé d'oppro- bres? Il ne faut pas s'en étonner, et la chose est incontestable. Distinguons premièrement ce que fait dire en général une haine aveugle, d'avec les faits positifs dont on croit avoir la preuve2. Il est certain que les Romains, quoiqu'ils aient con- damné Jésus-Christ, ne lui ont jamais reproché aucun crime particulier. Aussi Piïate le condamna-t-il avec répugnance, vio- lenté par les cris et par les menaces des Juifs. Mais ce qui est bien plus merveilleux, les Juifs eux-mêmes, à la poursuite des- quels il a été crucifié, n'ont conservé dans leurs anciens livres la mémoire d'aucune action qui notât sa vie3, loin d'en avoir remarqué aucune qui lui ait fait mériter le dernier supplice : par où se confirme manifestement ce que nous lisons dans l'Evangile, que tout le crime de notre Seigneur a été de s'être dit le Christ fils de Dieu. En effet, Tacite nous rapporte bien le supplice de Jésus-Cbrist sous Ponce-Pilate et durant l'empire de Tibère*; mais il ne rapporte aucun crime qui lui ait fait mériter la mort, que ce- lui d'être l'auteur d'une secte convaincue de haïr le genre hu- main, ou de lui être odieuse5. Tel est le crime de Jésus-Christ et des chrétiens; et leurs plus grands ennemis n'ont jamais pu les accuser qu'en termes vagues, sans jamais alléguer un fait positif qu'on leur ait pu imputer. Il est vrai que dans la dernière persécution, et trois cents ans après Jésus-Christ, les païens, qui ne savoient plus que repro- cher ni à lui ni à ses disciples, publièrent de faux actes de Pi- ïate, où ils prétendoient qu'on verroit ics crimes pour lesquels il avoit été crucifié. Mais comme on n'entend point parler de ces actes dans tous les siècles précédents, et que, ni sous Néron, ni sous Domitien, qui régncient dans l'origine du christianisme, quelque ennemis qu'ils en fussent, on n'en trouve rien du tout, 1 Cette objection forme une transition aussi vive que naturelle. — 2 Var. « Dont on allègue la preuve. »— 3 «Qui nolût. »Qui fût une note infamante, une tache. Ce mot niter est technique, il vient d'un usage des censeurs romains qui notaient tel du tel, de blême, d'infamie. — *Tacit., Annal, lib. xv, c. xliv. b\ — 5 Voici le texte : « Haud perinde in crimine incendii, quam odio humani generis convicti sunt. » Odio se prête au double sens actif ou passif, comme l'indique Boi LA SUITE DE LA RELIGION. 179 il paroît qu'ils ont été faits, à plaisir; et il y a parmi les Ro- mains si peu de preuves constantes contre Jésus-Christ, que ses ennemis ont été réduits à en inventer. Voilà donc un premier fait, l'innocence de Jésus-Christ sans reproche. Ajoutons-en un second, la sainteté de sa vie et de sa doctrine reconnue. Un des plus grands empereurs romains, c'est Alexandre Sévère, admiroit notre Seigneur, et faisoit écrire dans les ouvrages publics1, aussi bien que dans son pa- lais9, quelques sentences de son Evangile. Le même empereur louoit et proposoit pour exemple les saintes précautions avec lesquelles les chrétiens ordonnoient les ministres des chose- sacrées. Ce n'est pas tout: on voyoit dans son palais une espèce de chapelle, où il sacrifioit dès le matin. Il y avoit consacré les images des âmes saintes, parmi lesquelles il rangeoit, avec Or- phée, Jésus-Christ et Abraham. Il avoit une autre chapelle, ou comme on voudra traduire le mot latin îararium, de moindre dignité que la première, où l'on voyoit l'image d'Achille et de quelques autres grands hommes; mais Jésus-Christ étoit placé dans le premier rang. C'est un païen qui l'écrit, et il cite pour témoin un auteur du temps d'Alexandre3. Voilà donc deux té- moins de ce même fait ; et voici un autre fait qui n'est pas moins surprenant. Quoique Porphyre, en abjurant le christianisme, s'en fût déclaré l'ennemi, il ne laisse pas, dans le livre intitulé la Phi- losophie par les oracles*, d'avouer qu'il y en a eu de très-favo- rables à la sainteté de Jésus-Christ. A Dieu ne plaise que nous apprenions par les oracles trom- peurs la gloire du fils de Dieu, qui les a fait taire en naissant ! Ces oracles cités par Porphyre sont de pures inventions : mais •1 est bon de savoir ce que les païens faisoient dire à leurs dieux sur notre Seigneur. Porphyre donc nous assure qu'il y a eu des oracles, « où Jésus-Christ est appelé un homme pieux « et digne de l'immortalité, et les chrétiens, au contraire, des (( hommes impurs et séduits. » Il récite ensuite l'oracle de la déesse Hécate, où elle parle de Jésus-Christ comme ce d'un « homme illustre par sa piété, dont le corps a cédé aux tour- ce ments, mais dont Pâme est dans le ciel avec les âmes bien- ce heureuses. Cette âme, disoit la déesse de Porphyre, par une 1 C'est-à-dire les temples, les basiliques, etc.— 2 Lamprid. in Alex. Sev. c. xlv, li. — 87i*d., c. xxix, xxxi. B.— 4 Porph., lib. de Philos, per orac. ; Euseb.,Dem. Eu., lib. m,c. vi, p. loi; Au?., de civil. Dci, lib. xix, c. XX'JI, t. vu, col. 566, 567. B. 280 PARTIE II. - CHÀP. XXVI (( espèce de fatalité, a inspiré Terreur aux âmes à qui Je destin « n'a pas assuré les dons des dieux et la connoissance du grand ce Jupiter ; c'est pourquoi ils sont ennemis des dieux. Mais « çardez-vous bien de le blâmer, poursuit-elle en parlant de « Jésus-Christ, et piaignez seulement Terreur de ceux dont je « vous ai raconté la malheureuse destinée. » Paroles pom- peuses et entièrement vides de sens, mais qui montrent que la gloire de notre Seigneur a forcé ses ennemis à lui donner des louanges. Outre l'innocence et la sainteté de Jésus-Christ, il y a encore un troisième point qui n'est pas moins important, c'est ses mi- racles. Il est certain que les Juifs ne les ont jamais niés; et nous trouvons dans leur Talmud * quelques-uns de ceux que ses disciples ont faits en son nom. Seulement, pour les ob- scurcir, ils ont dit qu'il les avoit faits par les enchantements qu'il avoit appris en Egypte; ou même par le nom de Dieu, ce nom inconnu et ineffable, dont la vertu peut tout, selon les Juifs, et que Jésus-Christ avoit découvert, on ne sait comment dans le sanctuaire 2 ; ou enfin, parce qu'il étoit un de ces pro- phètes marqués par Moïse3, dont les miracles trompeurs dé- voient porter le peuple à l'idolâtrie. Jésus-Christ vainqueur des idoles, dont l'Evangile a fait reconnoître un seul Dieu par toute la terre, n'a pas besoin d'être justifié de ce reproche : les vrais prophètes n'ont pas moins prêché sa divinité qu'il Ta fait lui-même, et ce qui doit résulter du témoignage des Juifs, c'est que Jésus-Christ a fait des miracles pour justifier sa mis- sion. Au reste, quand ils lui reprochent qu'il les a faits par magie, ils devroient songer que Moïse a été accusé du même crime. C'étoit l'ancienne opinion des Egyptiens, qui, étonnés des mer- veilles que Dieu avoit opérées en leur pays par ce grand homme, Tavoient mis au nombre des principaux magiciens. On peut voir encore cette opinion dan* Pline et dans Apulée \ où Moïse se trouve nommé avec Jannès et Mambré, ces célèbres en- chanteurs d'Egypte dont parle saint Paul 5, et que Moïse avoit confondus par ses miracles. Mais la réponse des Juifs étoit aisée. Les illusions des magiciens n'ont jamais eu un effet du- rable, ni ne tendent à établir, comme a fait Moïse, le culte du Dieu véritable et la sainteté de vie : joint que Dieu sait bien se » Tr. de Uololat. et Comm. in Ecci. B. — 2 Tr. de Sabb., c. xu; lib. Général. Jesu, seu Hist. Jesu. 15. — 3 Doit., xm, 1, 2. B. — 4 I'lin., Hist. nat. lib. xxx, c. i; Apul., Apolog.t seu de Magia. B.— 5 // Fil»., III, 8. B LA SUITE DE LA RELIGION. 28Î rendre le maître, et faire des œuvres que la puissance ennemie ne puisse imiter. Les mêmes raisons mettent Jésus-Christ au- dessus d'une si vaine accusation, qui dès-là, comme nous l'a- vons remarqué, ne sert plus qu'à justifier que ses miracles sont incontestables. Ils le sont en effet si fort, que les Gentils n'ont pu en dis- convenir non plus que les Juifs. Celse, le grand ennemi des chrétiens, et qui les attaque dès les premiers temps avec toute l'habileté imaginable, recherchant avec un soin infini tout ce qui pouvoit leur nuire, n'a pas nié tous les miracles de notre Seigneur : il s'en défend, en disant avec les Juifs que Jésus- Christ avoit appris les secrets des Egyptiens, c'est-à-dire la magie, et qu'il voulut s'attribuer la divinité par les merveilles qu'il lit en vertu de cet art damnable1. C'est pour la même raison que les chrétiens passoient pour magiciens * ; et nous avons un passage de Julien l'Apostat 3 qui méprise les miracles de notre Seigneur, mais qui ne les révoque pas en doute. Vo- lusien, dans son épître à saint Augustin 4, en fait de même; et ce discours étoit commun parmi les païens. 11 ne faut donc plus s'étonner si, accoutumés à faire des dieux de tous les hommes où il éclatoit quelque chose d'ex- traordinaire, ils voulurent ranger Jésus-Christ parmi leurs divi- nités. Tibère, sur les relations qui lui venoient de Judée, pro- posa au sénat d'accorder à Jésus-Christ les honneurs divins 5. Ce n'est point un fait qu'on avance en l'air, et Tertullien le rapporte, comme public et notoire, dans son Apologétique qu'il présente au sénat au nom de l'Eglise, qui n'eût pas voulu af- foibîir une aussi bonne cause que la sienne par des choses où on auroit pu si aisément la confondre. Que si on veut le témoi- gnage d'un auteur païen, Lampridius nous dira ce qu'Adrien « avoit élevé à Jésus-Christ des temples qu'on voyou encore « du temps qu'il écrivoit 6; » et qu'Alexandre Sévère, après l'avoir révéré en particulier, lui vouloit publiquement dresser des autels et le mettre au nombre des dieux 7. Il y a certainement beaucoup d'injustice à ne vouloir croire, touchant Jésus-Christ, que ce qu'en écrivent ceux qui ne se sont pas rangés parmi ses disciples : car c'est chercher la foi 1 Orig. cont. Cels., lib. i, n. 38, lib. il, n. 48, t. i, p. 556, 42_>.— 2 Ibid., lib. yi, n. 59, 1. 1, p. 661 ; Àct. Mari., passim.B. — 3 Jul.apud Cyril!.. îib. vr, t. vi, p. 101. B. — 4 Apud Aug., Ep. m, iv, nune, cxxxv, cxxxvi, t. n, col. 399,400. P..— 3 Tertul., Apolog., c. v; Euseb., Ilist. eccl., lib. il, c. il, B — « Lsmprid., in Mer. Sev., c. xliii. B. — ? Ibt'd. B. 17. 982 PARTIE II. - CHAP. XXVI. dans les incrédules, ou le soin et l'exactitude dans ceux qui, oc- cupés de toute autre chose , tenoient la religion pour indif- férente. Mais il est vrai néanmoins que la gloire de Jésus- Christ a eu un si grand éclat, que le monde ne s'est pu défendre de lui rendre quelque témoignage ; et je ne puis vous en rap- porter de plus authentique que celui de tant d'empereurs. Je reconnais toutefois qu'ils avoient encore un autre dessein. Il se me loi t de la politique dans les honneurs qu'ils rendoient à Jésus-Christ. Us prétendoient qu'à la fin les religions s'uni- roient et que les dieux de toutes les sectes deviendroient com- muns. Les chrétiens ne connoissoient point ce culte mêlé, et ne méprisèrent pas moins les condescendances que les rigueurs de la politique romaine. Mais Dieu voulut qu'un autre prin- cipe fît rejeter par les païens les temples que les empereurs destinoient à Jésus-Christ. Les prêtres des idoles, au rapport de l'auteur" païen déjà cité1 tant de fois, déclarèrent à l'empereur Adrien, que « s'il consacroit ces temples bâtis à l'usage des « chrétiens, tous les autres temples seroient abandonnés, et « que tout îe monde emhrasseroit la religion chrétienne. » L'i- dolâtrie même sentoit dans notre religion une force victorieuse contre laquelle les faux dieux ne pouvoient tenir, et justifioit elle-même la vérité de cette sentence de l'apôtre2 : « Quelle « convention pcut-il y avoir entre Jésus-Christ et Bélial, et « comment peut-on accorder le temple de Dieu avec les idoles?» Ainsi, par la vertu de la croix, la religion païenne, confon- due par elle-même, tomboit en ruine ; et l'unité de Dieu s'éta- blissoit tellement, qu'à la fin l'idolâtrie n'en parut pas éloignée. Elle disoit que la nature divine, si grande et si étendue, ne pouvoit être exprimée ni par un seul nom, ni sous une seule forme ; mais que Jupiter, et Mars, et Junon et les autres dieux n'étoient au fond que le même dieu, dont les vertus infinies étoient expliquées et représentées par tant de mots différents 8. Quand ensuite il falloit venir aux histoires impures des dieux, à leurs infâmes généalogies, à leurs impudiques amours, à leurs fêle? et à leurs mystères, qui n'avoient point d'autre fonde- ment que ces fables prodigieuses, toute la religion se tournoit en allégories; c'étoit le monde ou le soleil qui se trou voit être ce dieu unique; c'étoient les étoiles, c'étoit l'air, et le feu, et l'eau, et la terre, et leurs divers assemblages qui étoient 1 Lamprid. in Alex. Sever. c. xlii. B. — 2 // Cor., vi, 15, 16. B. — 'Macrob., ScUurn. lib. i, r. xvn et sqq. Apul.,de Deo Socr. ; Aug.,de civil. Dei, lib. iv, c. x, xi, t. vu, col. 95 et sqq. B. LA SUITE DE LA RELIGION. 183 cachés sous les noms des dieux et daus leurs amours. Foible et misérable refuge : car, outre que les failles étoient scanda- leuses, et toutes les allégories froides et forcées, que trouvoit- on à la fin, sinon que ce dieu unique étoit l'univers avec toutes ses parties ; de sorte que le fond de la religion étoit la nature, et toujours la créature adorée à la place du créateur * ? Ces foibles excuses de l'idolâtrie, quoique tirées de la philo- sophie des stoïciens, ne contenaient guère les philosophes. Celse et Porphyre cherchèrent de nouveaux secours dans la doctrine de Platon et de Pythagore ; et voici comment ils con- cilioient l'unité de Dieu avec la multiplicité des dieux vul- gaires. Il n'y avoit, disoient-ils, qu'un Dieu souverain : mais il étoit si grand, qu'il ne se mêloit pas des petites choses. Con- tent d'avoir fait le ciel et les astres, il n' avoit daigné mettre la main à ce bas monde, qu'il avoit laissé former à ses subal- ternes; et l'homme, quoique né pour le connoître, parce qu'il étoit mortel, n'étoit pas une œuvre digne de ses mains 2. Aussi étoit-il inaccessible à notre nature : il étoit logé trop haut pour nous ; les esprits célestes qui nous avoient faits nous servoient de médiateurs auprès de lui, et c'est pourquoi il les falloit adorer. 11 ne s'agit pas de réfuter ces rêveries des platoniciens 3, qui aussi bien tombent d'elles-mêmes. Le mystère de Jésus- Christ les détruisoit par le fondement *. Ce mystère apprenoit aux hommes que Dieu, qui les avoit faits à son image, n'avoit garde de les mépriser ; que s'ils avoient besoin de médiateur, ce n'étoit pas à cause de leur nature, 'que Dieu avoit faite comme il avoit fait toutes les autres ; mais à cause de leur pé- ché dont ils étoient les seuls auteurs : au reste, que leur na- ture les éloignoit si peu de Dieu, que Dieu ne dédaignoit pas de s'unir à eux en se faisant homme, et leur donnoit pour médiateur, non pointées esprits célestes que les philosophes appeloient démons et que l'Ecriture appeloit anges, mais un homme qui, joignant la force d'un Dieu à notre nature in firme, nous fit un remède de notre foiblesse 5. 1 Ce système est le panthéisme. — 2 Orig. cont. Cels., lib. v, vi, et*, passim; Plat., Conv. Tim., etc.; Porphyr. de Abstin., Kb. n ; Apul. de De* Snrr. ; Ang., de Civit. Dei, lib. vin, c. xiv et sqq. ; xyiii, xxi, xxn ; lib. ix, c. m, vi, t. viî, col. 202 et sqq., 219, 225. B. — 3 Le nom de Platnnicicni convientnîalSuxphilosophes de l'École d'Alexandrie, dont il s'agit ici : celui de Aéo-PIatom'cicns n'est même pas exact. On les nomme avec plus de justesse Alexandrins.— *Aug., Epist. m, ad Yolusian., etc., nunc cxxxvn, t. n, col. 404 et sqq. B. — 3 « Nous fît. » Imp. subj. ; latinisme, qui nobis fareret : i! serait plas correct de dire qui nous devait faire,— « Un remède de notre 284 PARTIE II. - CHÀP. XXVI. Que si l'orgueil des platoniciens ne pouvoit pas se rabaisser jusqu'aux humiliations du Verbe fait chair, ne devoient-ils pas du moins comprendre que l'homme, pour être un peu au- dessous des anges, ne laissoit pas d'être comme eux capable de posséder Dieu ; de sorte qu'il étoit plutôt leur frère que leur sujet, et ne devoit pas les adorer, mais adorer avec eux, en esprit de société, celui qui les avoit faits les uns et les autres à sa ressemblance? C'étoit donc non-seulement trop de bassesse, mais encore trop d'ingratitude au genre humain, de sacrifiai à d'autre qu'à Dieu ; et rien n'étoit plus aveugle que le .paga- nisme, qui, au lieu de lui réserver ce culte suprême, le doit à tant de démons. C'est ici que l'idolâtrie, qui sembloit être aux abois1, dé- couvrit tout à fait son foible. Sur la fin des persécutions, Por- phyre , pressé par les chrétiens , fut contraint de dire que le sacrifice n'étoit pas le culte suprême; et voyez jusqu'où il poussa l'extravagance. Ce Dieu très-haut, disoit-il2, ne recevoit point de sacrifice ; tout ce qui est matériel est impur pour lui et ne peut lui être offert. La parole même ne doit pas être em- ployée à son. culte, parce que la voix est une chose corporelle : il faut l'adorer en silence et par de simples pensées ; tout autre culte est indigne d'une majesté si haute. Ainsi Dieu étoit trop grand pour être loué. C'étoit un crime d'exprimer comme nous pouvons ce que nous pensons de sa grandeur. Le sacrifice , quoiqu'il ne soit qu'une manière de déclarer notre dépendance profonde et une reconnoissance de sa souveraineté, n'étoit pas pour lui3. Porphyre le disoit ainsi expressément; et cela, qu'étoit-ce autre chose qu'abolir la re- ligion, et laisser tout à fait sans culte celui qu'on reconnoissoit pour le Dieu des dieux ? Mais qu'étoit-ce donc que ces sacrifices que les Gentils of- froient dans tous les temples? Porphyre en avoit trouvé le s*v.rp.t\ 11 y avoit, disoil-il , des esprits impurs , trompeurs, malfaisants, qui, par un orgueil insensé, vouloient passer pour des dieux , et se foire servir par les hommes. 11 falloit les apaiser, de peur qu'ils ne nous nuisissent 5. Les uns, plus gais faiblesse. » Et; prenant noire faiblesse, la nature humaine faible et mor- los— Christ a guéri le mal causé par le péché. — l « Être aux abois. » Métaphore très-usitée ; terme de la chasse au cerf. — 2 Porphyr., de Abslin., lib. ii ; Au;., de Civit. Dei, lib. x, passim. Iî.— 3 « Pour lui. » Fait pour lai, digne de lui. — '» «Porphyre en avoit, etc. » Ironie. — 5 Porphyr., de Ab$ti*., lib. il, apud Aug., de Ci vit. Dei, lib. vin, c. xm, t. vu, col. 201. H. LÀ SUITE DE LA RELIGION. 285 et plus enjoués, se laissoient gagner par des spectacles et des jeux : l'humeur plus sombre des autres vouloit l'odeur de ia graisse, et se repaissoit de sacrifices sanglants. Que sert de ré- futer ces absurdités? Enfin i les chrétiens gagnoient leur cause. ii demeurait pour constant que tous les dieux auxquels on sacrifioit parmi les Gentils étoient des esprits malins, dont l'orgueil s'attribuoit la divinité : de sorte que l'idolâtrie, à la regarder en elle-même, paroissoit seulement l'effet d'une igno- rance brutale ; mais, à remonter à la source, c'étoit une oeuvre menée de loin, poussée aux derniers excès par des esprits ma- licieux. C'est ce que les chrétiens avoient toujours prétendu; c'est ce qu'enseignoit ï'Evangile ; c'est ce que chantoit le Psal- miste : « Tous les dieux des Gentils sont des démons ; mais le « Seigneur a fait les cieux2. » Et toutefois, Monseigneur, étrange aveuglement du genre humain ! l'idolâtrie, réduite à l'extrémité, et confondue par elle-même, ne laissoit pas de se soutenir. Il ne falloit que la rçvêtir de quelque apparence, et l'expliquer en paroles dont le son fût agréable à l'oreille, pour la faire entrer dans les esprits. Porphyre étoit admiré. Jamblique, son sectateur, passoit pour un homme divin, parce qu'il savoit envelopper les sentiments de son maître de termes qui paroissoient mystérieux, quoique en effet ils ne signifiassent rien. Julien l'Apostat, tout iin qu'il étoit, fut pris par ces apparences; les païens mêmes le ra- content3. Des enchantements vrais ou faux, que ces philoso- sophes vantoient*, leur austérité mal entendue, leur abstinence ridicule qui alloit jusqu'à faire un crime de manger les ani- maux, leurs purifications superstitieuses, enfin leur contem- plation gui s' évaporait en vaines pensées, et leurs paroles aussi peu solides qu'elles sembloient magnifiques, imposoient au monde. Mais je ne dis pas le fond 5 : la sainteté des mœurs chrétiennes, le mépris des plaisirs qu'elle commandoit, et plus que tout cela l'humilité qui faisoit le fond du christianisme, Var. « Tant j a que. » C'était un gallicisme. Quodeumque sit tatnen ou interea. — 2 Psal. xcv, 5. B.— 3 Eunap., Maxim., Oribas., Crysanlh. : Ep. Jul. ad Jamb.; Amm. Marcell., lib. xxn, xxm, xxv. B. — '■* Prétendaient s'être opérés en eux. 11 s'agit moins ici de charmes ou sortilèges que de l'extase, qui dans la doctrine de quelques Alexandrins, était considérée comme le degré de lumière le plus élevé auquel puisse parvenir l'intelligence hu- maine. Ce n'était point d'ailleurs une révélation divine, mais l'esprit pouvait de lui-même y arriver par certains procédés; tel était cet abus de l'imagi- nation. — » «Le fond. » La vraie raison, la cause de cette incrédulité; Bossuet la donne en achevant sa phrase. 2gf> PARTIE II. - CHÀP. XXVI. offensoit les hommes; et si nous savons le comprendre, l'or- gueil, la sensualité et le libertinage étoient les seules défenses de l'idolâtrie. L'Eglise la déracinoit tous les jours par sa doctrine, et plus encore par sa patience. Mais ces esprits malfaisants, qui n'a- voient jamais cessé de tromper les hommes, et qui les avoient plongés dans l'idolâtrie, n'oublièrent pas leur malice. Ils sus- citèrent dans l'Eglise ces hérésies que vous avez vues. Des hommes curieux, et par là vains et remuants, voulurent se faire un nom parmi les fidèles, et ne purent se contenter de cette sagesse sobre et tempérée que l'apôtre avoit tant recommandée aux chrétiens1. Ils entroient trop avant dans les mystères, qu'ils prétendoient mesurer à nos foibles conceptions : nou- veaux philosophes, qui mêloient les raisonnements humains avec la foi, et entreprenoient de diminuer les difficultés du christianisme, ne pouvant digérer toute la folie que le monde trouvoit dans l'Evangile. Ainsi successivement, et avec une espèce de méthode, tous les articles de notre foi furent atta- qués : la création, la loi de Moïse, fondement nécessaire de la nôtre, la divinité de Jésus-Christ, son incarnation, sa grâce, ses sacrements, tout enfin donna matière à des divisions scan- daleuses. Celse et les autres nous les reprochoient2. L'idolâtrie sembloit triompher. Elle regardoit le christianisme comme une nouvelle secte de philosophie qui avoit le sort de toutes les autres, et, comme elles, se partageoit en plusieurs autres sectes. L'Eglise ne leur paroissoit qu'un ouvrage humain prêt à tomber de lui-même. On concîuoit qu'il ne falloit pas, en matière de religion, raffiner plus que nos ancêtres, ni entre- prendre de changer le monde. Dans cette confusion de sectes qui se vantoient d'être chré- tiennes, Dieu ne manqua pas à son Eglise. Il sut lui conserver un caractère d'autorité que les hérésies ne pouvoient prendre. Elle étoit catholique et universelle : elle embrassoit tous les îemps ; elle s'étendoit de tous côtés. Elle étoit apostolique ; la suite, la succession, la chaire de l'unité, l'autorité primitive lui appartenoit3. Tous ceux qui la quittoient l'avoicnt pre- mièrement reconnue, et ne pouvoient effacer le caractère de leur nouveauté, ni celui de leur rébellion. Les païens eux- mêmes la regardoient comme celle qui étoit la tige, le tout 1 Rom. y in, 5. B. — * Orig. mnt. Cels., lib. iv, v, vi. B. — l Iren adv. tlœr.y lib. m, c. i, n, ni, iv ; Tertul., de Carne Chritl., c. n ; de l'r&script., c. xi, xxi, xxxn, xxxvi. B. LA SUITE DE LÀ RELIGION. 287 d'où les parcelles s' étoient détachées, le tronc toujours vif que les branches retranchées laissoient en son entier1. Celse, qui reprochoit aux chrétiens leurs divisions, parmi tant d'églises schismatiques qu'il voyoit s'élever, remarquent une église dis- tinguée de toutes les autres, et toujours plus forte, qu'il appe- Ioit aussi pour cette raison la grande Eglise. « Il y en a, disoit- « il9, parmi les chrétiens, qui ne reconnoissent pas le Créateur « ni les traditions des Juifs ; » il vouloit parler des marcionites : (( mais, poursuivoit-il, la grande Eglise les reçoit. » Dans le trouble qu'excita Paul de Samosate, l'empereur Aurélien n'eut pas de peine à connoître la vraie Eglise chrétienne à laquelle appartenoit la maison de l'Eglise, soit que ce fût le lieu d'orai- son, ou la maison de révoque. Il l'adjugea à ceux « qui étoient « en communion avec les évoques d'Italie et celui de Rome 3, » parce qu'il voyoit de tout temps le gros des chrétiens dans cette communion. Lorsque l'empereur Constance brouilloit tout dans l'Eglise, la confusion qu'il y mettoit en protégeant tes ariens ne put empêcher qu'Ammian Marcellin4, tout païen qu'il étoit, ne reconnût que cet empereur s'égaroit de la droite voie « de la religion chrétienne, simple et précise par elle— « même, » dans ses dogmes et dans sa conduite. C'est que l'Eglise véritable avoit une majesté et une droiture que les hérésies ne pouvoient ni imiter ni obscurcir ; au contraire, sans y penser, elles rendoient témoignage à l'Eglise catholique. Constance, qui persécutait saint Athanase, défenseur de l'an- cienne, foi, « souhaitoit avec ardeur, dit Ammian Marcellin5, « de le faire condamner par l'autorité qu'avoit l'évéque de « Rome au-dessus des autres. » En recherchant de s'appuyer6 de cette autorité, il faisoit sentir aux païens mêmes ce qui manquoità sa secte, et honoroit l'Eglise dont les ariens s'étoient séparés : ainsi les Gentils mêmes connoissoient l'Eglise catho- lique. Si quelqu'un leur demandoit où elle tenoit ses assem- blées, et quels étoient ses évêques, jamais ils ne s'y trompoient. Pour les hérésies, quoi qu'elles fissent, elles ne pouvoient se défairs du nom de leurs auteurs. Les sabelliens, les paulia- nistes, les ariens, les pélagiens, et les autres, s'offensoient en vain dti titre de parti 7 qu'on leur donnoit. Le monde, maigre 1 Métaphores; elles sont géminées pour rendre la pensée a'-^c pins de clarté.— 2 Orig. cont. Cels., lib. v, n. 59, t. i, p. 623. B. — -: Euseb., Hist, er.cl., lib. tu, r. xxx. B.— '■* Amm. Marcell., lib. xxi, c. xvi, B. — 5 Ibid.y lib. xv, c. vu. B.— 6 II faudrait, en cherchante s'appuyer. — '' «De parti. De secte, de faction. 288 PARTIE II. - CIIAP. XXVI. quils en eussent, vouloit parler naturellement, et désignoit chaque secte par celui dont elle tiroit sa naissance. Pour ce qui est de la grande Eglise, de l'Eglise catholique et apostolique, il n'a jamais été possible de lui nommer un autre auteur que Jésus-Christ même, ni de lui marquer les premiers de ses pas- teurs sans remonter jusqu'aux apôtres, ni de lui donner un au- tre nom que celui qu'elle prenoit. Ainsi, quoi que fissent les hérétiques, ils ne la pouvoient cacher aux païens. Elle leur cu- vroit son sein par toute la terre : ils y accouroient en foule. Quel- ques-uns d'eux se perdoient peut-être dans les sentiers détour- nés; mais l'Eglise catholique éloit la grande voie où entroient toujours la plupart de ceux qui cherchoient Jésus-Christ ; et l'ex- périence a fait voir que c'étoit à elle qu'il étoic donné de ras- sembler les Gentils. C'étoit elle aussi que les empereurs infidèles attaquoient de toute leur force. Origène nous apprend que peu d'hérétiques ont eu à souffrir pour la foi1. Saint Justin, plus ancien que lui, a remarqué que la persécution épargnoit les marcionites et les autres hérétiques2. Les païens ne persécu- toient que l'Eglise qu'ils voyoient s'étendre par toute la terre, et ne connoissoient qu'elle seule pour l'Eglise de Jésus-Christ. Qu'importe qu'on lui arrachât quelques branches? sa bonne sève ne se perdoit pas pour cela : elle poussoit par d'autres en- droits, et le retranchement du bois superflu ne faisoit que rendre ses fruits meilleurs3. En effet, si on considère l'histoire de l'Eglise, on verra que, toutes les fois qu'une hérésie l'a diminuée, elle a réparé ses pertes, et en s'étendant au dehors, et en augmentant au dedans la lumière et la piété, pendant qu'on a vu sécher en des coins écartés les branches coupées. Les œuvres des hommes ont péri malgré l'enfer qui ks soute- nu! t ; l'œuvre de Dieu a subsisté : l'Eglise a triomphé de '.'ido- lâtrie et de toutes les erreurs *. '• Orig. cont. Ccls.y lib., vu, n. .50, t. i, p. 722. B. — - Justin., ÀpoL, u, nunc i, n. 26, p. 59. B. — 3 Métaphore prolongée ou symbole. Les écrivains de notre siècle emploient jusqu'à l'abus- celle sorte de figure. Pleine d'éclat et d'effet, plus convenable que la comparaison proprement dite, au style vif et rapide que nous aimons, elle a l'inconvénient, si elle est trop prodiguée de faire disparaître la pensée sous le voile de l'image. Bossuet n'en use que rarement, et à propos. — 4 Cette dernière phrase résume l'ensemble des raisoniiprr.cnts et des faits exposés dans tou» ,- "hapilre. LA SUITE DE LA RELIGION. 289 CHAPITRE XXVII. Réflexion générale sur la suite de la religion, et sur le rapport qu'il y a entre les livres de l'Ecriture. [ Sommaire. Le dessein de ce chapitre est de faire voir la perpétuité de l'Église, depuis les patriarches jusqu'à nous. — Les miracles de l'Ancien Testament servent ainsi à appuyer notre foi, constatés dans des livras authentiques, suivis dage en âge, les plus anciens qui existent : de même les faits et la doctrine de Jésus-Christ ont été attestés et conservés dans des monuments incontestables. Ici l'auteur signale un chan- gement dans le plan de la Providence: l'Ancien Testament se compose de révélations successives; il a été donné endiffcrents temps ; le Nouveau Testament est d'une seule époque; il achève définitivement la révélation et la loi. — Caractères communs à l'un et à l'autre; ils ont été écrits par des hommes contemporains des faits, ou à peu près; conservés avec le plus grand soin ; attestés par la foi des martyrs. — Preuves gé- nérales de l'authenticité des livres saints : empreinte évidente des temps où ils ont été "omposés, et du caractère de leurs auteurs; tradition constante reconnue même par les hérétiques et les infidèles. — Bossuet s'arrête un moment à établir l'authenti- cité du Pentateuque, par cette preuve, que le Pentateuque des Samaritains est le même que celui des Hébreux. Ces deux peuples l'ont conservé séparément; ainsi on ne peut alléguer qu'Esdras ait altéré ces livr&s. — Authenticité des livres du Nou- veau Testament : elle se prouve par le consentement général des fidèles, des païen$ et des hérétiques. Développements sur ce point. Parmi les hérétiques, Marcien et Manès ont seuls contesté l'authenticité de trois évangiles; faiblesse de leurs ob- jections uniquement basées sur leurs doctrines propres. Concordance des livres saints entre eux; enchaînement des faits racontés, des institutions ordonnées dans es livres, des événements ; les établissements postérieurs s'appuient sur les anté- rieurs, et les supposent. L'auteur entre dans une discussion étendue pour repousser la supposition qu'Esdras aurait forgé ou dénaturé le Pentateuque. ] .Cette Église toujours attaquée, et jamais vaincue, est un mi- racle perpétuel, et un témoignage éclatant de l'immutabilité des conseils de Dieu. Au milieu de l'agitation des choses hu- maines, elle se soutient toujours avec une force invincible, en sorte que, par une suite non interrompue depuis près de dix- sept cents ans, nous la voyons remonter jusqu'à Jésus-Christ, dans lequel elle a recueilli la succession de l'ancien peuple, et se trouve réunie aux prophètes et aux patriarches. Ainsi tant de miracles étonnants que les anciens Hébreux ont vus de leurs yeux, servent encore aujourd'hui à confirmer notre foi. Dieu qui les a faits pour rendre témoignage à son unité et à sa toute-puissance, que pouvoit-il faire de plus au- thentique pour en conserver la mémoire, que de laisser entre les mains de tout un grand peuple les actes qui les attestent, ré- digés par l'ordre des temps? C'est ce que nous avons encore dans les livres de l'ancien Testament, c'est-à-dire dans les livres les plus anciens qui soient au monde ; dans les livres qui sont £91) PARTIE II. - CHAP. XXVII. les seuls de l'antiquité où la connoissance du vrai Dieu soit en- seignée et son service ordonné; dans les livres que le peuple juif a toujours si religieusement gardés, et dont il est encore aujourd'hui l'inviolable porteur par toute la terre. Après cela, faut-il croire les fables extravagantes des auteurs profanes sur l'origine d'un peuple si noble et si ancien? Nous avons déjà remarqué que l'histoire de sa naissance et de son empire finit où commence l'histoire grecque; en sorte qu'il n'y a rien à espérer de ce côté-là pour éclaircir les affaires des Hé- breux. Il est certain que les Juifs et leur religion ne furent guère connus des Grecs qu'après que leurs livres sacrés eurent été traduits en cette langue, et qu'ils furent eux-mêmes répan- dus dans les villes grecques, c'est-à-dire deux à trois cents ans avant Jésus-Christ. L'ignorance de la divinité étoit alors si pro- fonde parmi les Gentils, que leurs plus habiles écrivains ne pouvoient pas même comprendre quel Dieu adoroient les Juifs. Les plus équitables leur donnoient pour Dieu les nues et le ciel, parce qu'ils y levoient souvent les yeux, comme au lieu où se déclaroit le plus hautement la toute-puissance de Dieu, et où il avoit établi son trône. Au reste, la religion judaïque étoit si singulière et si opposée à toutes les autres ; les lois, les sabbats, les fêtes et toutes les mœurs de ce peuple étoient si particuliers, qu'ils s'attirèrent bientôt la jalousie et la haine de ceux parmi lesquels ils vi voient. On les regardoit comme une nation qui condamnoit toutes les autres. La défense qui leur étoit faite de communiquer avec les Gentils en tant de choses, les rendoit aussi odieux qu'ils paroissoient méprisables. L'union qu'on voyoit entre eux, la relation qu'ils entretenoient tous si soi- gneusement avec le chef de leur religion, c'est-à-dire Jérusa- lem, son temple et ses pontifes, et les dons qu'ils y envoyoient de toutes parts, les rendoient suspects; ce qui, joint à l'an- cienne haine des Egyptiens contre ce peuple si maltraité de leurs rois, et délivré par tant de prodiges de leur tyrannie, fit inventer des contes inouïs sur son origine, que chacun cher- choit à sa fantaisie, aussi bien que les interprétations de leurs cérémonies, qui étoient si particulières, et qui paroissoient si bizarres lorsqu'on n'en connoissoit pas le fond et les sources. La Grèce, comme on sait, étoit ingénieuse à se tromper et à s'amuser agréablement elle-même; et de tout cela sont venues les fables que l'on trouve dans Justin, dans Tacite, dans Dio- dore de Sicile, et dans les autres de pareille date qui ont paru curieux dans les affaires des Juifs, quoiqu'il soit plus clair que le jour qu'ils écrivoient sur des bruits confus, après une longue LA SUITE DE LA RELIGION. 291 suite de siècles interposés, sans connoître leurs lois, leur reli- gion, leur philosophie, sans avoir entendu leurs livres, et peut- être sans les avoir seulement ouverts. Cependant, malgré l'ignorance et la calomnie, il demeurera pour constant que le peuple juif est le seul qui ait connu dès sou origine le Dieu créateur du ciel et de. la terre ; le seul par conséquent qui devoit être le dépositaire des secrets divins. Il les a aussi conservés avec une religion qui n'a point d'exemple. [.es livres que les Egyptiens et les autres peuples appeloient di- vins sont perdus il y a longtemps, et à peine nous en reste-t-il quelque mémoire confuse dans les histoires anciennes. Les li- vres sacrés des Piomains, où Numa, auteur de leur religion, en avoit écrit les mystères, ont péri par les mains des Romains mêmes, et le sénat les fit brûler comme tendants à renverser fa religion1. Ces mêmes Romains ont à la fin laissé périr les livres Sibyllins, si longtemps révérés parmi eux comme pro- phétiques, et où ils vouloient qu'on crût qu'ils trouvaient les dé- crets des dieux immortels sur leur empire, sans pourtant en avoir jamais montré au public, je ne dis pas un seul volume, mais un seul oracle. Les Juifs ont été les seuls dont les Ecri- tures sacrées ont été d'autant plus en vénération qu'elles ont été plus connues. De tous les peuples anciens, ils sont le seul qui ait conservé les monuments primitifs de sa religion, quoi- qu'ils fussent pleins des témoignages de leur infidélité et de celle de leurs ancêtres. Et aujourd'hui encore ce même peuple reste sur la terre pour porter à toutes les nations où il a été dis- persé, avec la suite de la religion, les miracles et les prédic- tions qui la rendent inébranlable. Quand Jésus-Christ est venu, et qu'envoyé par son Père pour accomplir les promesses de la loi, il a confirmé sa mission et celle de ses disciples par des miracles nouveaux, ils ont été écrits avec la même exactitude. Les actes en ont été publiés à toute la terre ; les circonstances des temps, des personnes et des lieux ont rendu l'examen facile à quiconque a été soigneux de son salut. Le monde s'est informé, le monde a cru; et si peu qu'on ait considéré les anciens monuments de l'Eglise, on avouera que jamais affaire n'a été jugée avec dIus de réflexion et de connoissance. Mais dans le rapport qu'ont ensemble îes livres des deux 1 Tit. Liv., lîb. xl, c. xxix ; Varr., lib.de Cultudeor. apud Au^,, de Civil Vei, lit», vu, c. xxxiv, t. vu, col. 187. B. 5>02 PARTIE II. - CHAP. XXVII, Testaments, il y a une différence à considérer; c'est que ies livres de l'ancien peuple ont été composés en divers temps. Autres sont les temps de Moïse, autres ceux de Josué et des Juges, autres ceux des Rois : autres ceux où le peuple a été tiré d'Egypte et où il a reçu la loi, autres ceux où il a con- quis la Terre promise, autres ceux où il a été rétabli par des miracles visibles. Pour convaincre l'incrédulité d'un peuple attaché aux sens, Dieu a pris une longue étendue de siècles du- rant lesquels il a distribué ses miracles et ses prophètes, afin de renouveler souvent les témoignages sensibles par lesquels il attestoit ces vérités saintes. Dans le nouveau Testament il a suivi une autre conduite. Il ne veut plus rien révéler de nou- veau à son Eglise après Jésus-Christ. En lui est la perfection et la plénitude1 ; et tous les livres divins qui ont été composés dans la nouvelle alliance l'ont été au temps des apôtres. C'est-à-dire que le témoignage de Jésus-Christ, et de ceux que Jésus-Christ même a daigné choisir pour témoins de sa ré- surrection, a suffi à l'Eglise chrétienne. Tout ce qui est venu depuis l'a édifiée2; mais elle n'a regardé comme purement inspiré de Dieu que ce que les apôtres ont écrit, ou ce qu'ils ont confirmé par leur autorité. Mais dans cette différence qui se trouve entre les livres des deux Testaments, Dieu a toujours gardé cet ordre admirable, de faire écrire les choses dans le temps qu'elles étoient arri- vées, ou que la mémoire en étoit récente. Ainsi ceux qui les savoient les ont écrites; ceux qui les savoient ont reçu les li- vres qui en rendoient témoignage : les uns et les autres les ont laissés à leurs descendants comme un héritage précieux; et la pieuse postérité les a conservés. C'est ainsi que s'est formé le corps des Écritures saintes tant de l'ancien que du nouveau Testament : Ecritures qu'on a re- gardées, dès leur origine, comme véritables en tout, comme données de Dieu même, et qu'on a aussi conservées avec tant de religion, qu'on n'a pas cru pouvoir sans impiété y altérer une seule lettre. C'est ainsi qu'elles sont venues jusqu'à nous, toujours saintes, toujours sacrées, toujours inviolables; conservées les unes par la tradition constante du peuple juif, et les autres par la tradition du peuple chrétien, d'autant plus certaine, qu'elle 1 Le sens est : Jésus-Christ a donné aux hommes une loi achevée, défini- tive, complète.— 2 C.-à-d. : a contribué à l'affermir, à en élever le» monu- ments. JEdificare. LA SUITE DE LA RELIGION. 293 a été confirmée par le sang et par le martyre tant de ceux qui ont écrit ces livres divins, que de ceux qui les ont reçus. Saint Augustin et les autres Pères demandent sur la foi de qui nous attribuons les livres profanes à des temps el à des au- teurs certains1. Chacun répond aussitôt que les livres sont dis- tingués pai les différents rapports qu'ils ont aux lois 2. aux cou- tumes, aux histoires d'un certain temps, par le style même qui porte imprimé le caractère des âges et des auteurs particuliers ; plus que tout cela par la foi publique, et par une tradition constance. Toutes ces choses concourent à établir les livres di- vins3, à en distinguer les temps, à en marquer les auteurs; et plus il y a eu de religion à les conserver4 dans leur entier, plus la tradition qui nous les conserve est incontestable 3. Aussi a-t-elle toujours été reconnue, non-seulement par les orthodoxes, mais encore par les hérétiques, et môme par les infidèles. Moïse a toujours passé dans tout l'Orient, et ensuite dans tout» l'univers, pour le législateur des* Juifs, et pour Tau leur des livres qu'ils lui attribuent. Les Samaritains, qui les ont reçus des dix tribus séparées, les ont conservés aussi religieu- sement que les Juifs : leur tradition et leur histoire est con- stante, et il ne faut que repasser sur quelques endroits de la première partie pour en voir toute la suite. Deux peuples si opposés n'ont pas pris l'un de l'autre ces livres divins; tous les deux6 les ont reçus de leur origine com- mune dès les temps de Saîomon et de David. Les anciens ca- ractères hébreux, que les Samaritains retiennent encore, mon- trent assez qu'ils n'ont pas suivi Esdras qui les a changés. Ainsi le Pentateuque des Samaritains et celui des Juifs sont deux originaux complets, indépendants l'un de l'autre. La parfaite conformité qu'on y voit dans la substance du texte, justifie la bonne foi des deux peuples. Ce sont des témoins fidèles qui con viennent7 sans s'être entendus, ou, pour mieux dire, qui con- viennent malgré leurs inimitiés, et que la seule tradition im- mémoriale de part et d'autre a unis dans la même pensée, 1 Aug. cord. Faust., lib. xi, c. n; lib. xxxn, c. xxi ; lib. xxxiit, c. y;, t. vm, col. 218, 462 et sciq. B. — 2 Plus correctement : avec les lois. — 3 Ellipse, pour l'autorité des livres divins. — . 4 C.-à-d. : plus a et* reli- gieux le soin qu'on a mu Vs conserver. — 5 Iren. adv. Ilœres., lib. in, ci, n, p. 173, etc. ; Tertul. -yr. Marc, lib. iv, c. i, iv, v; Aug., de Utilit. ced., c. m, xvn, n. 5, 55, t. vm, col. 48, 68; Cont. Faustum Manichœum, .ib. xxxn, 79, xxxiii, 4; ibid., col. 409, 459 et sqq. ; Cont. adv. Leg. et Proph., lib.'i, c. xx, n. 59, etc.; ibid., col. 570. B. — 6 Var. oKf les orJ pas pris l'un de l'autre ; mais tous les deux, etc. » — 7 Qui sonî d'ac 2D4 PARUE II. - CHAPITRE XXYlI Ceux donc qui ont voulu dire, quoique sans aucune raison, que ces livres étant perdus, ou n'ayant jamais été, ont été ou rétablis, ou composés de nouveau, ou altérés par Esdras , ou- tre qu'ils sont démentis par Esdras même l, le sont aussi par le Pentateuque qu'on trouve encore aujourd'hui entre les mains des Samaritains tel que l'avoient lu, dans les premiers siècles, Eusèbe de Césarée, saint Jérôme, et les autres auteurs ecclé- siastiques ; tel que ces peuples l'avoient conservé dès leur ori- gine : et une secte si foible semble ne durer si longtemps que pour rendre ce témoignage à l'antiquité de Moïse. Les auteurs qui ont écrit les quatre Evangiles ne reçoivent pas un témoignage moins assuré du consentement unanime des fidèles, des païens et des hérétiques. Ce grand nombre de peu- ples divers, qui ont reçu et traduit ces livres divins aussitôt qu'ils ont été faits, conviennent tous de leur date et de leurs auteurs. Les païens n'ont pas contredit cette tradition. Ni Celse qui a attaqué ces livres sacrés, presque dans l'origine du chris- tianisme ; ni Julien l'Apostat, quoiqu'il n'ait rien ignoré ni rien omis de ce qui pouvoit les décrier ; ni aucun autre païen ne les a jamais soupçonnés d'être supposés : au contraire, tous leur ont donné les mêmes auteurs que les chrétiens. Les héré- tiques, quoique accablés par l'autorité de ces livres, n'osoient dire qu'ils ne fussent pas des disciples de notre Seigneur. Il y a eu pourtant de ces hérétiques qui ont vu les commencements de l'Eglise, et aux yeux desquels ont été écrits les livres de l'Evangile. Ainsi la fraude, s'il y en eût pu avoir, eût été éclai- rée de trop près pour réussir. Il est vrai qu'après les apôtres, et lorsque l'Eglise étoit déjà étendue par toute la terre, Mar- cion et Manès, constamment8 les plus téméraires et les plus ignorants de tous les hérétiques, malgré la tradition venue des apôtres, continuée par leurs disciples et par les évêques à qui ils avoient laissé leur chaire et la conduite des peuples, et reçue unanimement par toute l'Eglise chrétienne, osèrent dire que trois Evangiles étoient supposés, et que celui de saint Luc qu'ils préféroient aux autres, on ne sait pourquoi, puisqu'il n'étoit pas venu par une autre voie, avoit été falsifié. Mais quelles preu- ves en donnoient-ils? de pures visions, nuls faits positifs. Ils disoient, pour toute raison, que ce qui étoit contraire à leurs sentiments devoit nécessairement avoir été inventé par d'autres 1 Var. « Par Esdras même, comme on l'a pu remarquer dans la suite de son ^histoire, le sont aussi, etc. » — * « Constamment. » C'est-è-dire, certai- nemevA; ex omnium consensu; ne se dit plus en ce 1 A SUITE DE LA RELIGION. 295 que par les apôtres, et alîe'guoient pour toute preuve les opi^ nions mêmes qu'on leur contestoit; opinions d'ailleurs si extra- vagantes, et si manifestement insensées, qu'on ne sait encore comment elles ont pu entrer dans l'esprit humain. Mais cer- tainement, pour accuser la bonne foi de l'Eglise, il falloit avoir en main des originaux différents des siens, ou quelque preuve constante. Interpellés d'en produire eux et leurs disciples, Us sont demeurés muets *, et ont laissé par leur silence une preuve indubitable qu'au second siècle du christianisme où ils écri- voient, il n'y avoit pas seulement un indice de fausseté, ni la moindre conjecture qu'on pût opposer à la tradition de l'E- glise. Que dirai-je* du consentement2 des livres de l'Ecriture, et du témoignage admirable que tous les temps du peuple de Dieu se donnent les uns aux autres? Les temps du second temple supposent ceux du premier, et nous ramènent à Salomon. La paix n'est venue que pir les combats ; et les conquêtes du peu- ple de Dieu nous font remonter jusqu'aux Juges, jusqu'à Josué, et jusqu'à la sortie d'Egypte. En regardant tout un peuple sor- tir d'un royaume où il étoit étranger, on se souvient comment il y étoit entré. Les douze patriarches paraissent aussitôt; et un peuple qui ne s'est jamais regardé que comme une seule famille nous conduit naturellement à Abraham, qui en est la tige. Ce peuple est-il plus sage et moins porté à l'idolâtrie après le retour de Babylone? c'étoit l'effet naturel d'un grand châti- ment, que ses fautes passées lui avoient attiré. Si ce peuple se glorifie d'avoir vu durant plusieurs siècles des miracles que les autres peuples n'ont jamais vus, il peut aussi se glorifier d'a- voir eu la connoissance de Dieu qu'aucun autre peuple n'avoit. Que veut-on que signifie la circoncision, et la fête des Taber- nacles, et la Pàque, et les autres fêtes célébrées dans la nation de temps immémorial, sinon les choses qu'on trouve marquées dans le livre de Moïse? Qu'un peuple distingué des autres par une religion et par des mœurs si particulières , qui conserve dès son origine, sur le fondement de la création et sur la foi de la Providence, une doctrine si suivie et si élevée, une mémoire si vive d'une longue suite de faits si nécessairement enchaînés, des cérémonies si réglées et des coutumes si universelles, ait été sans une histoire qui lui marquât son origine, et sans une loi qui lui prescrivît ses coutumes pendant mille ans qu'il est 1 Iren., Tertul., Aug., loc. cit. B. — *De l'accord. £96 PARTIE îï. - CHAPITRE XXVII. demeuré en État ; et qu'Esdras ait commencé à lui vouloir donner tout à coup sous le nom de Moïse, avec l'histoire de ses antiquités, la loi qui formoit ses mœurs, quand ce peuple devenu captif a vu son ancienne monarchie renversée de fond en comhle : quelle fable plus incroyable pourroif-on jamais in- venter? et peut-on y donner créance sans joindre l'ignorance au blasphème1? Pour perdre une telle loi, quand on l'a une fois reçue, il faut çîu'un peuple soit exterminé, ou que par divers changements il en soit venu à n'avoir plus qu'une idée confuse de son ori- gine, de sa religion et de ses coutumes. Si ce malheur est ar- rivé au peuple juif, et que la loi si connue sous Sédécias se soit perdue soixante ans après, malgré les soins d'un Ezéchiel, d'un Jérémie, d'un Baruch, d'un Daniel, qui ont un recours perpétuel à cette loi, comme à l'unique fondement de la reli- gion et de la police de leur peuple ; si, dis-je, la loi s'est per- due malgré ces grands hommes, sans compter les autres, et dans le temps que la même loi avoit ses martyrs, comme le montrent les persécutions de Daniel et des trois enfants ; si ce- pendant, malgré tout cela, elle s'est perdue en si peu de temps, et demeure si profondément oubliée qu'il soit permis à EsdraL1 de la rétablir à sa fantaisie : ce n'étoit pas le seul livre qu'il lui falloit fabriquer. Il lui falloit composer en même temps tous les prophètes anciens et nouveaux, c'est-à-dire ceux qui avoient -écrit et devant et durant la captivité ; ceux que le peuple avoit vus écrire, aussi bien que ceux dont il conservoit la mémoire, et non-seulement les prophètes, mais encore les livres de Sa- lomon, et les Psaumes de David, et tous les livres d'histoire ; puisqu'à peine se trouvera-t-il dans toute cette histoire un seul fait considérable, et dans tous ces autres livres un seul chapi- tre, qui, détaché de Moïse, tel que nous l'avons, puisse subsis- ter un seul moment. Tout y parle de Moïse; tout y est fondé sur Moïse; et la chose devoit être ainsi, puisque Moïse et sa loi, et l'histoire qu'il a écrite, étoit en effet dans le peuple juif tout le fondement de la conduite publique et particulière. C'é- toit en vérité à Esdras une merveilleuse entreprise, et bien nouvelle dans le monde, de faire parler en même temps avec Moïse tant d'hommes de caractère et de style différent, et cha- cun d'une manière uniforme et toujours semblable à elle- 1 Remarquez dans ces passais la force des raisonnements formés de preuve» multipliées, et animés par des interrogations vives et pressantes. LA SUITE DE LA RELIGION. 297 même ; et faire accroire tout à coup à tout un peuple que ce sont là les livres anciens qu'il a toujours révérés, et les nou- veaux qu'il a \u faire, comme s'il n' avoit jamais ouï parler de rien, et que la connoissance du temps présent, aussi bien que celle du temps passé, fût tout à coup abolie. Tels sont les pro- diges qu'il faut croire, quand on ne veut pas croire les miracles du Tout-Puissant, ni recevoir le témoignage par lequel il est constant qu'on a dit à tout un grand peuple qu'il les avoit vus de ses yeux. Mais si ce peuple est revenu de Babylone dans la terre de ses pères, si nouveau et si ignorant, qu'à peine se souvint-il qu'il eût été, en sorte qu'il ait reçu sans examiner tout ce qu'Esdras aura voulu lui* donner ; comment donc voyons-nous dans le livre qu'Esdras a écrit1, et dans celui de Néhémias son contemporain, tout ce qu'on y dit des livres divins? Qui auroit pu les ouïr parler de la loi de Moïse en tant d'endroits, et publiquement, comme d'une chose connue de tout le monde, et que tout le monde avoit entre ses mains? Eussent-ils osé régler par là les fêtes, les sacrifices, les cérémonies, la forme de l'autel rebâti, les mariages, la police, et en un mot toutes choses, en disant sans cesse que tout se faisoit « selon qu'il « étoit écrit 2 dans la loi de Moïse, serviteur de Dieu ? » Esdras y est nommé comme « docteur en la loi que Dieu « avoit donnée à Israël par Moïse; » et c'est suivant cette loi, comme par la règle qu'il avoit entre ses mains, qu'Artaxerxe lui ordonne de visiter, de régler le peuple et de réformer toutes choses. Ainsi l'on voit que les Gentils mêmes connois- soient la loi de Moïse comme celle que tout le peuple et tous ses docteurs regardoient de tout temps comme leur règle. Les prêtres et les lévites sont disposés par les villes ; leurs fonctions et leur rang sont réglés « selon qu'il étoit écrit dans la loi de « Moïse. » Si le peuple fait pénitence, c'est des transgressions qu'il avoit commises contre cette loi : s'il renouvelle l'alliance avec Dieu par une souscription expresse de tous les particuliers, c'est sur le fondement de la même loi, qui pour cela est « lue ec hautement, distinctement, et intelligiblement, soir et matin ce durant plusieurs jours, à tout le peuple assemblé exprès, » comme la loi de leurs pères ; ce tant hommes que femmes enten- « dant pendant » la lecture, et reconnoissant les préceptes qu'on i T Esdr., m, vu, ix, x; II Esdr., t, vin, ix, x, xii, xiii. B. — .* / Esdr^ II, S; II E$dr.t vu., xm, etc. B. 18 298 PARTIE II. - CHAPITRE XX VII. leur avoit appris dès leur enfance. Avec quel front Esdras au- roit-il fait lire à tout un grand peuple, comme connu, un livre qu'il venoit de forger ou d'accommoder à sa fantaisie, sans que personne y remarquât la moindre erreur, ou le moindre chan- gement? Toute l'histoire des siècles passés étoit répétée depuis le livre de la Genèse jusqu'au temps où l'on vivoit. Le peuple, qui si souvent avoit secoué le joug de cette loi, se laisse char- ger de ce lourd fardeau sans peine et sans résistance, convaincu par expérience que le mépris qu'on en avoit fait avoit attiré tous les maux où on se voyoit plongé. Les usures sont répri- mées selon le texte de la loi, les propres termes en étoient ci- tés ; les mariages contractés sont cassés, sans que personne ré- clamât. Si la loi eût été perdue, ou en tout cas oubliée, auroit-on vu tout le peuple agir naturellement en conséquence de cette loi, comme l'ayant eue toujours présente? Comment est-ce que tout ce peuple pouvoit écouter Aggée, Zacharie et Malachie qui prophétisoient alors, qui comme les autres prophètes leurs pré- décesseurs ne leur prèchoient que « Moïse et la loi que Dieu « lui avoit donnée en Horeb 1 : » et cela comme une chosa connue et de tout temps en vigueur dans la nation? Mais com- ment dit-on dans le même temps, et dans le retour du peuple, que tout ce peuple admira l'accomplissement de l'oracle de Jé- rémie touchant les soixante-dix ans de captivité2? Ce Jérémie, qu'Esdras venoit de forger avec tous les autres prophètes, com- ment a-t-il tout d'un coup trouvé créance? Par quel artifice nouveau a-t-on pu persuader à tout un peuple, et aux vieillards qui avoient vu ce prophète, qu'ils avoient toujours attendu la délivrance miraculeuse qu'il leur avoit annoncée dans ses écrits? Mais tout cela sera encore supposé3 : Esdras et Néhémias n'au- ront point écrit l'histoire de leur temps ; quelque autre l'aura faite sous leur nom ; et ceux qui ont fabriqué tous les autres livres de l'ancien Testament auront été si favorisés de la posté- rité, que d'autres faussaires leur en auront supposé à eux-mê- mes, pour donner créance à leur imposture. On aura honte sans doute de tant d'extravagances ; dau lieu de dire qu'Esdras ait fait tout d'un coup paroître tant de livres si distingués les uns des autres parles caractères du .rtyle et du temps, on dira qu'il y aura pu insérer les miracles et les pré- dictions qui les font passer pour divins : erreur plus grossière 1 Mal., iv, i.R. — * ïl Par., xxxvi, 21,22 ; I Esdr., i, 1. R — 3 Le sens est : // faudra donc admettre encore que tout cela est supposé, qu'Esdras tt Néhémias, etc. LA SUITE DE LA RELIGION. 299 encore que la précédente, puisque ces miracles et ces prédic- tions sont tellement répandus dans tous ces livres, sont telle- ment inculqués et répétés si souvent, avec tant de tours divers et une si grande variété de fortes figures , en un mot en font tellement tout le corps, qu'il faut n'avoir jamais seulement ou- vert ces saints livres, pour ne pas voir qu'il est encore plus aisé de les refondre, pour ainsi dire, tout à fait, que d'y insérer les choses que les incrédules sont si fâchés d'y trouver. Et quand même on leur auroit accordé tout ce qu'ils demandent, le mi- raculeux et le divin est tellement le fond de ces livres, qu'il s'y retrouveroit encore, malgré qu'on en eût. Qu'Eliras , si on veut, y ait ajouté après coup les prédictions des choses déjà ar- rivées de son temps : celles qui se sont accomplies depuis, par exemple sous Antiochus et les Machahées, et tant d'autres que l'on a vues, qui les aura ajoutées1 ? Dieu aura peut-être donné à Esdras le don de prophétie, afin que l'imposture d'Esdras fût plus vraisemhlahle ; et on aimera mieux qu'un faussaire soit prophète, qu'Isaïe, ou que Jérémie, ou que Daniel : ou hien chaque siècle aura porté un faussaire heureux, que tout le peu- ple en aura cru ; et de nouveaux imposteurs, par un zèle ad- mirable de religion, auront sans cesse ajouté aux livres divins, après même que le Canon en aura été clos, qu'ils se seront ré- pandus avec les Juifs par toute la terre, et qu'on les aura tra- duits en tant de langues étrangères. N'eût-ce pas été, à force de vouloir établir la religion, la détruire par les fondement- ? Tout un peuple \aisse-t-il donc changer si facilement ce qu'il croit être divin, soit qu'il le croie par raison ou par erreur? Quelqu'un peut-il espérer de persuader aux chrétiens, ou même aux Turcs, d'ajouter un seul chapitre ou à l'Evangile, ou à l'Al- coran? Mais peut-être que les Juifs étoient plus dociles que les autres peuples, ou qu'ils étoient moins religieux à conserver leurs saints livres? Quels monstres d'opinions se faut-il mettre dans l'esprit, quand on veut secouer le joug de l'autcrité di- vine, et ne régler ses sentiments, non plus que ses mœurs, que par sa raison égarée ? 1 Le sons de cette phrase est : Qu'Esdras, si on veut, ait ajouté, etc... qu\ aura ajoute celles qui se sont accomplies, etc ? Le tour de Bossaet, imité da latin, est plus animé. 300 PARTIE II. - CHAPITRE XXVIII. CHAPITRE XXVIII. Les difficultés qu'on forme contre l'Écriture sont aisées à vaincre - par les hommes de bon sens et de bonne foi. [Sommaire. Concordance des livres de l'Ancien et du Nouveau Testament. L'au- tc-ar revient sur ce point; il répond aux objections faites contre les textes de l'Ecri- ture. Les difficultés mêmes quis'y rencontrent, sur des noms, des dates, des généalo- gies, font voir qu'elle n'a été ni altérée ni supposée. — Les différences qui se trouvent entre le texte samaritain et le texte hébreu attestent même l'authenticité de ce der- nier dans son ensemble, en faisant voir l'indépendance de 'l'un et de l'autre. — Au reste, et l'auteur insiste sur ce point, ces difficultés ne font rien à l'ensemble. Les prétendues altérations dont on se plaint sont des notes ou explications ajoutées fort anciennement aux textes, dans un esprit de sincérité.] Qu'on ne dise pas que la discussion de ces faits est embar- rassante : car, quand elle le seroit, il faudroit ou s'en rappor- ter à l'autorité de l'Eglise et à la tradition de tant de-siècles, ou pousser l'examen jusqu'au bout, et ne pas croire qu'on en lut quitte pour dire qu'il demande plus de temps qu'on n'en veut donner à son salut. Mais au fond, sans remuer avec un travail infini les livres des deux Testaments, il ne faut que lire le livre des Psaumes, où sont recueillis tant d'anciens canti- ques du peuple de Dieu, pour y voir dans la plus divine poésie qui fut jamais, des monuments immortels de l'histoire de Moïse, de celle des Juges, de celle des Rois, imprimés par le chant et par la mesure dans la mémoire des hommes. Et pour le nouveau Testament, les seules épîtres de saint Paul, si vives, si originales, si fort du temps, des affaires et des mouvements qui étoient alors, et enfin d'un caractère si marqué ; ces épî- tres, dis-je, reçues par les églises auxquelles elles étoient adres- sées, et de là communiquées aux autres églises, suffiroient pour convaincre les esprits bien faits, que tout est sincère et original dans les Ecritures que les apôtres nous ont laissées. Aussi se soutiennent-elles les unes les autres avec une force invincible. Les Actes des Apôtres ne font que continuer l'E- vangile; leurs Epîtres le supposent nécessairement. Mais, afin que tout soit d'accord, et les Actes et les Epîtres et les Evangiles réclament1 partout les anciens livres des Juifs'. 1 C.-à-d. se réfèrent a. Réclament est plus vif, plus énergique. — * Act., in, ili; vu, 22, etc. B. LA SUITE DE LA RELIGION. 50ï Saint Paul et les autres apôires ne cessent d'alléguer ' ce que Moïse a dit, ce qu'il a écrit *, ce que les prophètes ont dit et écrit après Moïse. Jésus-Christ appelle en témoignage la loi de Moïse,' les Prophètes et les Psaumes 3, comme des témoins qui déposent tous de la même vérité. S'il veut expliquer ses mys- tères, il commence par Moïse et par les Prophètes 4; et quand il dit aux Juifs que Moïse a écrit de lui*, il pose pour fondement ce qu'il y avoil de plus constant parmi eux, et les ramène à la source même de leurs traditions. Voyons néanmoins ce qu'on oppose à une autorité s: recon- nue et au consentement de tant de siècles : car puisque de nos jours on a bien osé publier en toute sorte de langues des livres contre l'Ecriture, il- ne faut point dissimuler ce qu'on dit poui décrier ses antiquités. Que dit-on donc pour autoriser la sup- position du Pentateuque, et que peut-on objecter à une tradi- tion de trois mille ans, soutenue par sa propre force et par la suite des choses ? Puen de suivi, rien de positif, rien d'impor- tant; des chicanes sur des nombres, sur des lieux ou sur des noms : et de telles observations, qui dans toute autre matière ne passeroient tout au plus que pour de vaines curiosités inca- pables de donner atteinte au fond des choses, nous sont ici al- léguées comme faisant la décision de l'affaire la plus sérieuse qui fut jamais. il y a, dit-on, des difficultés dans l'histoire de l'Écriture. Il y en a sans doute qui n'y seroient pas si le livre étoit moins ancien, ou s'il avoit été supposé, comme on l'ose dire, par un homme habile et industrieux; si l'on eût été moins religieux à le donner tel qu'on le trouvoit, et qu'on eût pris la liberté d'y corriger ce qui faisoit de la peine. Il y a les difficultés que fait un long temps, lorsque les lieux ont changé de nom ou d'état, lorsque les dates sont oubliées, lorsque les généalogies ne sont plus connues, qu'il n'y a plus de remède aux fautes qu'une co- pie tant soit peu négligée introduit si aisément en de telles choses, ou que des faits échappés à la mémoire des hommes laissent de l'obscurité dans quelque partie de l'histoire. Mais enfin cette obscurité est-elle dans la suite même ou dans le fond de l'affaire ? Nullement : tout y est suivi ; et ce qui reste d'obs- cur ne sert qu'à faire voir dans les livres saints une "iniquité plus vénérable. Mais il y a des altérations dans le texte : les anciennes ver- 1 Citer. Alléguer, en ce sens, a un peu vieilli. — a Rom., x, 5, 19. B. — * Luc, xxiv, hk. B. — * IbiL, 27. B. —3 Joann., v, 46, hl. B. 18. 302 PARTIE IL - CHAPITRE XXVIII. sions ne s'accordent pas ; l'hébreu en divers endroits est dif- férent de lui-même; et le texte des Samaritains, outre le mot qu'on les accuse d'y avoir changé exprès l en faveur de leur temple de Garizim, diffère encore en d'autres endroits de celui des Juifs. Et de là que conclura-t-on? que les Juifs ou Esdras auront supposé le Pentateuque au retour de la captivité? C'est justement tout le contraire qu'il faudroit conclure. Les diffé- rences du samaritain ne servent qu'à confirmer ce que nous avons déjà établi, que leur texte est indépendant de celui des Juifs. Loin qu'on puisse s'imaginer que ces schismatiques aient pris quelque chose des Juifs et d'Esdras, nous avons vu au contraire que c'est en haine des Juifs et d'Esdras, et en haine du premier et du second temple, qu'ils ont inventé leur chimère de Garizim. Qui ne voit donc qu'ils auroient plutôt accusé les impostures des Juifs que de les suivre? Ces rebelles qui ont méprisé Esdras et tous les prophètes des Juifs, avec leur temple et Salomon qui l'avoit bâti, aussi bien que David qui en avoit désigné2 le lieu, qu'ont-ils respecté dans leur Pentateuque, sinon une antiquité supérieure non-seulement à celle d'Esdras et des prophètes, mais encore à celle de Salomon et de David, ji un mot, l'antiquité de Moïse, dont les deux peuples con- viennent? Combien donc est incontestable l'autorité de Moïse et du Pentateuque, que toutes les objections ne font qu'af- fermir ! Mais d'où viennent 3 ces variétés des textes et des versions? D'où viennent-elles en effet *, sinon de l'antiquité du livre môme, qui a passé par les mains de tant de copistes depuis tant de siècles que'la langue dans laquelle il est écrit a cessé d'être commune? Mais laissons les vaines disputes, et tranchons en un mot la difficulté par le fond. Qu'on me dise s'il n'est pas constant que de toutes les versions, et de tout le texte, quel qu'il soit, il en reviendra toujours les mêmes lois, les mêmes miracles, les mêmes prédictions, la même suite d'histoire, le même corps de doctrine, et enfin la même substance. En quoi nuisent après cela les diversités des textes? Que nous falloit-il davantage que ce fond inaltérable des livres sacrés, et que pou- vions-nous demander de plus à la divine Providence? Et, pour ce qui est des versions, est-ce une marque de supposition ou de nouveauté, que la langue de l'Ecriture soit si ancienne qu'on en ait perdu les délicatesses, et qu'on se trouve empêché à en 1 Dm*., xxvn, 4. B. — 2 « Désigné. » Déterminé, desiynarc — * Var. « Mais enfin d'où viennent, etc. »— * « En effet. » En réalité. LÀ SUITE DE LA RELIGION. 303 rendre toute l'élégance ou toute la force dans la dernière vi- gueur? N'est-ce pas plutôt une preuve de la plus grande anti- quité? Et si on veut s'attacher aux petites choses, qu'on me dise si, de tant d'endroits où il y a de l'embarras, on en a jamais rétabli ' un seul par raisonnement ou par conjecture. On a suivi la foi des exemplaires ; et, comme la tradition n'a jamais permis que la saine doctrine pût être altérée, on a cru que les autres fautes, s'il y en restoit, ne serviraient qu'à prouver qu'on n'a rien ici innové par son propre esprit. Mais enfin, et voici le fort de l'objection, n'y a-t-il pas des choses ajoutées dans le texte de Moïse? et d'où vient qu'on trouve sa mort à la fin du livre qu'on lui attribue? Quelle merveille que ceux qui ont continué son histoire aient ajouté sa fin bienheureuse au reste de ses actions, afin de faire du tout un même corps? Pour les autres additions, voyons ce que c'est. Est-ce quelque loi nouvelle, ou quelque nouvelle cérémonie, quelque dogme, quelque miracle, quelque prédiction? On n'y songe seulement pas : il n'y en a pas le moindre soupçon ni le moindre indice : c'eût été ajouter à l'œuvre de Dieu : la loi l'avoit défendu 2, et le scandale qu'on eût causé eût été hor- rible. Quoi donc! on aura continué peut-être une généalogie commencée; on aura peut-être expliqué un nom de ville changé par le temps; à l'occasion de la manne dont le peuple a été nourri durant quarante ans, on aura marqué le temps où cessa cette nourriture céleste, et ce fait, écrit depuis dans un autre livre3, sera demeuré par remarque dans celui de Moïse4, comme un fait constant et public dont tout le peuple étoit té- moin : quatre ou cinq remarques de cette nature faites par Jo- sué, ou par Samuel, ou par quelque autre prophète d'une pareille antiquité, parce qu'elles ne regardoient que des faits no- toires, et où constamment il n'y avoit point de difficulté, auront naturellement passé dans le texte; et la même tradition nous les aura apportées avec tout le reste : aussitôt tout sera perdu ! Esdras sera accusé, quoique le samaritain où ces remarques se trouvent nous montre qu'elles ont une antiquité non-seule- ment au-dessus d'Esdras, mais encore au-dessus du schisme des dix tribus ! N'importe, il faut que tout retombe sur Es- dras Si ces remarques venoicm. de plus haut, le Pentateuque seroit encore plus ancien qu'il ne faut, et on ne pourroit assez révérer l'antiquité d'un livre dont les notes mêmes auroient un 1 Vab. «On en a rétabli.»— *Deut., w, 2 ; m, 52. B.— 3 Jot., v, lî. B.— * Exod.. xvi, 35. B. 3fti PARTIE lî. - CHAPITRE XXVH1. si grand âge. Esdras aura donc tout fait; Esdras aura oublié qu'il vouloit faire parler Moïse, et lui aura fait écrire si gros- sièrement comme déjà arrivé ce qui s'est passé après lui. Tout un ouvrage sera convaincu de supposition par ce seul endroit; l'autorité de tant de siècles et la foi publique ne lui servira plus de rien : comme si, au contraire, on ne voyoitpas que ces remarques dont on se prévaut sont une nouvelle preuve de sincérité et de bonne foi, non-seulement dans ceux qui les ont faites, mais encore dans ceux qui les ont transcrites. A-t-on jamais jugé de l'autorité, je ne dis pas d'un livre divin, mais de quelque livre que ce soit, par des raisons si légères? Mais c'est que l'Ecriture est un livre ennemi du genre humain1 ; il veut obliger les hommes à soumettre leur esprit à Dieu, et à réprimer leurs passions déréglées : il faut qu'il périsse; et, à quelque prix que ce soit, il doit être sacrifié au libertinage2. Au reste, ne croyez pas que l'impiété s'engage sans néces- sité dans toutes les absurdités que vous avez vues. Si, contre le témoignage du genre humain et contre toutes les règles du bon sens, elle s'attache à ôter au Pentateuque et aux prophéties leurs auteurs toujours reconnus, et à leur contester leurs dates , c'est que les dates font tout en cette matière, pour deux raisons : premièrement, parce que des livres pleins de tant de faits miraculeux, qu'on y voit revêtus de leurs circonstances les plus particulières, et avancés non-seulement comme pu- blics, mais encore comme présents, s'ils eussent pu être dé- mentis, auroient porté avec eux leur condamnation; et au lieu qu'ils se soutiennent de leur propre poids3, ils seroient tombés par eux-mêmes il y a longtemps; secondement, parce que, leurs dates étant une fois fixées, on ne peut plus effacer la marque infaillible d'inspiration divine qu'ils portent empreinte dans le grand nombre et la longue suite des prédictions mémo- rables dont on les trouve remplis. C'est pour éviter ces miracles et ces prédictions, que les im- pies sont tombés dans toutes les absurdités qui vous ont sur- 1 « Mais c'est que l'Écriture, etc. » Là est la raison secrète des attaques dirigées contre l'authenticité des livres saints. Il y a dans ce passage un mouvement d'indignation et d'ironie éloquente. — Ennemi du genre hu- main est dit ironiquement pour ennemi de nos vices et de nos faiblesses. — a Libertinage : ce mot s'entend aujourd'hui de la licence des mœurs ; au dix- f eptiéme sfêcle , il s'entendait spécialement de la licence de l'esprit en ma-' «iere de religion, de l'incrédulité. — 3 «Et au lieu qu'ils se soutiennent, vie. » Métaphore claire, juste, concordante dans ses deux part LA SUITE DE LA RELIGION 303 pris. Mais qu'ils ne pensent pas e'chapper à Dieu1 : il a réservé à son Ecriture une marque de divinité qui ne souffre aucune atteinte. C'est le rapport des deux Testaments. On ne dispute pas du moins que tout l'ancien Testament ne soit écrit devant le nouveau. Il n'y a point ici de nouvel Esdras qui ait pu per- suader aux Juifs d'inventer ou de falsifier leur Ecriture en fa- veur des chrétiens qu'ils persécutaient. Il n'en faut pas davan- tage. Par le rapport des deux Testaments, on prouve , parce qu'il ne peut oublier, toutes choses lui sont pré- sentes; mais pour exprimer ce que Dieu opère parmi les hommes, on est obligé de se servir des expressions oui désignent les actes humains. — 5 « En- ivrée du sang des martyrs. » Citation et image heureusement placée. — * Apoc, itii, 6. D. — 7 « Cette nouvelle Babylone, etc. » Dans cette phrase d'un tour oratoire, énumération forte ci . ne grande chute, expression hardie et j oélique. Elle fait souvenir de cette autre phrase de Bossuet, Dorrr.cz votre sommeil, (/rancir de la terre, et se rapproche d'une figure usitée dans les langues anciennes, surtout en poésie, et qui consiste à donner pour complément a un \ du même sens et à»- 1j rr:ème recine; pivert vitam, etc.— 8 Apoc, xvm. D. LES EMPIRES. 3â5 dieux, lui est ôtée ; elle est en proie aux barbares1, prise trois et quatre fois, pillée, saccagée, détruite. Le glaive des Barbares ne pardonne qu'aux chrétiens. Une autre Rome toute chré- tienne sort des cendres de la première ; et c'est seulement après l'inondation des Barbares que s'achève entièrement la victoire de Jésus-Christ sur les dieux romains, qu'on voit non-seule- ment détruits, mais encore oubliés. C'est ainsi que les empires du monde 2 ont servi à la reli- gion, et à la conservation du peuple de Dieu : c'est pourquoi ce même Dieu, qui a fait prédire à ses prophètes les divers états de son peuple, leur a fait prédire aussi la succession des em- pires. Vous avez vu les endroits où INabuchodonosor a été mar- qué comme celui qui devoit venir pour punir les peuples su- perbes, et surtout le peuple juif ingrat envers son auteur. Vous avez entendu nommer Cyrus deux cents ans avant sa naissance, comme celui qui devoit rétablir le peuple de Dieu, et punir l'orgueil de Babylone. La ruine de Ninive n'a pas été prédite moins clairement. Daniel, dans ses admirables visions, a fait passer en un instant devant vos yeux l'empire de Babylone, celui des Mèdes et des Perses, celui d'Alexandre et des Grecs. Les blasphèmes et les cruautés d'un Antiochus l'Illustre y ont été prophétisés, aussi bien que les victoires miraculeuses du peuple de Dieu sur un si violent persécuteur. On y voit ces fameux empires tomber les uns après les autres ; et le nouvel empire que Jésus-Christ devoit établir y est marqué si ex [.res- sèment par ses propres caractères, qu'il n'y a pas moyen de le méconnoître. C'est l'empire des saints du Très-Haut ; c'est l'empire du Fils de l'Homme : empire qui doit subsister au milieu de la ruine de tous les autres, et auquel seul l'éternité est promise. Les jugements de Dieu sur le plus grand de tous les empires de ce monde, c'est-à-dire sur l'empire romain, ne nous ont pas été cachés3. Vous les venez d'apprendre de la bouche de saint Jean. Rome a senti4 la main de Dieu, et a été comme les autres 1 « Elle est en proie aux Barbares, etc. » Notez le mouvement précipité de cette phrase, donné naturellement par la pensée.— 2 « C'est ainsi que les empires, etc. » Suivez jusqu'à la tin de l'alinéa, « et auquel seul l'éternité est promise.» L'auteur fait voir ici que les prophètes ont annoncé les révolutions des empires. On remarquera la concision pleine de force de ce passage, et l'on voudra s'arrêter sur la phrase majestueuse, ou plutôt sur la grande pensée qui le termine.— 3 « Ne nous ont pas été cachés.» Tournure passive, prise. du génie de la langue latine.— 4 Yar. « A senti elle-même la main, etc. » 326 PARTIE 111. - CHAPITRE I. un exemple de sa justice. Mais son sort étoil plus neureuxquc celui des autres villes. Purgée par ses désastres des restes de Tidolàtrie, elle ne subsiste plus que par le christianisme qu'elle annonce à tout l'univers. Ainsi tous les grands empires que nous avons vus sur ïa terre ont concouru par divers moyens au bien de la religion et à la gloire de Dieu, comme Dieu même l'a déclaré par ses prophètes. Quand vous lisez si souvent dans leurs écrits que les rois entreront en foule dans l'Eglise, et qu'ils en seront les protec- teurs et les nourriciers, vous reconnoissez à ces paroles les em- pereurs et les autres princes chrétiens ; et comme les rois vos ancêtres se sont signalés plus que tous les autres, en protégeant et en étendant l'Eglise de Dieu, je ne craindrai point de vous assurer que c'est eux qui * de tous les rois sont prédits le plus clairement dans ces illustres prophéties. Dieu donc, qui av oit dessein de se servir des divers empires, pour châtier, ou pour exercer *, ou pour étendre, ou pour pro- téger son peuple, voulant se faire connoître pour Fauteur d'un si admirable conseil, en a découvert le secret à ses prophètes, et leur a fait prédire ce qu'il avoit résolu d'exécuter. C'est pourquoi, comme les empires entroient dans l'ordre des des- seins de Dieu sur le peuple qu'il avoit choisi, la fortune de ces empires se trouve annoncée par les mêmes oracles du Saint- Esprit qui prédisent la succession du peuple fidèle. Plus vous vous accoutumerez à suivre les grandes choses et k les rappeler à leurs principes 3, plus vous serez en admira- tion de ces conseils de la Providence. Il importe que vous en preniez de bonne heure les idées 4, qui s'éclairciront tous les jours de plus en plus dans votre esprit, et que vous appreniez à rapporter les choses humaines aux ordres de cette sagesse éternelle dont elles dépendent. Dieu ne déclare pas tous les j :urs ses volontés par ses pro- phètes, touchant les rois et les monarchies qu'il élève ou qu'il détruit. Mais, l'ayant fait tant de fois dans ces grands empires dont nous venons de parler, il nous montre, par ces exemples « Que c'esl eux qui . » Incorrection . Il faudrait que ce sont eux qui. — 8« Pour châtier, ou pour exercer, ou pour étendre, ou pour protéger son peuple. » En ce peu de mots, dont on notera la justesse, se trouvent réunis les rap- ports des empires avec le peuple de Dieu, pour mettre à l'épreuve et fortifier leur courage ou leur patience.— 3« A leurs principes. » A leurs causes gêné raies. — * Que vous en saisissiez les idées premières, fondamentale!». •"LES EMPIRES, 327 fameux, ce qu'il fait dans tous les autres; et il apprend aux rois ce* deux vérités fondamentales : premièrement, que ' c'est lui qui forme les royaumes pour les donnera qui il lui plaît; et, secondement, qu'il sait les faire servir, dans les temps et dans l'ordre qu'il a résolu, aux desseins qu'il a sur son peuple. C'est ce qui doit tenir tous les princes dans une entière dé- pendance, et les rendre toujours attentifs aux ordres de Dieu, afin de prêter la main à ce qu'il médite pour sa gloire dans toutes les occasions qu'il leur en présente2. Mais cette suite des empires 3, même à la considérer plus humainement, a de grandes utilités, principalement pour les princes ; puisque l'arrogance, compagne ordinaire d'une con dition si éminente, est si fortement rabattue par ce spectacle. Car, si les hommes apprennent à se modérer en voyant mourir les rois, combien plus seront-ils frappés en voyant mourir les royaumes * mêmes ! et où peut-on recevoir une plus belle leçon de la vanité des grandeurs humaines ? Ainsi, quand vous voyez passer comme en un instant devant vos yeux, je ne dis pas les rois et les empereurs, mais ces grands empires qui ont fait trembler tout l'univers ; quand vous voyez les Assyriens anciens et nouveaux, les Mèdes, les Perses, les Grecs, les Romains se présenter devant vous successivement, et tomber, pour ainsi dire 5, les uns sur les autres : ce fracas effroyable vous fait sentir qu'il n'y a rien de solide parmi les hommes, et que l'inconstance et l'agitation est le propre par- tage des choses humaines. 1 « Ces vérités fondamentales... que, etc. «Latinisme, proposition liée à un substantif renfermant la force du verbe. On dirait communément ers vérités, savoir, que.—*« Qu'il leur en présente. » En, c'est-à-dire, qu'il leur présente de le faire, de prêter la main, etc. Il y a là une ellipse qui va jusqu'à l'obscurité. — 3 «Mais cette suite des empires, etc.» L'auteur prouve par un second ar- gument l'utilité de l'histoire, spécialement pour les princes. — • Is'otez cette expression hardie, en voyant mourir les royaumes. Elle est ménagée par ce qui précède, en voyant mourir les rois, et forme une belle et juste anti- thèse.— 5 « Et tomber, pour ainsi dire, etc. » Pensées e-t images pleines de force : on remarquera surtout la sobriété de -ce style ; il serait facile de le traduire en style moderne : et tombant amoncelés les uns sur les autres, se précipiter dans un abîme, où les flots tumultueux des générations se suivent, se choquent, s'engloutissent, etc. Mais les images trop développées; trop multipliées, rendent la pensée moins nette* et n'ont qu'un éclai inati'.o 328 PARTIE III. - CHAP. H. CHAPITRE II. Les révolutions des empires ont des causes particulières que les princes doivent étudier. [Sommaire. Ce deuxième chapitre continue l'introduction commencée dans le premier; ainsi, après avoir montré l'action de ia Providence sur le sort des empires, et l'utilité morale que l'on retire du spectacle mobile des fortunes humaines, Bos- suet fait voir un autre genre d'utilité dans l'étude des causes prochaines, humaines pour ainsi dire, qui ont amené les grandes révolutions de l'histoire. Ces deux points sont fort différents : l'un et l'autre entrent dans la philosophie de l'histoire, et, s'il nous est pcrmisd'interrompre ce sommaire par une observation étrangère à l'auteur, nous ferons remarquer que les historiens les plus anciens ont insisté sur le pre- mier ; les modernes sur le second. Ainsi Hérodote semble s'être proposé pour but de relever les humbles et d'abaisser les orgueilleux, par la contemplation des évé- nements variée, de l'inconstance du sort : les historiens politiques, au contraire, né- gligent ce point de vue élevé et général, mais s'efforcent de trouver dans les faits le lien qui les unit par la relation des causes et des effets. Revenons à notre analyse. 11 y a dans l'histoire, comme dans les choses naturelles, une certaine dépendance des parties entre elles; des causes, des moyens, des effets : les causes et les moyens, d'où naissent k-s événements, sont le caractère et l'esprit, soit des peuples, soit des hommes dominants. 11 importe de les connaître. Il y a un aperçu de ces idées dans la première partie du discours, mais il importe d'y revenir. On conclura de cette étude, que dans les choses politiques, la science, la prudence, l'habileté, au moins en général et toutes choses égales d'ailleurs, mènent au succès. ] Mais ce qui rendra ce spectacle plus utile et plus agréable, ce sera la réflexion 1 que vous ferez, non-seulement sur l'élé- vation et sur la chute des empires, mais encore sur les causes de leur progrès et sur celles de leur décadence. Car ce même Dieu qui a fait l'enchaînement de l'univers a, et qui, tout-puissant par lui-même, a voulu, pour établir l'or- 1 « Ce sera la réflexion. » On dirait aujourd'hui ce seront les réflexions — * «Ce même Dieu qui, etc. » Les divers corps, soit inorganiques, soit or- ganiques, sont, à l'égard les uns des autres, dans des rapports plus ou moins troits ou éloignés; agissent ou réagissent les uns sur les autres, selon cer- taines lois constantes, qui sont l'objet de l'élude du physicien et du natura- liste. Cet ensemble de lois établit les liens de dépendance dont parle Bossuet: et la constance des lois de la nature fait souvent prévoir par une induction certaine ce qui doit arriver dans un cas donné. Dans l'histoire de l'humanité les passions et les intérêts des hommes, la force des talents, la puissance acquise ou la faiblesse d'une nation, entraînent des conséquences, et les faits trouvent leurs causes dans ces données ; seulement l'induction n'a pas la même autorité que .orsqu'il s'agit des choses naturelles : en effet les lois de la nature ne chan- gent point, tandis que les mouvements du cœur humain sont souvent capri- cieux : le libre arbitre agit beaucoup dans les actions des hommes, et la Providence divine les conduit souvent d'une manière mystérieuse. LES EMPIRES. 5-J dre, que les parties d'un si grand tout dépendissent les unes des autres, ce même Dieu a voulu aussi que le cours des choses humaines eût sa suite et ses proportions : je veux dire que les hommes et les nations ont eu des qualités proportionnées à l'é- lévation à laquelle ils étaient destinés; et qu'à la réserve de certains coups extraordinaires, où Dieu vouloit que sa e parût toute seule, iî n'est point arrivé de grand changement qui n'ait eu ses causes dans ies siècles précédents. Et comme dans toutes les affaires il y a ce qui les prépare, ce qui détermine à les entreprendre, et ce qui les fait réussir, la vraie science de l'histoire est de remarquer dans chaque temps ces secrètes dispositions ' qui ont préparé les grands changements, et les conjonctures importantes qui les ont fait arriver. En effet, il ne suffit pas de regarder seulement devant ses yeux, c'est-à-dire de considérer ces grands événements qui dé- cident tout à coup de la fortune des empires. Qui veut en dre à fond les choses humaines, doit les reprendre de haut; et il lui faut observer les inclinations et les mœurs, ou, pour dire tout en un mot, le caractère2, tant des peuples d - minants en général que des princes en particulier, et enfin de tous les hommes extraordinaires, qui, par l'importance du j sonnage3 qu'ils ont eu à faire dans le monde, ont contribué, en bien ou en mal, au changement des Etats et à la fortune pu- blique. J'ai tâché de vous préparer à ces importantes réflexions dans la première partie de ce discours ; vous y aurez pu observer le génie des peuples et celui des grands hommes qui les ont con- duits. Les événements qui ont porté coup dans la suite4 ont été montrés; et, afin de vous tenir attentif à l'enchaînement grandes affaires du monde, que je voulois principalement -■ faire entendre, j'ai omis beaucoup de faits particuliers dont les suites n'ont pas été si considérables. Mais parce qu'en nous attachant à la suite, nous avons passé trop vite sur beaucoup de choses pour pouvoir faire les réflexions quelles méritoient, !« Dispositifs. » Non pas intentions, mais arrangonents.— - « Le carac- tère. » Ce mot avait au dix-seplième siècle un sens plus neuf et pins qu'il n'a aujourd'hui : il se rapprochait davantage de son étymologie, yxpx/-r,c — 3 « Du personnage, etc. » Nous dirions plus communément aujourd'hui, du rôle qu'ils ont eu à jouer. L'idée est absolument la même '.personnage, persona. — 4 « Qui ont porté coup dans la suite. » Qui ont en dans la snite des conséquences reiqargxiabl •. 330 PARTIE III. - CHAP. III. vous devez maintenant vous y attacher avec une attention plus particulière, et accoutumer votre esprit à rechercher les effets dans leurs causes les plus éloignées. Par là vous apprendrez ce qu'il est si nécessaire que vous sachiez: qu'encore qu'à ne regarder1 que les rencontres parti- culières, la fortune semble seule décider de l'établissement et de la ruine des empires, à tout prendre il en arrive à peu près comme dans le jeu, où le plus habile l'emporte à la longue. En effet, dans ce jeu sanglant2 où les peuples ont disputé de l'empire et de la puissance, qui a prévu de plus loin8, qui s'est le plus appliqué, qui a duré * le plus longtemps dans les grands travaux, et enfin qui a su le mieux ou pousser ou se ménager, suivant la rencontre, à la fin a eu l'avantage, et a fait servir la fortune même à ses desseins. Ainsi ne vous lassez point d'examiner les causes des grands changements, puisque rien ne servira jamais tant à votre in- struction ; mais recherchez-les surtout dans la suite des grands empires, où la grandeur des événements les rend plus palpables. CHAPITRE III. Les Scythes, les Éthiopiens et les Égyptiens. [Sommmre. Après quelques mots sans importance sur les Scythes, Bossuet parle des Éthiopiens, dont il peint le caractère, puis arrive aux Égyptiens. Il retrace suc cessivement, d'après Hérodote et Diodore, les mœurs de ce peuple, ses lois et ses in- stitutions, l'administration de la justice, et les jugements exercés sur les morts; en- suite le soin qu'ils avaient de conserver les restes de leurs parents, l'usage des momies, la loi sur les emprunts. Puis vient le tableau des devoirs et des règles du la royauté, et le jugement des rois. L'auteur passe de là aux sciences et aux arts des Égyptiens; il les reconnaît comme inventeurs du calendrier, de l'arithmétique, de- là géométrie et de l'arpentage, et comme ayantformelaprcmierebibliotheque.il in- siste sur leur amour pour leur patrie, et sur la beauté de cette contrée. Par là il est naturellement amené à parler des travaux des Égyptiens, des ouvrages faits pour utiliser au plus haut degré les inondations du Nil. Le lac Mœris ; nombre et richesse des villes d'Egypte. L'auteur s'arrête surtout à décrire les monuments de Thèbes, en exprimant le vœu, depuis réalisé, que le gouvernement français puisse Faire de nouvelles recherches dans la Thébaïde. Après de courtes réflexions sur l'architecture égyptienne, viennent quelques mots sublimes sur les Pyramides, puis une descrip- tion du Labyrinthe. La sagesse des Egyptiens n'était pas moins célèbre que leurs i « qu'encore qu'à ne regarder. » Construction dure. Le tour entier de ;ette phrase est analogue à la disposition de beaucoup do phrases latines.— • « Dans ce jeu sanglant. » Métaphore belle et usitée. — 3 « Qui & prévu. » Tour elliptique et vi., pour celui qui. — * » A duré... dans, etc. » A soutenu, a continué... les. etc. LES EMPIRES. 531 monuments : soins de leurs sages pour fortifier le corps et lame lies hommes. Exer- cices du corps, musique, organisation militaire. L'Egypte n'était pas belliqueuse, mais juste et pacifique; elle a eu cependant un conquérant. — Histoire du règne de Sésostris. — Notions sur l'histoire proprement dite dé l'Egypte— Sabacon et Sé- thon. — Division du royaume entre douze princes. — Psammitique, ses succes- seurs ; conquête de Cambyse. — Revenant aux réflexions , l'auteur fait voir oans l'usage des troupes auxiliaires une cause de faiblesse pour l'Egypte, et dan* le profond attachement des Égyptiens à leurs coutumes une cause de conservation et de durée. Il termine par quelques observations sur l'incertitude des dates, et la rareté des renseignements dans l'ancienne histoire de ce pays. ] "le ne compterai pas ici parmi les grands empires celui de Bacchus, ni celui d'Hercule, ces célèbres vainqueurs des Indes et de TOrient. Leurs histoires n'ont rien de certain, leurs con- quêtes n'ont rien de suivi : il les faut laisser célébrer aux poètes, qui en ont fait le plus grand sujet de leurs fables. Je ne parlerai pas non plus de l'empire que le Madyes d'Hé- rodote1, qui ressemble assez à l'Indathyrse de Mégasthène2, et au Tanaûs de Justin3, établit pour un peu de temps dans la grande Asie. Les Scythes, que ce prince menoit à la guerre, ont plutôt fait des courses que des conquêtes. Ce ne fut que par rencontre, et en poussant les Cimmériens, qu'ils entrèrent dans la Médie, battirent les Mèdes et leur enlevèrent cette partie de l'Asie où ils avoient établi leur domination. Ces nouveaux conquérants n'y régnèrent que vingt-huit ans. Leur impiété, leur avarice et leur brutalité la leur fit perdre; et Cyaxare, fils de Phraorte, sur lequel ils l'avoient conquise, les en chassa. Ce fut plutôt par adresse que par force. Réduit à un coin de son royaume que les vainqueurs avoient négligé, ou que peut- être ils n'avoient pu forcer, il attendit avec patience que ces conquérants brutaux eussent excité la haine publique, et se dé- fissent eux-mêmes* par le désordre de leur gouvernement. — - Nous trouvons encore dans Strabon3, qui l'a tiré du même Mégasthène, un Tearcon, roi d'Ethiopie : ce doit être le Tha- raca de l'Ecriture6, dont les armes furent redoutées du temps de Sennachérib, roi d'Assyrie. Ce prince pénétra jusqu'aux Colonnes d'Hercule, apparemment le long de la côte d'Afrique, et passa jusqu'en Europe. Mais que dirois-je d'un homme dont nous ne voyons dans les historiens que quatre ou cinq mots, et dont la domination n'a aucune suite? Les Ethiopiens, dont il étoit roi, étoient, selon Hérodote 7, les mieux faits de tous les hommes et de la plus belle taille. 1 Herod., lib. i, c. cm.— 3 Strab., init. lib. xv. B. — 3 Justin., lib. i, c. x.B. — * Se perdissent eux-mêmes. — s Justin., lib. xv, init. B — 6 IV Reg., m, 9; 1$., xxxvn, 9 B. — 7 Herod., lib. m, c. xx. B 332 PARTIE III. - CHAP. III. Leur esprit étoît vif et ferme ; mais ils prenoient peu Je soin de le cultiver, mettant leur confiance dans leurs corps ro- bustes et dans leurs bras nerveux. Leurs rois étoient électifs 1, et il? mettoient sur le trône le plus grand et le plus fort. On peut juger de leur humeur * par une action que nous raconte Hérodote. Lorsque Cambyse leur envoya, pour les surprendre, des ambassadeurs et des présents tels que les Perses Jcs don- noient, de la pourpre, des bracelets d'or et des compositions de parfums, ils se moquèrent de ces présents où ils ne voyoient rien d'utile à la vie, aussi bien que de ce? ambassadeurs, qu'ils prirent pour ce qu'ils étoient 3, c'est-à-dire pour des espions. Mai.- leur roi voulut aussi faire un présent à sa mode * au roi de Perse ; et prenant en main un arc qu'un Perse eût à peine soutenu, loin de le pouvoir tirer, il le banda en présence des ambassadeurs, et leur dit : « Voici le conseil que le roi d'E- « tbiopie donne au roi de Perse : quand les Perses se pourront « servir aussi aisément que je viens de faire d'un arc de cette « grandeur et de cette force, qu'ils viennent attaquer les Ethio- « piens, et qu'ils amènent plus de troupes que n'en a Cambyse. « En attendant qu'ils rendent grâces aux dieux qui n'ont pas « mis 5 dans le coeur des Ethiopiens le désir de s'étendre hors « de leur pays. «N^ela dit, il débanda l'arc et le donna aux ambassadeurs. On ne peut dire quel eût été l'événement de la guerre. Cambyse, irrité de cette réponse, s'avança vers l'Ethio- pie comme un insensé, sans ordre, sans convois, sans disci- pline, et vit périr son armée faute de vivres, au milieu des sables, avant que d'approcher l'ennemi. Ces peuples d'Ethiopie n'étoient pourtant pas si justes 6 qu'ils s'en vantoient, ni si renfermés dans leur pays. Leurs vois-'ins ics Egyptiens avoient souvent éprouvé leurs forces. Jl n'y a rien de suivi dans les conseils de ces nations sauvages et mal cultivées : si la nature y commence souvent de beaux sen- ti m mts, elle ne les achève jamais. Aussi n'y voyons-nous que 1 « Leurs rois étoient électifs, etc. » La même chose se voit cher tous les peu). les primitifs, et chez ceux qui n'ont pas une civilisation développée. — 1 « Oe leur humeur. » De leur caractère et de leurs mœurs. — 3 « Qu'ils pri- rent pour ce qu'ils étoient. » Expression vive et ironique.— * « Faire un pré- sent à sa mode.» Simplicité d'expression un peu trop familière.—5 « Qui n'ont pas mis, etc. » Latinisme, de ce qu'ils n'ont pas mis. Qui non JEthiopibus eam cupidilaltm injecerinl. — 6 « Si justes. » Il faudrait aussi justes, parce qu'il y a ici un terme de comparaison. « Ni si renfermés dans leur pays. » Lati- nisme : ni aussi éloignés du désir des conquêtes. e as- LES EMPIRES. 333 peu de choses à apprendre et à imiter. N'en parlons pas da- vantage, et venons aux peuples policés. Les Egyptiens sont les premiers où Ton ait su ! les règles du gouvernement. Cette nation grave et sérieuse connut d'abord la vraie fin de la politique, qui est de rendre la vie commode et les peuples heureux -. La température 3 toujours uniforme du pays y faisoit les esprits solides et constants. Comme la vertu est le fondement de toute la société *, ils Pont soigneuse- ment cultivée. Leur principale vertu a été la reconnoissance. La gloire qu'on leur a donnée, d'être les plus reconnoissants de tous les hommes, fait voir qu'ils étoient aussi les plus sociables 5. Les bienfaits sont le lien de la concorde publique et particu- lière. Quireconnoîtles grâces, aime à en faire; et en bannissant l'ingratitude 6, le plaisir de faire du bien demeure si pur, qu'il n'y a plus moyen de n'y être pas sensible. Leurs lois étoient simples, pleines d'équité et propres cà unir entre eux les ci- toyens. Celui qui, pouvant sauver un homme attaqué, ne 1 faisoit pas, étoit puni de mort aussi rigoureusement que Fass sin 7. Que si on ne pouvoit secourir le malheureux, il falloitdu moins dénoncer l'auteur de la violence ; et il y avoit des peines établies contre ceux qui manquoient à ce devoir. Ainsi les ci- toyens étoient à la garde les uns des autres, et tout le corps de l'Etat étoit uni8 contre les méchants* 11 n'étoit pas permis d'être inutile à l'Etat : la loi assignoit à chacun son emploi, qui se perpétuoit de père en fils 9. On ne pouvoit ni en avoir deux ni changer de profession; mais aussi toutes les professions étoient honorées. 11 falloit qu'il y eût des emplois et des personnes plus considérables, comme il faut qu'il y ait des yeux dans ie 1 « Où l'on ait su les règles du gouvernement, etc. » Incorrection ou hardiesse, pour, chez qui l'on ait su. — 2 Belle définition. Rendre la via commode, hominibus commoda vitœ prœbere. — 3 « La température. » Tem- pérature ne doit pas s'entendre ici seulement du degré de chaleur ou do froid, mais de l'état de l'atmosphère en général. Dans ce passage, Bossuel exagère l'influence du climat. Montesquieu, dans V Esprit des lois, a fait de cette influence la cause principale des diversités de mœurs et de lois qui dis- tinguent les peuples. Ce système, avec quelque vérité, renferme beaucoup d'erreurs : c'est la religion, ce sont les lois, les institutions, l'éducation et la culture intellectuelle qui font surtout le caractère des peuples. — 4 «De toute la société. » De tout l'ordre social. Quelques éditions ont : de toute société; cette dernière leçon est moins bonne. — 3 Diod.,lib. i, sect. n,n. 22 et sqq. B. — 6 « Et en bannissant l'ingratitude. » Incorrection. Les mots en bannissant n'ont point de sujet auquel ils se rapportent : il faudrait, et une fois l'ingratitr.dt bannie, ou un autre tour analogue. — 7 Diod., lib. i, sect. n, n. 27. B. — 8 «Etoit uni.» Mot pris au sens primitif, avec la force de son étyraologie — * Diod., lib. i, sect n, n. 25. B 2 0 5,>i PARTIE III. - CHAP. III. corps : leur éciat ne fait pas mépriser les pieds ni les parties les plus basses. Ainsi, parmi les Egyptiens, les prêtres et les soldats avoient des marques d'honneur particulières : mais tous les métiers, jusqu'aux moindres, étoient en estime; et on ne eroyoit pas pouvoir sans crime mépriser les citoyens dont les travaux, quels qu'ils fussent, contribuoient au bien public. Par ce moyen, tous les arts venoient ù leur perfection : l'hon- neur qui les nourrit s'y mêloit partout : on faisoit mieux ce qu'on avoit toujours vu faire, et à quoi on s'étoit uniquement exercé dès son enfance l. Mais il y avoit une occupation qui devoit être commune: c'éloit l'étude des lois et de la sagesse. L'ignorance de la reli- gion et de la police 2 du pays n'étoit excusée en aucun état. Au reste, chaque profession avoit son canton qui lui étoit assigné. Il n'en arrivoit aucune incommodité dans un pays dont la lar- geur n'étoit pas grande; et dans un si bel ordre, les fainéants ne savoient où se cacher. Parmi de si bonnes lois, ce qu'il y avoit de meilleur, c'est que tout le monde étoit nourri dans l'esprit de les observer ". Une coutume nouvelle étoit un prodige en Egypte k : tout s'y faisoit toujours de même 6; et l'exactitude qu'on y avoit à gar- der les petites choses maintenoit les grandes. Aussi n'y eut-il jamais de peuple qui ait conservé plus longtemps ses usages et ses lois. L'ordre des jugements6 servoit à entreten''"^-' prit. Trente juges étoient tirés des principales villes pour com- poser la compagnie qui jugeoit tout le royaume 7. On étoit accoutumé à ne voir dans ces places que les plus honnêtes gens 8 du pays, et les plus graves. Le prince leur assignoit cer- tains revenus, afin qu'affranchis des embarras domestiques, ils pussent donner tout leur temps à faire observer les lois. Ils ne tiroient rien des procès, et on ne s'étoit pas encore avisé de 1 « un faisoit mieux, etc. » Cette pensée ne nous paraît pas exacte : la liberté de l'industrie et des professions, favorable aux innovations, l'est aussi en général aux progrès des arts; elle entraîne cependant des inconvénients: le régime restrictif et réglé, en fait d'industrie, conserve plutôt qu'il ne perfec- tionne, et est plus propre à empêcher la fraude, qu'à exciter le génie de l'in- vention.— *« De la police.» De la politique, des lois, etc.— 3 « Etoit nourri, etc. » Etait élevé dans l'amour et le respect des lois. — * Hérod., lib. u, c. xci; Diod., lib. i, sect. n, n. 22; Plat., de Leg., lib. n. B. — 5 « Toujours de même. » Locution peu exacte : de la même manière. — 6 « L'ordre d(-3 jugements » Les règlements relatifs à l'administration de la justice, et l'or- t-'onisation du corps judiciaire. — 7 Diod., lib. i, sect. n, n. 26. B. — « Qui jugeoit tout le royaume. » Qui rendait la justice aux habitant* de tout le royaume. — 8 Les hommes considérés, distingués. LES EMPIRES. 335 faire un métier de la justice *. Pour éviter les surprises, ies affaires étoient Imitées 2 par écrit dans cette assemblée. On y craignoit la fausse éloquence, qui éblouit les esprits et émeut les passions. La vérité ne pouvoit être expliquée3 d'une ma- nière trop S2che. Le président du sénat portoit un collier d'or et de pierres précieuses, d'où pendoit une figure sans yeux, qu'on appeloit la Vérité. Quand il la prenoit, c'étoit le signal pour commencer la séance *. IJ l'appliquoit au parti qui devoit gagner sa cause, et c'étoit la forme de prononcer 5 les sen- tences. Un des plus beaux artifices des Egyptiens pour conser- ver leurs anciennes maximes , étoit de les revêtir de cer- taines cérémonies qui les imprimoient dans les esprits. Ces cérémonies s'observoient avec réflexion; et l'humeur sérieuse des Egyptiens ne permettoit pas qu'elles tournassent en sim- ples formules. Ceux qui n'avoient point d'affaires, et dont la vie étoit innocente, pouvoient éviter l'examen de ce sévère tribunal. Mais il y avoit en Egypte une espèce de jugement tout à fait extraordinaire, dont personne 6 n'échappoit. C'est une consolation en mourant de laisser son nom en estime parmi les hommes, et de tous les biens humains c'est le seul que la mort ne nous peut ravir 7. Mais il n'étoit pas permis en Egypte de louer indifféremment tous ies morts : il falloit avoir cet honneur 8 par un jugement public 9. Aussitôt qu'un homme étoit mort, on l'amenoit en jugement. L'accusateur public étoit écouté 10. S'il prouvoit que la conduite du mort eût été " mauvaise, on en condamnoit la mémoire 12, et il étoit privé de 1 « Et on ne s'étoit pas encore, etc. » Expression forte et satirique ; allu- sion à la coutume ancienne , existante du temps de Bossuet, qui accordait aux juges des indemnités payées par les parties, et nommées épices. Aujourd'hui l'administration de la justice est gratuite, les juges sont rétribués par l'Etat, et ne peuvent rien recevoir des parties. — 2 « Pour éviter les surprises, les affaires étoient traitées. » incorrection : il faudrait donner un sujet au verbe éviter, et dire : On traitait les affaires, etc.— 3 Ne pouvait être traitée d'une manière trop sèche. Passif, imité du latin.—4 Diod., lib. i, sect. n, n. 26.— 5 On ne dirait plus la forme de avec un verbe.—6 «Dont personne. » 11 serait plus correct de dire auquel personne.— 7 «C'est une consolation, etc.» Belle pensée morale. Les idées générales ainsi placées dans l'analyse des faits particuliers, les éclairenl, et en font ressortir l'application et la valeur.— 8« Il falloit avoir cet honneur.» Avoir, au sens propie et fort; on dirait communément, obte- nir.—9 Diod., lib. i, sect. n, n. 92. B.— 10 «Etoit écouté.» Passif, tour latin. — u « Eût été mauvaise. » La grammaire exigerait, avoit été mauvaise : la chose n'est pas douteuse dès lors qu'elle est prouvée, ce qui est l'hypothèse même. — 12 «On en condamnoit la mémoire. » Incorrection déjà notée; il faudrait : On condamnoit sa mémoire. En, complément indirect d'un verbe, ne s'applique généralement qu'aux choses. 336 PARTIE III. — CBÀP. III. sépulture. Le peuple admiroit le pouvoir des lois, qui s'éten- doit jusqu'après la mort ; et chacun, touché de l'exemple, craignoit de déshonorer sa mémoire et sa famille. Que si le mort n'étoit convaincu d'aucune faute, on l'ensevelissoit ho- norablement : on faisoit son panégyrique, mais sans y rien mè- îer le sa naissance. Toute l'Egypte étoit noble, et d'ailleurs on n'y goûtoit de louanges que celles qu'on s'attiroit pas son mé- rite. Chacun sait combien curieusement les Égyptiens conser- voient les corps morts. Leurs momies se voient encore. Ainsi leur reconnoissance envers leurs parents étoit immortelle : les enfants , en voyant les corps de leurs ancêtres, se souvenoient de leurs vertus que le public avoit reconnues, et s'excitoient à aimer les lois qu'ils leur avoient laissées. Pour empêcher les emprunts , d'où naissent la fainéantise , les fraudes et la chicane, l'ordonnance du roi Àsychis ne per- mettoit d'emprunter qu'à condition d'engager le corps de son père à celui dont on empruntent l. C'étoiT une impiété et une infamie tout ensemble de ne pas retirer assez promptement un gagesi précieux : et celui qui mouroit sans s'être acquitté de ce devoir étoit privé de la sépulture. Le royaume étoit héréditaire 2 ; mais les rois étoient obligés plus que tous les autres à vivre selon les lois. Ils en avoient de particulières qu'un roi avoit digérées , et qui faisoient une partie des livres sacrés 3. Ce n'est pas qu'on disputât rien aux rois, ou que personne eût droit de les contraindre * ; au con- traire, on les respectoit comme des dieux : mais c'est qu'une coutume ancienne avoit tout réglé, et qu'ils ne s'avisoient pas de vivre autrement que leurs ancêtres. Ainsi ils souffroient sans peine non-seulement que la qualité des viandes et la mesure du boire et du manger 5 leur fût marquée (car c'étoit une chose ordinaire en Egypte, où tout le monde étoit sobre, e'. où l'ail 1 Ilerod., lib. u, c. cxxxvi; Diod., lib. i, sect. h, D.54.B.— *Oo, plus exac- tement, la royauté étoit héréditaire, car c'était de la dignité royale qu'on héri- tait, bien plus que du pays constituant le royaume. — 3 Diod., ibid., n. 22. lî. — « Faisoient une partie, etc.» Exprime l'importance de ces recueils de lois avec plus de force que si l'auteur eût dit faisoient partie dis livres. — * « Eût droit de les contraindre» nes'emploie guère sans régime indirect; il a cependant en ce cas une force particulière. Le'sens est, de g hier l'exercice de leur pouvoir.— 5 La Fontaine a dit de même (vin, 2; édition classique de M. Dezofcry; : .Veulent pas au marché fail tendre le Jorir.ir, LES EMPIRES. du pays inspiroit la frugalité J) , mais encore que toutes leurs heures fussent destinées 2. En s1 éveillant au point du jour, lors- que l'esprit est le plus net et les pensées les plus pures 3, ils lisoient leurs lettres, pour prendre une idée plus droite et véritable des affaires qu'ils avoient à décider. Sitôt 4 qi éloieni habillés, ils alloient sacrifier au temple. Là, environnés de toute leur cour, et les victimes étant à l'autel, ils assistoient à une prière pleine d'instruction, où le pontife prioit les dieux de donner au prince toutes les vertus royales, en sorte qu'il fût religieux envers les dieux, doux envers les hommes, modéré, juste, magnanime, sincère et éloigné du mensonge, libéral, maître de lui-même, punissant au-dessous du mérite et récom- pensant au-dessus. Le pontife parloit ensuite des fautes rois pouvoient commettre : mais il supposoit toujours qu'ils n'y tomboient que par surprise ou par ignorance, chargeant d'im- précations les ministres qui leur dounoient de mauvai et leur déguisoient la vérité : telle étoit la manière d'instruire les rois. On croyoit que les reproches ne faisoient qu'aigrir leurs esprits, et que le moyen le plus efficace de leur inspirer la vertu étoit de leur marquer leur devoir dans des louanges conforme.- aux lois, et prononcées gravement devant les dieux. Après la prière et le sacrifice, on lisoit au roi, dans les saints livres, conseils et les actions des grands hommes, afin qu'il gouvei son Etat par leurs maximes, et maintint les lois qui avoient rendu ses prédécesseurs heureux aussi bien que leurs sujets. Ce qui montre que ces remontrances se faisoient et s'écou sérieusement, c'est qu'elles avoient leur effet. Parmi bains, c'est-à-dire dans la dynastie principale, celle où les lois étoient en vigueur, et qui devint à la fin la maîtresse de toutes les autres, les plus grands hommes ontété les rois . Les deux I cures, auteurs des sciences et de toutes les institutions des E tiens, l'un voisin des temps du déluge, l'autre qu'ils ont appelé le Trismégiste ou le trois fois grand, contemporain de Moïse, ont été tous deux rois de Thôbes. Toute l'Egypte a profué de • lumières, et Thèhes doit à leurs instructions d'avoir eu peu de mauvais princes. Ceux-ci étoient épargnés pendant leur vie, le repos public le youloit ainsi : mais ils n'étoient pas mpts du jugement qu'il falloit subir après la-mort 3. Quel- )D., lib. ii. ?,.— 2 Diod., lib. i, sec», h, n. 22. B. — « Qne toutes leurs •• fussent destinées. » Que remploi de leurs heu » et déter- Uestiner ne se dit plus en ce sens. — 3 « Pui . .-, dégagées d'embarras et d'obscurité.— '■* On dirait aujourd'hui a ': n'est pas in style noble. — 5 iMod., lib. i, sect. n, "n. 25. lï. 20. 558 PARTIE III. - CHÀP. III, ques-uns ont été privés de la sépulture, mais on en voit peu d'exemples ; et, au contraire, la plupart des rois ont été si chéris des peuples, que chacun pleuroit leur mort autant que celle de son père ou de ses enfants. Cette coutume de juger les rois après leur mort parut si sainte au peuple de Dieu, qu'il Ta toujours pratiquée. Nous voyons dans T Ecriture que les méchants rois étoient privés de la sépul- ture de leurs ancêtres ; et nous apprenons de Josèphe ' que cette coutume duroit encore du temps des Asmonéens. Elle faisoit entendre aux rois, que si leur majesté les met au-dessus des jugements humains pendant leur vie, ils y reviennent enfin quand la mort les a égalés aux autres hommes. Les Egyptiens avoient l'esprit inventif, mais ils le tournoient aux choses utiles. Leurs Mercure» ont rempli l'Egypte d'inven- tions merveilleuses, et ne lui avoient presque rien laissé ignorer de ce qui pouvoit rendre la vie commode et tranquille. Je ne puis laisser aux Egyptiens la gloire qu'ils ont donnée à leur Osi- ris, d'avoir inventé le lahourage 2 ; car on le trouve de tout temps dans les pays voisins de la terre d'où le genre humain s'est ré- pandu, et on ne peut douter qu'il ne fût connu dès l'origine du monde. Aussi les Egyptiens donnent-ils eux-mêmes une si grande antiquité à Osiris, qu'on voit hien qu'ils ont confondu son temps avec celui des commencements de l'univers, et qu'ils ont voulu lui attrihuer les choses dont l'origine passoil de hien loin tous les temps connus dans leur histoire. Mais si les Egyp- tiens n'ont pas inventé l'agriculture, ni le? autres arts que nous voyons5 devant le déluge, ils les ont tellement perfectionnés, et ont pris un si grand soin de les rétablit parmi les peuples où. la barbarie les avoit fait oublier, que leur gloire n'est guère moins grande que s'ils en avoient été les inventeurs. Il y en a même de très-importants dont on ne peut leur dis- puter l'invention. Comme leur pays étoit uni, et leur ciel tou- jours pur et sans nuage, ils ont été les premiers à observer le cours des astres 4. Ils ont aussi les premiers réglé l'année. Ces oh-ervations les ont jetés naturellement dans l'arithmétique; et, s'il est vrai, ce que dit Platon 5 , que le soleil et la lune aienl enseigné aux hommes la science des nombres 6, c'est-à-dire 1 Ant. Jud., lib. xni, c. xxiii, al. xv. B.— 2 Diod., lit», i, sect. i, n. 8. M — 3 «Que nous voyons. » Puisque nous les voyons, nous les trouvons exi» tants avant, elc.— * Plut., de Itid. et Otir. D.— 8 l'hit., Epin.; Diod., lib. i, . il, n. 8; Uerod., !;1>. il, c iv. B.— « Plat., in Tint. II. — ('./talion natu Tellement amenée. « Ce que dit Platon. » Incorrection; il Tau1., comme l: dit Platon. LES EMPIRES. 339 qu'on ail commencé les comptes réglés par celui des jours, des mois et des ans, les Égyptiens sont les premiers qui aient écouté ces merveilleux maîtres. Les planètes et les autres astres 1 ne leur ont pas été moins connus, et ils ont trouvé cette grande année qui ramène tout le ciel à son premier point. Pour recon- noître leurs terres tous les ans couvertes par le débordement du Nil, ils ont été obligés de recourir à l'arpentage 2, qui leur a bientôt appris la géométrie 3. Ils étaient grands observateurs de la nature, qui, dans un air si serein et sous un soleil si ardent, étoit forte et féconde parmi eux. C'est aussi ce qui leur a fait inventer ou perfectionner la médecine *. Ainsi, toutes les scien- ces ont été en grand honneur parmi eux. Les inventeurs des choses utiles recevoient, et de leur vivant et après leur mort, de dignes récompenses de leurs travaux. C'est ce qui a consacré les livres de leurs deux Mercures, et les a fait regarder comme des livres divins. Le premier de tous les peuples où on voie5 des bibliothèques, est celui d'Egypte. Le titre qu'on leur donnoit inspiroit l'envie d'y entrer et d'en pénétrer les secrets : ou les appeloit le trésor des remèdes de l'âme 6. Elle s'y guérissoit de l'ignorance, la plus dangereuse de ses maladies et la source de toutes les autres. Une des choses qu'on imprimoit le plus fortement dans l'es- prit des Égyptiens, étoit l'estime et l'amour de leur patrie. Elle, étoit, disoient-ils, le séjour des dieux : ils y avoient régné du- rant des milliers infinis d'années. Elle étoit la mère des hommes et des animaux, que la terre d'Egypte arrosée du Nil avoit en- fantés pendant que le reste de la nature étoit stérile 7. Les prê- tres, qui composoient l'histoire d'Egypte de cette suite immense de siècles, qu'ils ne remplissoient que de fables et de généalo- gies de leurs dieux, le faisoient pour imprimer dans l'esprit des peuples l'antiquité et la noblesse de leur pays. Au reste, leur vraie histoire étoit renfermée dans des bornes raisonnable : 1 «Les pfar.étcs el les autres astres, etc. «L'année solaire de trois cent soi- xante-cinq jours à peu près. — 2 Diod., lib. i, sect. n, n. 81. C. — 3«A l'ar- pentage qui leur a, etc. » En général, l'expérience pratique précède l'induction théorique: l'homme cherche d'abord à satisfaire les besoins de la vie, et plus tard ri s'élève à la pure contemplation scientifique ; il ne faut pas oublier tou- tefois que toute expérience suppose une théorie au moins commencée. — 4 Diod., lib. i, sect. n, n. 81 et 82 ; Herod., lib. m, init.B.— La médecine a com- mencé par l'observation et l'expérience, ce n'est que plus tard que, sans négliger ces moyens essentiels, elle s'est perfectionnée par l'étude de l'a- natomie et de la physiologie. — :-> « Où on voie. » Pour chez qui l'on voie Incorrection ou hardiesse. — 6 Diod., lib. i, sect il, n. 5. B. — 7 Plat., in Tim.; Diod., lib. i, sect. i, n. 5. 15. 540 PARTIE III. - CHÀP. III. niais ils trouvoient beau de se perdre dans un abîme infini de temps qui sembloit les approcher de l'éternité. Cependant l'amour de la patrie avoit des fondements plus so- lides. L'Egypte étoit en effet le plus beau pays de l'univers, le plus abondant par la nature, le mieux cultivé par l'art, .2 plus riche, le plus commode, et le plus orné par les soins et la ma- gnificence de ses rois. Iî n'y avoit rien que de grand dans leurs desseins et dans leurs travaux. Ce qu'ils ont fait du Nil est incroyable. 11 pleut rare- ment en Egypte : mais ce fleuve, qui l'arrose l toute par ses dé- bordements réglés, lui apporte les pluies et les neiges des autres pays. Pour multiplier un fleuve 2 si bienfaisant, l'Egypte étoit traversée d'une infinité de canaux d'une longueur et d'une lar- geur incroyable 3. Le Nil portoit partout la fécondité avec ses eaux salutaires, unissoit les villes entre elles, et la Grande-mer avec la mer Rouge, entretenoit le commerce au dedans et au dehors du royaume, et le fortifioit contre l'ennemi : de sorte qu'il étoit tout ensemble et le nourricier et le défenseur de l'E- gypte. On lui abandonnoit la campagne; mais les villes, rehaus- sées avec des travaux immenses, et s'élevant comme des îles au milieu des eaux, regardoient avec joie 4 de cette hauteur toute la plaine inondée et tout ensemble fertilisée par le Nil. Lors- qu'il s'enfloit outre mesure, de grands lacs creusés par les rois, tendoient leur sein aux eaux répandues 5. Ils avoient leurs dé- charges préparées : de grandes écluses les ouvroient ou les fer- moient selon le besoin, et les eaux ayant leur retraite ne séjour- noient sur les terres qu'autant qu'il falloit pour les engraisser. Tel étoit l'usage de ce grand lac, qu'on appeloit le lac de Myris ou de Mœris : c'étoit le nom du roi qui l'avoit fait faire6. On est étonné quand on lit, ce qui néanmoins est certain, qu'il avoit de tour environ cent quatre-vingts de nos lieues. Pour ne point perdre trop de bonnes terres en le creusant, on Pavoit étendu principalement du côté de la Libye. La pèche en valoit au prince des sommes immenses, et ainsi quand la terre ne produisoit rien, on en tiroit des trésors en la couvrant d'eaux. 1 « Kn Egypte : mais ce fleuve qui l'arrose, etc. » Incorrection. Egypte n'est, pas déterminé, l' est un pronom déterminé, delà défautdc concordance. — 2«Pourmuiliplierunlleuve. » expression hardie et poétique, mais en mérce temps claire et juste. — 3 Herod., lib. 11, c. cvm; biod., lil>. 1, sect. n, n. 10, U. Iî. — 4 « Regardoient avec joie, etc.» Tableau; expression poétique. — 5 «De grands lacs... tendoient leur sein. » Même observation — u Herod., lib. 11, c. ci, exi ix : Diod., lib. i, sect. n, n. 8. Iî LES EMPIRES 34Î Deux pyramides, dont chacune portoit sur un trône deux sta- tues colossales, Tune de Myris, et l'autre de sa femme, s'élevoient de trois cents pieds au milieu du lac, et occupoient sous les eaux fan pareil espace. Ainsi elles faisoient voir qu'on les avoit érigées avant que le creux eût été rempli, et montraient qu'un lac de cette étendue avoit été fait de main d'homme sous un seul prince. Ceux qui ne savent pas jusques à quel point on peut ménager la terre, prennent pour fable ce qu'on raconte du nombre des villes d'Egypte1. La richesse n'en étoit pas moins incroyable. Il n'y en avoit point qui ne fût remplie de temples magnifiques et de superbes palais 2. L'architecture y montrait partout cette noble simplicité, et cette grandeur qui remplit l'esprit 3. De longues galeries y étaloient des sculptures que la Grèce prenoit pour modèles. Thèbes le pouvoit disputer aux plus belles villes de l'univers \ Ses cent portes, chantées par Homère, sont con- nues de tout le monde. Elle n'étoit pas moins peuplée qu'elle étoit vaste ; et on a dit qu'elle pouvoit faire sortir ensemble dix mille combattants par chacune de ses portes 3. Qu'il y ait, si Ton veut, de l'exagération dans ce nombre, toujours est-il as- suré que son peuple étoit innombrable. Les Grecs et les Romains ont célébré sa magnificence et sa grandeur 6, encore qu'ils n'en eussent vu que les ruines, tant les restes en étoient augustes! Si nos voyageurs avoient pénétré jusqu'au lieu où cette ville éloit bâtie, ils auraient sans doute encore trouvé quelque chose d'incomparable dans ses ruines : car les ouvrages des Egyptiens étoient faits pour tenir contre le temps. Leurs statues étoient des colosses. Leurs colonnes étoient immenses 7. L'Egypte vi- soit au grand 8, et vouloit frapper les yeux de loin, mais tou- jours en les contentant par la justesse des proportions. On a 1 Herod., iib. n, c. clxxvii; Diod., iib. i, sect. H, n. G. B. — 2 Kerod., lib. n, c. cxLVin, cliii, etc. B.— 3 « Cette noble simplicité et cette grandeur qui, etc.» La grammaire voudrait qui remplissent. Cet éloge de l'architectuie des Egyptiens ne paraît pas caractérisé avec exactitude. Ce peuple cberchait dans ses monuments à imposer et à étonner l'esprit, et à consacrer des sou- venirs de force et de domination, plutôt qu'à satisfaire le sentiment du beau. — 4 Diod., lib. i, sect. n, n. k. B. —11 est très-probable que par Thèbes on doit entendre toute l'Egypte, ou du moins, toute La Haute-Egypte.— 3 Pomp. Mêla, lib. i, c. ix. B. — "6 Strab., lib. xvn ; Tacit., Annal, lib. n, c lx. B. — 7 Herod. et Diod., loc. cit. B. — 8 « L'Egypte yisoit au grand, etc. » Même observation qu'à la note 5. La sculpture des Égyptiens n'a pas pour but, comme celle des Grecs, d'imiter la nature en l'élevant au beau idéal, mais de rappeler, souvent par des signes allégoriques ou mnémoniques, des croyances et des souvenirs religieux: au reste, les monuments de l'Egypte sont aujourd'hui connus e» décrits, et cette matière a été très-approfondic. 342 PARTIE III - CHAP. III. découvert dans le Saïde (vous savez bien que c'est le nom de la ïhébaïde) des temnlcs et des palais presque encore entiers, où ces colonnes et ces statues sont innombrables l. On y admire surtout un palais dont les restes semblent n'avoir subsisté que pour efFacer la gloire de tous les plus grands ouvrages. Quatre allées à perte de vue, et bornées de part et d'autre par des sphinx d'une matière aussi rare que leur grandeur est remarquable, servent d'avenues à quatre portiques dont la hauteur étonne les yeux. Quelle magnificence et quelle étendue! encore ceux qui nous ont décrit ce prodigieux édifice n'ont-ils pas eu le temps d'en faire le tour, et ne sont pas même assurés d'en avoir vu la moitié ; mais tout ce qu'ils y ont vu étoit surprenant. Une salle, qui apparemment faisoit le milieu de ce superbe palais, étoit soutenue de six-vingts colonnes de six brassées de grosseur, grandes à proportion, et entremêlées d'obélisques que tant de siècles n'ont pu abattre. Les couleurs même, c'est-à-dire ce qui éprouve le plus tôt le pouvoir du temps, se soutiennent encore parmi les ruines de cet admirable édifice, et y conservent leur vivacité : tant l'Egypte savoit imprimer le caractère d'immorta- lité à tous ses ouvrages ! Maintenant que le nom du Roi pénètre aux parties du monde les plus inconnues, et que ce prince étend aussi loin les recherches qu'il fait faire des plus beaux ouvrages de la nature et de l'art, ne seroit-ce pas un digne objet de cette noble curiosité, de découvrir les beautés que la ïhébaïde ren- ferme dans ses déserts, et d'enrichir notre architecture des in- ventions de l'Egypte? Quelle, puissance et quel art a pu faire d'un tel pays la merveille de l'univers? Et quelles beautés ne trouveroit-on pas si on pouvoit aborder la ville royale, puisque si loin d'elle on découvre des choses si merveilleuses? Il n'appartenoit qu'à l'Egypte2 de dresser des monuments pour la postérité. Ses obélisques font encore aujourd'hui, autant par leur beauté que par leur hauteur, le principal ornement de Rome; et la puissance romaine, désespérant d'égaler les Egyptiens, a cru faire assez pour sa grandeur d'emprunter les monuments de leurs rois. L'Egypte n'avoit point encore vu de grands édifices, que la tour de Babel 3, quand elle imagina ses pyramides, qui, par 1 Voyages du Levant, par M. Thevenot, liv. n, ch. v. B. — 2 C.-à-d. tt appartenait aux Égyptiens plus qu'à aucun autre peuple. Cet idiotisme se retrouve en latin dans l'emploi des mots unus, unicus, uni'cè, pour exprimer un superlatif. — '«L'Egypte n'avoit point, etc » Il faudrait ■ n'avait point encore vu d'autres grands... que, ctr. LES EMPIRES. 543 leur figure autant que par leur grandeur, triomphent du temps et des Barbares. Le bon goût des Égyptiens leur fit aimer dès lors la solidité et la régularité toute nue. N'est-ce point que la nature porte d'elle-même à cet air simple, auquel on a tant de peine à revenir quand le goût a été gâté par des nouveautés et des hardiesses bizarres? Quoi qu'il en soit, les Egyptiens n'ont aimé qu'une hardiesse réglée : ils n'ont cherché le nou- veau et le surprenant que dans Ja variété infinie de la nature *, et ils se vantoient d'être les seuls qui avoient fait, comme les dieux, des ouvrages immortels. Les inscriptions des pyramides n'étoient pas moins nobles que l'ouvrage : elles parloient aux spectateurs2. Une de ces pyramides, bâtie de briques, avertissent par son titre qu'on se gardât bien de la comparer aux autres, et « qu'elle étoit autant au-dessus de toutes les pyramides que « Jupiter étoit au-dessus de tous les dieux. » Mais quelque effort que fassent les hommes, leur néant paraît partout. Ces pyramides étoient des tombeaux 3; encore les rois qui les ont bâties n'ont-ils pas eu le pouvoir d'y être inhumés, et ils n'ont pas joui de leur sépulcre *. Je ne parlerois pas de ce beau palais qu'on appeloit le La- byrinthe 5, si Hérodote qui l'a vu, ne nous assuroit qu'il étoit plus surprenant que les pyramides. On l'avoit bâti sur le bord du lac de Myris, et on lui avoit donné une vue6 proportionnée à sa grandeur. Au reste, ce n'étoit pas tant un seul palais qu'un ma- gnifique amas de douze palais disposés régulièrement, et qui communiquoient ensemble. Quinze cents chambres mêlées de terrasses s'arrangeoient autour de douze salles, et ne laissoient point de sortie à ceux qui s'engageoient à les visiter. Il y avoit autant de bâtiments par-dessous terre. Ces bâtiments souterrains étoient destinés à la sépulture des rois, et encore (qui le pour- roit dire sans honte et sans déplorer l'aveuglement de l'esprit 1 Ceci est fort inexact; les Égyptiens assemblent dans leurs monuments des figures étranges, disparates et souvent monstrueuses. Voy. note 3, p. 341.— 2 Herod., lib. n,c. cxxxvi. B.— 3 Ibid.; Diod.,lib.i, sect. n,n. 15, 16, 17. B. — -4 Remarquez ce passage sublime, et surtout cette admirable expression sou- vent citée : « Ils n'ont pas joui de leur sépulcre. » — « On ne sait qui l'emporte « ici de la pensée ou delà hardiesse de l'expression. Ce mot jouir, appliqué à « un sépulcre, déclare à la fois la magnificence de ce sépulcre, la vanité des « Pharaons qui relevèrent, la rapidité de notre existence, enfin l'incroyable « néant de l'homme, qui, ne pouvant posséder pour bien réel ici-bas qu'un « tombeau, est encore privé quelquefois de ce stérile patrimoine.» Chateau- briand. — 5 Herod., lib. n, c. cxlviii ; Diod., lib. i, sect, u, n. 13. B. — 8 C-à-d. un aspect. Vue est au sens passif 344 PARTIE III. - CHAP. m. humain?) à nourrir les crocodiles sacres, dont une nation d'ail- leurs si sage faisoit ses dieux. Vous vous étonnez de voir tant de magnificence dans les sé- pulcres de l'Egypte. (Test qu'outre qu'on les érigeoit comme des monuments sacrés pour porter aux siècles futurs la mé- moire des grands princes, on les regardoit encore comme des demeures éternelles1. Les maisons étoient appelées des hôtel- leries où Ton n'étoit qu'en passant, et pendant une vie trop courte pour terminer tous nos desseins : mais les maisons véri- tables étoient les tombeaux, que nous devions habiter durant des siècles infinis. Au reste, ce n'étoit pas sur les choses inanimées que l'É- gypte travailloit le plus. Ses plus nobles travaux et son plus bel art consistoient à former les hommes. La Grèce en étoit si per- suadée, que ses plus grands hommes, un Homère, un Pytha- gore, un Platon, Lycurgue môme, et Solon, ces deux grands législateurs, et les autres qu'il n'est pas besoin de nommer, al- lèrent apprendre la sagesse en Egypte2. Dieu a voulu que Moïse ae fût instruit dans toute la sagesse des Egyptiens : c'est par là qu'il a commencé à être puissant en paroles et en œuvres3. La vraie sagesse se sert de tout ; et Dieu ne veut pas que ceux qu'il inspire* négligent les moyens humains, qui viennent aussi de lui à leur manière5. Ces sages d'Egypte avoient étudié le régime qui fait les es- prits solides, les corps robustes, les femmes fécondes et les en- fants vigoureux. Par ce moyen, le peuple croissoit en nombre et en forces. Le pays étoit sain naturellement, mais la philo- tie leur avoit appris que la nature veut être aidée. Il y a un art de former les corps aussi bien que les esprits. Cet art, que notre nonchalance 6 nous a fait perdre, étoit bien connu des anciens, et l'Egypte l'avoit trouvé. Elle employoit princi- palement ta ce beau dessein la frugalité et les exercices 7. Dans un grand champ de bataille qui a été vu par Hérodote8, les crânes des Perses aisés à percer, et ceux des Egyptiens plus durs que les pierres auxquelles ils étoient mêlés, montraient la 1 Diod., lib. i, sort, n, n. 13. 15. — *Ibid.% n. 36; PluU, de hid., C. v. B, — 3 Act., vu, 22. F>. — * Inspirer est in pris au sens rigoureux ; ceux à qui Dieu se révèle, se manifeste, se fait entendre directement et particulièrement : les écrivains sacrés et les apôtres.— 5 « Qui viennent aussi de lui, etc. » Ou tre la révélation, Dieu nous a donné aussi la raison et toutes les facoll l'âme.— 6 « Nonchalance. » Insouciance. — 7 Diod., lib. i.sect. ti, n. 2? 1t. — 8Hero.l., lib. m, c. m. D. LES EMPIRES. 34o mollesse des uns et la robuste constitution qu'une nourriture frugale et de vigoureux exercices donnoient aux autres. La course à pied, la course à cheval, la course dans les chariots se pratiquent1 en Egypte avec une adresse admirable; et il n'v avoit point dans tout l'univers de meilleurs hommes de cheval que les Egyptiens. Quand Diodore nous dit qu'ils rejetoient la lutte2 comme un exercice qui donnoit une force dangereuse et peu durable, il a dû l'entendre de la lutte outrée des athlètes, que la Grèce elle-même, qui la couronnoit dans ses jeux, avoit blâme'e comme peu convenable aux personnes libres : mais, avec une certaine modération, elle étoit digne des honnêtes gens; et Diodore lui-même nous apprend3 que le Mercure des Egyptiens en avoit inventé les règles aussi bien que l'art le for- mer les corps. Il faut entendre de même ce que dit encore cet auteur touchant la musique4. Celle qu'il fait mépriser aux Egyptiens, comme capable de ramollir les courages, étoit sans doute cette musique molle et efféminée qui n'inspire que les plaisirs et une fausse tendresse; car, pour cette musique géné- reuse, dont les nobles accords élèvent l'esprit et le cœur, les Egyptiens n'avoient garde de la mépriser, puisque, selon Dio- dore même5, leur Mercure l'avoit inventée et avoit aussi in- venté le plus grave des instruments de musique. Dans la pro- cession solennelle des Egyptiens, où l'on portoit en cérémonie les livres de Trismégiste, on voit marcher à la tête le chantre tenant en main un symbole de la musique (je ne sais pas ce que c'est) et le livre des hymnes sacrés 6. Enfin l'Egypte n'oublioit rien pour polir l'esprit, ennoblir le cœur et fortifier le corps. Quatre cent mille soldats qu'elle entretenoit étoient ceux de ses citoyens qu'elle exerçoit avec plus de soin. Les lois de la milice se conservoient aisément, et comme par elles-mêmes, parce que les pères les apprenoient à leurs enfants : car la profession de la guerre passoit de père en fils comme les autres ; et après les familles sacerdotales, celles qu'on estimoit les plus illustres étoient, comme parmi nous, les familles destinées aux armes. Je ne veux pas dire pourtant que l'Egypte ait été guerrière. On a beau avoir des troupes réglées et entretenues, on a beau les exercera l'ombre7 dans les travaux militaires et parmi les ima- 1 La grammaire exige se pratiquaient, parce qu'il n'y a entre les divers sujets énoncés ni la synonymie ni la gradation qui autorisent l'usage eu singulier.— 2 Diod. ,îib. i, sect. n, n. 29. B.— 3 Jbid.y lib. i, sect. i, n. 8.— '* Ibid., lib. i, sect. n, n. 29. B. — 5 Jbid., lib. i, sect. i, n. 8. B. — 6 Clem Alex., Strom., lib. vi, p. 653. B. — 7 « A l'ombre. » Allusion à l'exoressicn latine vila umbraiilis, 21 ;H, PARTIE III - CHAP m. ges des combats, il n'y a jamais que la guerre et les combat effectifs qui fassent les hommes guerriers. L'Egypte aimoit la paix parce qu'elle aimoit la justice, et n'avoit des soldats que pour sa défense. Contente de sou pays, où tout abondoit, elle ne songeoit point aux conquêtes. Elle s'étendoit d'une autre sorte, en envoyant ses colonies par toute la terre, et avec elle la politesse1 et les lois. Les villes les plus célèbres venoient ap- prendre en Egypte leurs antiquités, et la source de leurs plus belles institutions'. On la consultoit de tous côtés sur les rè- gles de la sagesse. Quand ceux d'Elide eurent établi les jeux Olympiques, les plus illustres de la Grèce, ils recherchèrent par une ambassade solennelle l'approbation des Egyptiens, et apprirent d'eux de nouveaux moyens d'encourager les combat- tants 3. L'Egypte régnoit par ses conseils ; et cet empire d'esprit4 lui parut plus noble et plus glorieux que celui qu'on établit par les armes. Encore que les rois de Thèbes fussent sans compa- raison les plus puissants de tous les rois de l'Egypte, jamais ils n'ont entrepris sur les dynasties voisines, qu'ils ont occupées seulement quand elles eurent été envahies par les Arabes; de sorte qu'à vrai dire, ils les ont plutôt enlevées aux étrangers, qu'ils n'ont voulu dominer sur les naturels du pays. Mais, quand ils se sont mêlés d'être conquérants, ils ont surpassé tous les autres. Je ne parle point d'Osiris vainqueur des Indes; appa- remment c'est Bacchus, ou quelque autre héros aussi fabuleux. Le père de Sésostris (les doctes veulent que ce soit Amenophis, autrement Memnon), ou par instinct, ou par humeur, ou, comme le disent les Egyptiens, par l'autorité d'un oracle, con- çut le dessein de faire de son fils un conquérant5. Il s'y prit à la manière des Egyptiens, c'est-à-dire avec de grandes pen- sées. Tous les enfants qui naquirent le même jour que Sésostris furent amenés à la cour par ordre du roi. Il les fit élever comme ses enfants, et avec les mêmes soins que Sésostris, près duquel ils étoient nourris. Il ne pouvoit lui donner de plus fi- dèles ministres, ni des compagnons plus zélés de ses combats. Quand il fut un peu avancé en âge, il lui fit faire son appren- tissage par une guerre contre les Arabes. Ce jeune prince y apprit à supporter la faim et la soif, et soumit cette nation jus- qu'alors indomptable. Accoutumé aux travaux guerriers par cette conquête, son père le fit tourner vers l'occident de l'E- 1 «Politesse.» Civilisation.—* Plat., in 7Ym.B — 3 Herod., lib. n, c. clx.B. — * « Cet empira d'esprit. » Cet empire moral. — 5 Diod., lib. I, sect. il, ■. 55 B LES EMPIRES. 547 gypte : iï attaqua la Libye, et la plus grande partie de cette vaste re'gion fut subjuguée. En ce temps son père mourut, et le laissa en état de tout entreprendre. Une conçut pas un moin- dre dessein que celui de la conquête du monde : mais, avant que de sortir de son royaume, il pourvut à la sûreté du dedans en gagnant le cœur de tous ses peuples par la libéralité et par la justice, et réglant au reste le gouvernement avec une extrême prudence1. Cependant il faisoit ses préparatifs : il levoit des troupes, et leur donnoit pour capitaines les jeunes gens que son père avoit fait nourrir avec lui. Il y en avoit dix-sept cent?, capables de répandre dans toute l'armée le courage, la disci- pline, et l'amour du prince. Cela fait, il entra dans l'Ethiopie, qu'il se rendit tributaire. Il continua ses victoires dans l'Asie. Jérusalem fut la première à sentir la force de ses armes. Le té- méraire Roboam ne put lui résister, et Sésoslris enleva les ri- chesses de Salomon. Dieu, par un juste jugement, les avoit livrées entre ses mains. Il pénétra dans les Indes plus loin qu'Hercule ni que Baechus, et plus loin que ne fit depuis Alexandre, puisqu'il soumit le pays au delà du Gange2. Jugez par là si les pays plus voisins lui résistèrent. Les Scythes obéi- rent jusqu'au Tanaïs : l'Arménie et la Cappadoce lui furent sujettes. Il laissa une colonie dans l'ancien royaume de Col- chos, où les mœurs d'Egypte sont toujours demeurées depuis. Hérodote a vu dans l'Asie mineure, d'une mer à l'autre, les monuments de ses victoires avec les superbes inscriptions de Sésostris, roi des rois et seigneur des seigneurs. Il y en avoit jusque dans la Thrace ; et il étendit son empire depuis le Gange jusqu'au Danube. La difficulté des vivres l'empêcha d'entrer plus avant dans l'Europe. Il revint après neuf ans, chargé des dépouilles de tous les peuples vaincus. Il y en eut qui défen- dirent courageusement leur liberté : d'autres cédèrent sans ré- sistance. Sésostris eut soin de marquer dans ses monuments la différence de ces peuples en figures hiéroglyphiques, à la ma- nière des Egyptiens. Pour décrire son empire, il inventa les cartes de géographie. Cent temples fameux, érigés en action de grâces aux dieux tutélaires de toutes les villes, furent les pre- mières aussi bien que les plus belles marques de ses victoires ; et il eut soin de pubJ'ar, par les inscriptions, que ces grands ouvrages avoient été achevés sans fatiguer ses sujets3. Il mettoit sa gloire à les ménager, et à ne faire travailler aux monuments * Diod., lib. I, sect. n, n. 9. B. — « Ibid., n. 9. B. — 3 Herod., lib. H, c. eu etsqq. ; Diod., lib. i, sect. ir, n. 10. B. 548 PARTIE III. - CHAP. III. de ses victoires que les captifs. Salomon lui en avoit donné l'exemple. Ce sage prince n'avoit employé que les peuples tri- butaires dans les grands ouvrages qui ont rendu son règne im- mortel1. Les citoyens étoient attachés à de plus nobles exerci- ces : ils apprenoient à faire la guerre et à commander. Sésostris ne pouvoit pas se régler sur un plus parfait modèle. Il régna trente-trois ans, et jouit longtemps de ses triomphes; beau- coup plus digne de gloire, si la vanité ne lui eût pas fait traî- ner son char par les rois vaincus2. 11 semble qu'il ait dédaigné de mourir comme les autres hommes. Devenu aveugle dans sa vieillesse, il se donna la mort à lui-môme, et laissa l'Egypte riche à jamais. Son empire pourtant ne passa pas la quatrième génération; mais il restoit encore du temps de Tibère des monuments magnifiques qui en marquoient l'étendue et la quantité des tributs3. L'Egypte retourna bientôt à son humeur pacifique. On a môme écrit que Sésostris fut le premier à ra- mollir, après ses conquêtes, les mœurs de ses Egyptiens, dans la crainte des révoltes*. S'il le faut croire, ce ne pouvoit être qu'une précaution qu'il prenoit pour ses successeurs. Car, pour lui, sage et absolu comme il éloit, on ne voit pas ce qu'il pou- voit craindre de ses peuples qui l'adoroient. Au reste, cette pensée est peu digne d'un si grand prince; et c'étoit mal pour- voir à la sûreté de ses conquêtes, que de laisser alfoiblir le courage de ses sujets. 11 est vrai aussi que ce grand empire ne dura guère. Il faut périr par quelque endroit 5. La division se mit en Egypte. Sous Anysis l'aveugle, l'Ethiopien Sabacon en- vahit le royaume6: il en traita aussi bien les peuples, et y fit d'aussi grandes choses qu'aucun des rois naturels. Jamais on ne vit une modération pareille à la sienne, puisque, après cin- quante ans d'un règne heureux, il retourna en Ethiopie pour obéir à des avertissements qu'il crut divins. Le royaume aban- donné tomba entre les mains de Sethon, prêtre de Yulcain, prince religieux à sa mode7, mais peu guerrier, et qui acheva d'énerver la milice en maltraitant les gens de guerre. Depuis ce temps l'Egypte ne se soutint plus que par des milices étran' gères. On trouve une espèce d'anarchie. On trouve douze rois I // Parai., vin, 9.B.— 2 Diod., lib. i, seet. n, n. 10. B.— 3 Tarit., Annal. lib. n, c lx. B. — K Nymphodor., lib. xm Rer. Barbar., in Excerpt. post Herod. B. — 5 « Il faut périr par quelque endroit, » Pensée morale tout â fait dans la manière de Bossuet. Le sens est à peu près : il y a dans les plus grandes choses un point faible, une cause de ruine. — 6 Herod., lib. II, vxvii ; Diod., lib. i, sect. u, n. 18. B. — 7 «Prince religieux à sa mode.» EiprefSOD trop familière. LES EMPIRES. 349 choisis par _e paupie, qui partagèrent entre eux le gouverne- ment du royaume. C'est eux qui ont bâti ces douze palais qui composoient le Labyrinthe. Quoique l'Egypte ne pût oublier ses magnificences, elle fut foible et divisée sous ces douze prin- ces. Un d'eux (ce fut Psammitique) se rendit le maître par le secours des étrangers. L'Egypte se rétablit, et demeura assez puissante pendant cinq ou six règnes. Enfin cet ancien royaume, après avoir duré envi ion seize cents ans, affoibli par les rois de Babylone et par Cyrus, devint la proie de Cambyse, le plu- insensé de tous les princes. Ceux qui ont bien connu l'humeur de l'Egypte, ont reconnu qu'elle n'étoit pas belliqueuse 1 : vous en avez vu les raisons. Elle avoit vécu en paix environ treize cents ans, quand elle produisit son premier guerrier, qui fut Sésostris. Aussi, mal- gré sa milice si soigneusement entretenue, nous voyons sur la lin que les troupes étrangères font toute sa force, qui est un des plus grands défauts que puisse avoir un Etat. Mais les choses humaines ne sont point parfaites, et il est malaisé d'avoir ensemble dans la perfection les arts de la paix avec les avan- tages de la guerre. C'est une assez belle durée d'avoir subsisté seize siècles. Quelques Ethiopiens ont régné à Thèbes dans cet intervalle, entre autres Sabacon, et, à ce qu'on croit, Tharaca. Mais l'Egypte tiroit cette utilité de l'excellente constitution de son Etat, que les étrangers qui la conquéroient entroient dans ses mœurs plutôt que d'y introduire les leurs : ainsi, changeant de maîtres, elle ne changeoit pas de gouvernement. Elle eut peine à souffrir les Perses, dont elle voulut souvent secouer le joug. Mais elle n'étoit pas assez belliqueuse pour se soutenir par sa propre force contre une si grande puissance ; et les Grecs qui la défendoient, occupés ailleurs, étoient contraints de l'abandonner : de sorte qu'elle retomboit toujours sous ses premiers maîtres, mais toujours opiniâtrement attachée à ses an- ciennes coutumes, et incapable de démentir les maximes de ses premiers rois. Quoiqu'elle en retînt beaucoup de choses sous les Ptolémées, le mélange des mœurs grecques et asiatiques Y fut si grand, qu'on n'y reconnut presque plus l'ancienne Egjpte '• , ,. 11 ne faut pas oublier que les temps des anciens rois d'E- gypte sont fort incertains, même dans l'histoire des Egyptiens3. 1 Strah., lib. xvu B. — 2«Le mélange des mœurs grecques, etc. » î! fau- drait, pour plus de clarté : le mélange des mœurs grecques et asiastiques ax&c les anciennes mœurs de l'Egypte fut, etc. — 3 Ecrite par les Egyptiens. 530 PARTIE III. - CHA.P. IV On a peine à placer Osymanduas dont nous voyons de si ma- gnifiques monuments dans Diodore J, et de si belles marques de ses combats. Il semble que les Egyptiens n'aient pas connu le père de Sésostris, qu'Hérodote et Diodore n'ont pas nommé. Sa puissance est encore plus marquée par les monuments qu'il a laissés dans toute la terre, que par les mémoires de son pays ; et ces raisons nous font voir qu'il ne faut pas croire, comme quelques-uns, que ce que l'Egypte publioit de ses antiquités ait toujours été aussi exact qu'elle s'en vantoit, puisqu'elle-même est si incertaine des temps les plus éclatants de sa monarebie 2. CHAPITRE IV. Les Assyriens anciens et nouveaux, les Mèdes et Cyrus. [Sommaire. Ce chapitre paraît plus négligé que les autres, et la matière en est peu développée. — Notions sur le premier empire des Assyriens. — sa durée 2t son itendue moindres en réalité que ne les font quelques historiens. — De ce premier empire sortent ceux de Ninive el de Babylone, bientôt-après réunis. — Grandeur des rois d'Assyrie; orgueil de Nabuchodonosor. — Chute de cet empire. L'auteur in- siste sur la prise de Babylone par Cyrus, ce qui lui donne lieu de décrire le fleuve, et les travaux faits pour le détourner. — Gloire de Cyrus victorieux. ] Le grand empire des Egyptiens est comme détacbé de tous les autres, et n'a pas, comme vous voyez, une longue suite. Ce qui nous reste à dire est plus soutenu, et a des dates plus pré- cises. Nous avons néanmoins encore très-peu de choses certaines touchant le premier empire des Assyriens : mais enfin, en quelque temps qu'on en veuille placer les commencements, selon les diverses opinions des historiens, vous verrez que, lorsque le monde étoit partagé en plusieurs petits Etats, dont les princes songeoient plutôt à se conserver qu'à s'accroître, Ninus, plus entreprenant et plus puissant que ses voisins, les accabla les uns après les autres, et poussa bien loin ses con- 1 Diod., lib. i, seet. n, n. 5. B. — 2 Observation générale sur te chapitre. Bossaet *»crit surtout dans une vue morale ; il s'abstient de toute recherche purement de curiosité ; il se borne à déduire des notions connues et admises les conséquences générales qui tendent à son but. On peut remarquer qu'il passe sous silence beaucoup de choses importantes, telles que le culte des Kgypliens, leur système d'écriture, etc. LES EMPIRES. 551 quêtes du côté de l'orient *. Sa femme, Sémiramis, qui joignit à l'ambition assez ordinaire à son sexe un courage et une suite de conseils 9 qu'on n'a pas accoutumé d'y trouver, soutint les vastes desseins de son mari, et acheva de former cette monarchie. Elle étoit grande sans doute , et la grandeur de Ninive, qu'on met au-dessus de celle de Babylone 3, le montre assez. Mais comme les historiens les plus judicieux * ne font pas cette monarchie si ancienne que les autres nous la représentent, ils ne la font pas non plus si grande. On voit durer trop longtemps les petits royaumes 5 dont il la faudrait composer, si elle étoit aussi ancienne et aussi étendue que le fabuleux Ctésias, et ceux qui l'en ont cru sur sa parole, nous la décrivent. 11 est vrai que Platon 6, curieux observateur des antiquités, fait le royaume de Troie du temps de Priam une dépendance de l'empire des Assyriens. Mais on n'en voit rien dans Homère, qui, dans le dessein qu'il avoit de relever la gloire de la Grèce, n'aurait pas oublié cette circonstance ; et on peut croire que les Assyriens étoient peu connus du côté de l'occident, puisqu'un poëte si savant et si curieux d'orner son poëme de tout ce qui apparte- noit à son sujet, ne les y fait point paraître. Cependant, selon la supputation que nous avons jugée la plus raisonnable, le temps du siège de Troie étoit le beau temps des Assyriens, puisque c'est celui des conquêtes de Sé- miramis : mais c'est qu'elles s'étendirent seulement vers l'o- rient 7. Ceux qui la flattent le plus lui font tourner ses armes de ce côté-là. Elle avoit eu trop de part aux conseils et aux vic- toires de Ninus pour ne pas suivre ses desseins, si convenables d'ailleurs à la situation de son empire ; et je ne crois pas qu'on puisse douter que Ninus ne se soit attaché à l'orient, puisque Justin même, qui le favorise autant qu'il peut 8, lui fait termi- ner aux frontières de la Libye les entreprises qu'il fit du ".ôté de l'occident. Je ne sais donc plus en quel temps Ninive aurait poussé ses conquêtes jusqu'à Troie, puisqu'on voit si peu d'apparence que Ninus et Sémiramis aient rien entrepris de semblable ; et que 1 Diod, lib. H, c. h ; Just. lib. i, c. i. B. — 2 « Une suite de conseils. » une persévérance et un ensemble dans ses desseins. — 3 Strab., lib. xvi. B. — * Herod., lib. i, c. clxxviii, etc. ; Dyonys. Halic, Ant. Rom., lib. i, Prœf. \pp., Prsef. op. B. — § Gen., xiv, 1, 2 ; Jud., m, 8. B. — 6 Plat., de Leg., lib. m. B. — 7 Just., lib. i, ci; Diod., lib. n, c. xn. B. — « Mais c'est qu'elles, etc. » Le sens est : cette contradiction apparente s'explique, si l'on considère que ses conquêtes s'étendirent, etc. •— 8 Qui relève, autant qu'il peut, la gloire de ce prince, 352 PARTIE III. - CHAP. IV. tous leurs successeurs, à commencer depuis leur fils Ninyas, ont vécu dans une telle mollesse et avec si peu d'action, qu'à peine leur nom est-il venu jusqu'ànous, et qu'il faut plutôt s'é- tonner que leur empire ait pu subsister, que de croire qu'il ait pu s'étendre. Il fut sans doute beaucoup diminué par les conquêtes de Se- sostris : mais comme elles furent de peu de durée et peu sou- tenues par ses successeurs, il est à croire que les pays qu'elles enlevèrent aux Assyriens, accoutumés dès longtemps à leur domination, y retournèrent naturellement : de sorte que cet empire se maintint en grande puissance et en grande paix, jusqu'à ce qu'Arbace, ayant découvert la mollesse de ses rois, si longtemps cachée dans le secret du palais, Sardanapale, cé- lèbre par ses infamies, devint non-seulement méprisable, mais encore insupportable à ses sujets. Vous avez vu les royaumes qui sont sortis du débris de ce premier empire des Assyriens, entre autres celui de Ninive et celui de Babylone. Les rois de Ninive retinrent le nom de rois d'Assyrie, et furent les plus puissants. Leur orgueil s'éleva bientôt au delà de toutes bornes par les conquêtes qu'ils firent, parmi lesquelles on compte celle du royaume des Israélites ou de Samarie. Il ne fallut rien moins que la main de Dieu et un miracle visible pour les empêcher d'accabler la Judée sous Ezéchias, et on ne sut plus quelles bornes on pourrait donner à leur puissance 1, quand on leur vit envahir4, un peu après, dans leur voisinage, le royaume de Babylone, où la famille ^yale étoit défaillie. Babylone sembloit être née pour commander à toute la terre. Ses peuples étoient pleins d'esprit et de courage. De tout temps la philosophie régnoit parmi eux avec les beaux-arts, et l'Orient n'avoit guère de meilleurs soldats que les Chaldéens 3 L'anti- quité admire les riches moissons d'un pays que la négligence de ses habitants laisse maintenant sans culture; et son abondance le fit regarder, sous les anciens rois de Perse, comme la troi- sième partie d'un si grand empire *. Ainsi les rois d'Assyrie, enflés d'un accroissement qui ajoutoit à leur monarchie une ville si opulente, conçurent de nouveaux desseins. Nabucho- donosor Ier crut son empire indigne de lui, s'il n'y joignoit 1 « A leur puissance. » A la puissance des rois de Ninive où d'Assyrie. On ne sut désormais prévoir où s'arrêterait leur puissance. Donner a ici le sens de, attribuer par lapensée. — 8 Incorr. pour on les vit. — 3 Xcnoph., Cyrop., ho. m, iv. B. — * Herod., lib. I, c. excu. B. — « La troisième partie. » Le tiers LES EMPIRES. 5o3 tout l'univers. Nabuchodonosor II, superhe plus que tous les rois ses prédécesseurs, après des succès inouïs et des conquêtes surprenantes, voulut plutôt se faire adorer comme un dieu que commander comme un roi. Quels ouvrages n'entreprit-il point dans Babylone ! Quelles murailles , quelles tours , quelles portes, et quelle enceinte y vit-on paroître! Il sembloit que l'ancienne tour de Babel allât être renouvelée dans la hau- teur prodigieuse du temple de Bel, et que Nabuchodonosor voulût de nouveau menacer le ciel. Son orgueil, quoique abattu par la main de Dieu, ne laissa pas de revivre dans ses succes- seurs. Ils ne pouvoient souffrir autour d'eux aucune domina- tion ; et, voulant tout mettre sous le joug, ils devinrent insup- portables aux peuples voisins. Cette jalousie réunit contre eux, avec les rois de Médie et les rois de Perse, une grande partie des peuples de l'Orient. L'orgueil se tourne aisément en cruauté. Comme les rois de Babylone traitoient inhumainement leurs sujets, des peuples entiers, aussi bien que des principaux seigneurs de leur empire se joignirent à Cyrus et aux Mèdes *. Babylone, trop accoutumée à commander et à vaincre pour craindre tant d'ennemis ligués contre elle, pendant qu'elle se croit invincible, devient captive des Mèdes qu'elle prétendoit subjuguer, et périt eniin par son orgueil. La destinée de cette ville fut étrange, puisqu'elle périt pf*r ses propres inventions. L'Euphrate faisait à peu près dans ses vastes plaines le même effet que le Nil dans celles d'Egypte : mais, pour le rendre commode 2, il falloit encore plus d'art et plus de travail que l'Egypte n'en einpîoyoit pour le Nil. L'Eu- phrate étoit droit dans son cours, et jamais ne se débordoit3. Il lui fallut faire k dans tout le pays un nombre infini de canaux, afin qu'il en pût arroser les terres, dont la fertilité devenoit incompa- rable par ce secours. Pour rompre la violence de ses eaux trop impétueuses, il fallut le faire couler par mille détours, et lui creuser de grands lacs5 qu'une sage reine revêtit avec une ma- gnificence incroyable. Nitocris, mère de Labynite, autrement iiOi?mié Nabonide ou Balihasar, dernier roi de Babylone, fit ces grands ouvrages 6, Mais cette reine entreprit un travail bien 1 Xenoph., Cyrop., 11b. ni, iv. B.— 2 Pour en tirer le parti convenable. Coih mode, au sens de commodus. — 3 ilerod., lib. i, c. exem. — * « Il lui fal~ lut faire, etc. » Locution négligée. Il fallut creuser sur les lords de et fleuve un nombre, etc. — 3 « Et lui creuser de grands lacs. » L'auleur per- soiinifie pour ainsi dire PEuphrale. — 6 « Fit ces grands ouvrages. » Tour d» phrase latin, 21. 3S4 Partie hi. - chap. iv plus merveilleux : ce fut d'élever sur l'Euphrate un pont de pierre, afin que les deux côtés de la ville, que l'immense largeur de ce fleuve séparoit trop, pussent communiquer ensemble. Il fallut donc mettre à sec une rivière si rapide et si profonde en détournant ses eaux dans un lac immense que la reine avoit fait creuser. En même temps on bâtit le pont, dont les solides matériaux étoient préparés; et on revêtit de briques les deux bords du fleuve jusqu'à une bauteur étonnante, en y laissant des descentes revêtues de même, et d'un aussi bel ouvrage que les murailles de la ville. La diligence du travail en égala la grandeur *. Mais une reine si prévoyante ne songea pas qu'elle apprenoit à ses ennemis à prendre sa ville. Ce fut dans le même lac qu'elle avoit creusé, que Cyrus détourna l'Euphrate, quand, désespérant de réduire Babylone ni par force ni par famine, il s'y ouvrit des deux côtés de la ville le passage que nous avons vu tant marqué par les prophètes. Si Babylone eût pu croire qu'elle eût été2 périssable comme toutes les choses humaines, et qu'une confiance insensée ne l'eût pas jetée dans l'aveuglement, non-seulement elle eût pu prévoir ce que fit Cyrus, puisque la mémoire d'un travail semblable étoit récente, mais encore, en gardant toutes les descentes, elle eût accablé les Perses dans le lit de la rivière où ils passoient. Mais on ne songeoit qu'aux plaisirs et aux fes- tins : il n'y avoit ni ordre ni commandement réglé. Ainsi pé- rissent non-seulement les plus fortes places, mais encore les plus grands empires. L'épouvante se mit partout : le roi im- pie fut tué; et Xénophon, qui donne ce titre au dernier roi de Babylone 3, semble désigner par ce mot les sacrilèges de Bal- thasar, que Daniel nous fait voir punis par une chute si sur- prenante. Les Mèdes, qui avoient détruit le premier empire des Assy- riens, détruisirent encore le second, comme si cette nation eût dû être toujours fatale à la grandeur assyrienne. Map à cette dernière fois la valeur et le grand nom de Cyrus h* que les Perses ses sujets eurent la gloire de cette conquête. En effet, elle est due entièrement à ce héros qui, ayant été élevé sous une discipline sévère et régulière, selon la coutume des Perses, peuples alors aussi modérés que * depuis ils ont été 1 Hérod ., lib. n, c. clxxxv, et stjq. R. — * a Qu'elle eût été. » Incorrec- tion, pour qu'elle fût, etc.—3 Xenoph., Cyrop. lib. vu, c. v. B.— * «Aussi modérés que. » Aussi simples et sévères dans lours mœurs que. LES EMPIRES. ' 355 voluptueux, fut accoutumé dès son enfance à une vie sobre et militaire *. Les Mèdes, autrefois si laborieux et si guerriers ■, mais à la fin ramollis par leur abondance, comme il arrive tou- jours, avoient besoin d'un tel ge'néral. Cyrus se servit de leurs richesses et de leur nom toujours respecté en Orient; mais il- mettoit l'espérance du succès dans les troupes qu'il avoit ame- nées de Perse. Dès la première bataille, le roi de Babylone fut tué et les Assyriens mis en déroute 8. Le vainqueur offrit le duel au nouveau roi; et en montrant son courage, il se donna la réputation d'un prince clément qui épargne le sang des su- jets. Il joignit la politique à la valeur. De peur de ruiner un si beau pays, qu'il regardoit déjà comme sa conquête, il fit ré- soudre que les laboureurs seroient épargnés de part et d'autre *. Il sut réveiller la jalousie des peuples voisins contre l'orgueil- leuse puissance de Babylcne qui alloit tout envahir ; et enfin la gloire qu'il s'étoit acquise, autant par sa générosité et par sa justice que par le bonheur de ses armes, les ayant tous réunis sous ses étendards, avec de si grands secours il soumit cette vaste étendue de terre dont il composa son empire. C'est par là que s'éleva cette monarchie. Cyrus la rendit si puissante, qu'elle ne pouvoir guère manquer de s'accroître sous ses successeurs. Mais pour entendre ce qui l'a perdue, il ne faut que comparer les Perses et les successeurs de Cyrus avec les Grecs et leurs généraux, surtout avec Alexandre. CHAPITRE V. Les Perses, les Grecs et Alexandre. [Sommaire. Après quelques mots sur Cyrus et Darius, l'auteur décrit les mœurs des Perses, le mode de gouvernement, les devoirs de la royauté, l'éducation des en- fants, et fart militaire. Il insiste sur les défauts de leur manière de faire la guerre avec des masses confuses et un attirail somptueux, ce qui lui donne occasion de peindre les Grecs, mieux disciplinés, mieux organisés. Après cette transition amenée par le sujet principal de ce chapitre, qui est la rivalité des Perses et des Grecs, l'auteur s'étend sur les derniers, et parcourt successivement les institutions et Jes mœurs grecques : — amour de la patrie et de la liberté, — soumission aux lois, — esprit national, — administration de la justice; — l'auteur donne la définition de la liberté selon les Grecs, et, peu partisan de cette forme de gouvernement, il en si gnale cependant les avantages relatifs. — Les philosophes et les poètes contribuaient aussi à former l'esprit public. — De tout cela, haine et rivalité entre les Grecs et les Asiatiques, dès les temps anciens. — Guerre de Troie. — Contraste des mœurs grec- ques et des mœurs asiatiques.— Expéditions de Darius et de Xerxès. — Après la vic- toire les Grecs se Avisent ; 1er. rois de Perse fomentent cette division. Prépondérance * Xenoph., lin. i. B. — 2 Polyb., lib. v, c. xliv., lib. x, e. xxiv. B. — Xenoph., Cyrop., iv, v. B. — * Ibid., lib. v. P- 356 PARTIE III. - CHAP. V. d'Athènes et de Sparte, rivalité de ces deux républiques. L'auteur s'attache à peindre le» traits différents qui caractérisent l'une et l'autre ; il indique la guerre du Pélo- ponnèse : puis, par l'expédition des Grecs sous le jeune Cyrus, il fait voir la force de cette nation. — Philippe, — Alexandre. — Après avoir esquissé le caractère de Darius, l'auteur trace le portrait d'Alexandre en relevant sa supériorité. — Conquêtes d'Alexandre; — sa mort; — son empire divisé; — ruine de sa maison. — Réflexions »ur la caducité des choses humaines. — L'auteur finit par quelques mots sur les royaumes formés des débris de l'empire d'Alexandre.] Cambyse , fils de Cyrus, fut celui qui corrompit les mœurs des Perses l. Son père, si bien élevé parmi les soins de la guerre, n'en prit pas assez 2 de donner au successeur d'un si grand em- pire une éducation semblable à la sienne ; et, par le sort ordi- naire des choses humaines, trop de grandeur nuisit à la vertu. Darius, fils d'Hystaspe, qui d'une vie privée fut élevé sur le trône, apporta de meilleures dispositions à la souveraine puis- sance, et fit quelques efforts pour réparer les désordres. Mais 3a corruption étoit déjà trop universelle : l'abondance avoit in- troduit trop de dérèglement dans les mœurs, et Darius n'avoit pas lui-même conservé assez de force pour être capable de re- dresser tout à fait les autres. Tout dégénéra sous ses successeurs, et le luxe des Perses n'eut plus de mesure. Mais, encore que ces peuples devenus puissants eussent beau- coup perdu de leur ancienne vertu en s'abandonnant aux plai- sirs, ils avoient toujours conservé quelque chose de grand et de noble. Que peut-on voir de plus noble que l'horreur qu'ils avoient pour le mensonge 3, qui passa toujours parmi eux pour un vice honteux et bas? Ce qu'ils trouvaient le plus lâche, après le mensonge, étoit de vivre d'emprunt. Une telle vie leur pa- roissoit fainéante, honteuse, serviie, et d'autant plus méprisa- ble, qu'elle portoit à mentir. Par une générosité naturelle à leur nation, ils traitaient honnêtement 4 les rois vaincus. Pour Deu que les -enfants de ces princes fussent capables de s'accommoder avec les vainqueurs, ils les laissoient commander dans leur pays avec presque toutes les marques de leur ancienne grandeur 5. Les Perses étoient honnêtes, civils, libéraux envers les étran- gers, et ils savoient s'en servir. Les gens de mérite étoient con- nus parmi eux, et ils n'épargnoient rien pour les gagner. Il est vrai qu'ils ne sont pas arrivés à la connoissance parfaite de cette 5§e qui apprend à bien gouverner. Leur grand empire fut iiirs régi avec quelque confusion. Ils ne surent jat 1 Plat., de Le9 politiques et militaires, seulement pour conserver leur État^en paix, ou pour protéger leurs alliés opprimés, comme ils en fai- soient le semblant, il faudroit autant louer leur équité que leur valeur et leur prudence. Mais quand ils eurent goûté la dou- ceur de la victoire, ils voulurent que tout leur cédât, et ne pré- tendirent à rien moins qu'à mettre premièrement leurs voisins, et ensuite tout l'univers sous leurs lois. Pour parvenir à ce but, ils surent parfaitement conserver leurs alliés, les unir entre eux, jeter la division et la jalousie parmi leurs ennemis, pénétrer leurs conseils l, découvrir leurs mtelligences, et prévenir leurs entreprises. Ils n'observoient pas seulement les démarches de leurs en- nemis, mais encore tous les progrès de leurs voisins : curieux * surtout, ou de diviser ou decontre-balancerpar quelque autre endroit les puissances qui devenoient trop redoutables, ou qui mettoient de trop grands obstacles à leurs conquêtes. Ainsi les Grecs avoient tort de s'imaginer, du temps de Po- lybe, que Rome s'agrandissoit plutôt par hasard3 que par con- duite4. Ils étoient trop passionnés pour leur nation et trop ja- loux des peuples qu'ils voyoient s'élever au-dessus d'eux : ou peut-être que, voyant de loin l'empire romain s'avancer si vite, sans pénétrer les conseils qui faisoient mouvoir ce grand corps, ils attribuoient au hasard, selon la coutume des nommes, les effets dont les causes ne leur étoient pas connues. Mais Po- lybe5, que son étroite familiarité avec les Romains faisoit en- trer si avant dans le secret des affaires, et qui observoit de si près la politique romaine durant les guerres puniques, a été plus équitable que les autres Grecs, et a vu que les conquête? de Rome étoient la suite d'un dessein bien entendu. Car i. voyoit les Romains, du milieu de la mer Méditerranée, porter leurs regards partout aux environs jusqu'aux Espagnes et jus- qu'en Syrie ; observer ce qui s'y passoit, s'avancer régulière- ment et de proche en proche, s'affermir avant que de s'éten- dre ; ne se point charger de trop d'affaires ; dissimuler quelque temps, et se déclarer à propos ; attendre qu'Annibal fût vaincu 1 « Pénétrer leurs conseils.» Les desseins qu'ils formaient dans leurs pro- pres délibérations; « découvrir leurs intelligences» avec d'autres peuples. Toutes ces expressions ont autant de justesse que de précision.—2 « Curieux.» Soigneux, empressés : racine, cura. — 3 « Par hasard que par conduite. » Devaient plutôt leurs progrès au hasard qu'à la sagesse soutenue de leurs desseins. — 4 Polyb., lib. i, c. lxiii. B. — 5 « Mais Polybe, etc. » Style pé- riodique, sans forme oratoire ; énumération par incises de faits rapportés à j'fdée principale. 2 3. 390 PARTIE III. - CHAP. VI. pour désarmer Philippe, roi de Macédoine, qui l'avoit favorisé; après avoir commencé l'affaire, n'être jamais las ni contents jusqu'à ce que tout fût fait ; ne laisser aux Macédoniens aucun moment pour se reconnoître; et, après les avoir vaincus, ren- dre, par un décret public à la Grèce, si longtemps captive, la liberté à laquelle elle ne pensoit plus ; par ce moyen répandre d'un côté la terreur, et de l'autre la vénération de leur nom : c'en étoit assez pour conclure que les Romains ne s'avançoient pas à la conquête du monde par hasard, mais par conduite \ C'est ce qu'a vu Polybe dans le temps des progrès de Rome. Denys d'Halicarnasse, qui a écrit après l'établissement de l'em- pire et du temps d'Auguste, a conclu la même chose2, en repre- nant dès leur origine les anciennes institutions de la république romaine, si propres de leur nature à former un peuple invin- cible et dominant. Vous en avez assez vu pour entrer dans les sentiments de ces sages historiens, et pour condamner Plutarque, qui, toujours trop passionné pour ses Grecs, attribue à la seule fortune la grandeur romaine, et à la seule vertu celle d'Alexandre3 . Mais plus ces historiens 4 font voir de dessein dans les con- quêtes de Rome, plus ils y montrent d'injustice. Ce vice est in- séparable du désir de dominer, qui aussi pour cette raison est justement condamné par les règles de l'Evangile. Mais la seule philosophie suffit pour nous faire entendre que la force nous est donnée pour conserver notre bien, et non pas pour usurper celui d'autrui. Cicéron l'a reconnu ; et les règles qu'il a données pour faire la guerre 6 sont une manifeste condamnation de la conduite des Romains. Il est vrai qu'ils parurent assez équitables au commencement de leur république. Il sembloit qu'ils vouloient eux-mêmes mo- dérer leur humeur guerrière, en la resserrant dans les bornes que l'équité prescrivoit. Qu'y a-l-il de plus beau ni de plus saint que le collège des Féciaux, soit que Numa en soit le fondateur, comme le dit Denys d'Halicarnasse6, ou que ce soit Ancus Mar- tius, comme le veut Tite-Live 7? Ce conseil étoit établi pour juger si une guerre étoit juste : avant que le sénat la proposât, 1 Montesquieu a développé admirablement cette observation. Voy. Gran- deur et Décadence des Romains, c. VI, De la conduite que les Romains tin- rent pour soumettre tous les peuples. — 2 Dionys. Halic., Ant. Rom., lib. i, 11. B. — 3 Plut., lib. de fort. Alex, et de fort. Rom. B. — * « Mais plus «es historiens, etc. » Transition par opposition. Bans ces passages, Bossuet juge avec les régies du droit humain et du droit divin la politique romaine. — 8 Cic, de Ofjic., lib. I, c. xi, xn ; lib. ni, c. xxv. B. — e Bionys Halic, Ant. Rom., lib. a, c. xix. EL — 7 TU. Liv., lib. i, c. xxxn. B. LÉS EMPIRES. lus communément cruels envers.— s «Laisser des spectacles. » Laisser en partant les traces du carnage , etc. Ce mot spectacle fait une image frap- pante. — epolyb., lib. x, c. xv. — 7 « A oui attendoit 1, force » Toar el- liptique: à ceux qui ne cédaient Qu'à la foi ce 392 PARTIE III. - CHAP. VI. que c'étoit le meilleur moyen de s'assurer leurs conquêtes. Le sénat tenoit en bride les gouverneurs, et faisoit justice aux peu- ples. Cette compagnie étoit regarde'e comme l'asile des oppres- se's ' : aussi les concussions et les violences ne furent-elles con- nues parmi les Romains que dans les derniers temps de la république, et jusqu'à ce temps la retenue * de leurs magistrats étoit l'admiration de toute la terre. Ce n'étoit donc pas3 de ces conquérants brutaux et avares qui ne respirent que le pillage, ou qui établissent leur domi- nation sur la ruine des pays vaincus. Les Piomains rendoient meilleurs tous ceux qu'ils prenoient, en y faisant fleurir la jus- tice, l'agriculture, le commerce, les arts même, et les scien- ces, après qu'ils les eurent une fois goûtées. C'est ce gui leur a donné l'empire le plus florissant et le mieux établi, aussi bien que le plus étendu qui fut jamais. Depuis l'Euphrate4 et le Tanaïs jusqu'aux Colonnes d'Hercule et à la mer Atlantique, toutes les terres, toutes les mers leur obéissoient : du milieu et comme du centre de la mer Méditer- ranée, ils embrassoient toute l'étendue de cette mer, pénétrant au long et au large tous les Etats d'alentour, et la tenant entre deux pour faire la communication de leur empire. On est en- core effrayé quand on considère que les nations qui font à pré- sent des royaumes si redoutables, toutes les Gaules, toutes les Espagnes, la Grande-Bretagne presque tout entière, l'Illyrique jusqu'au Danube, la Germanie jusqu'à l'Elbe, l'Afrique jusqu'à ses déserts affreux et impénétrables, la Grèce, la Thrace, la Sy- rie, l'Egypte, tous les royaumes de l'Asie mineure et ceux qui sont enfermés entre le Pont-Euxin et la mer Caspienne, et les autres que j'oublie peut-être, ou que je ne veux pas rapporter, n'ont été durant plusieurs siècles que des provinces romaines. Tous les peuples de notre monde, jusqu'aux plus barbares, ont respecté leur puissance; et les Romains y ont établi presque partout, avec leur empire, les lois et la politesse5. C'est une espèce de prodige que, dans un si vaste empire, qui embrassoit tant de nations et tant de royaumes, les peuples aient été si obéissants et les révoltes si rares. La politique ro- maine y avoit pourvu par divers moyens qu'il faut vous expli- quer en peu de mots. 1 «Oppressés. » Opprimés. — - «La retenue.» La probité, la modération : cnntirwntia, modestia. — Var. « De la république, et la retenue, etc ;> — 8 « Ce n'étoit donc pas, etc. » Tour peu correct; pour ils n'étaient ou ce n'étaient donc pas. — * « Depuis l'Euphrate, etc. » Beau tableau de l'éten- du^ de l'empire romain. — 5 « Politesse. » Civilisation. LES EMPIRES. 393 Les colonies romaines, établies de tous côtés dans l'empire, faisoient deux effets1 admirables : l'un, de décharger la ville d'un grand nombre de citoyens, et la plupart pauvres; l'autre, de garder les postes principaux, et d'accoutumer peu à peu les peuples étrangers aux mœurs romaines. Ces colonies, qui portoient avec elles leurs privilèges, de- meuroient toujours attachées au corps de la république , et peuploient tout l'empire de Romains. Mais, outre les colonies, un grand nombre de villes obtenoient pour leurs citoyens le droit de citoyens romains ; et, unies par leur intérêt au peuple dominant, elles tenoient dans le devoir les villes voisines. Il arriva à la fin que tous les sujets de l'empire se crurent Romains. Les honneurs du peuple victorieux peu à peu se com- muniquèrent aux peuples vaincus : le sénat leur fut ouvert, et ils pouvoient aspirer jusqu'à l'empire. Ainsi, parla clémence romaine, toutes les nations n'étoient plus qu'une seule nation, et Rome fut regardée comme la commune patrie. Quelle facilité n'apportoit pas à la navigation et au commerce cette merveilleuse union de tous les peuples du monde sous un même empire? La société romaine embrassoit tout; et, à la réserve de quelques frontières inquiétées quelquefois par les voisins, tout le reste de l'univers jouissoit d'une paix profonde. Ni la Grèce, ni l'Asie mineure, ni la Syrie, ni l'Egypte, ni en- fin la plupart des autres provinces, n'ont jamais été sans guerre que sous l'empire romain ; et il est aisé d'entendre qu'un com- merce si agréable des nations servoit à maintenir dans tout le corps de l'empire la concorde et l'obéissance. Les légions, distribuées pour la garde des frontières, en dé- fendant le dehors afïermissoient le dedans. Ce n'étoit pas la coutume des Romains d'avoir des citadelles dans leurs places, ni de fortifier leurs frontières ; et je ne vois guère commencer ce soin que sous Yalentinien Ier. Auparavant on mettoit la force et la sûreté de l'empire uniqmment dans les troupes, qu'on disposoit de manière qu'elles se prêtoient la main les unes les autres2. Au reste, comme l'ordre étoit qu'elles campassent tou- jours, les villes n'en étoient point incommodées; et la discipline ne permettoit pas aux soldats de se répandre dans la campa- gne. Ainsi les armées romaines ne troubloient ni le commerce ni le labourage. Elles faisoient dans leur camp comme une es- 1 « Faisoient deux effets. » On dirait à présent, avaient. — 8 II fiudrai» : Les unes aux autres. ?9i PARTIE [IL - CHAP. VI. pèce de villes, qui ne différoient des autres que parce que les travaux y étoient continuels, la discipline plus sévère, et le commandement plus ferme. Elles étoient toujours prêtes pour le moindre mouvement ; et c'étoit assez pour tenir les peuples dans le devoir, que de leur montrer seulement dans le voisi- nage cette milice invincible. Mais rien ne maintenoit tant la paix de l'empire, que Tordre de la justice. L'ancienne république l'avoit établi ; les empe- reurs et les sages l Font expliqué sur les mêmes fondements ; tous les peuples, jusqu'aux plus barbares, le regardoient avec admiration, et c'est par là principalement que les Romains étoient jugés dignes d'être les maîtres du monde. Au reste, si les lois romaines ont paru si saintes que leur majesté subsiste encore malgré la ruine de l'empire, c'est que le bon sens 2, qui est le maître de la vie humaine3, y règne partout, et qu'on ne voit nulle part une plus belle application des principes de l'é- quité naturelle. Malgré cette grandeur du nom romain, malgré la politique profonde et toutes les belles institutions de cette fameuse ré- publique, elle portoit en son sein la cause de sa ruine, dans la jalousie perpétuelle du peuple contre le sénat, ou plutôt des plébéiens contre les patriciens. Romulus avoit établi cette dis- tinction*. Il falloit bien que les rois eussent des gens distingués qu'ils attachassent à leur personne par des liens particuliers, et par lesquels ils gouvernassent le reste du peuple. C'est pour cela que Romulus choisit les Pères5, dont il forma le corps du sénat. On les appeloit ainsi à cause de leur dignité et de leur âge ; et c'est d'eux que sont sorties 6 les familles patriciennes. Au reste, quelque autorité que Romulus eût réservée au peu- ple, il avoit mis les plébéiens en plusieurs manières dans la dépendance des patriciens ; et cette subordination nécessaire à 1 « Les empereurs et les sages. » Les empereurs, par leurs édils, les sages, c'est-à-dire les jurisconsultes, par leurs réponses, expliquaient et dévelop- paient les régies du droit, en s'appuyant toujours sur les principes posés dans "a Foi des Douze Tables.— 2 « C'est que le bon sens, etc. » Le droit romain a encore "l'autorité de la raison écrite. — 3 « Qui est le maître de la vie hu- maine. » Pensée célèbre et souvent citée. — * Dionys. Halic.lib. n, c iv. B. — « Cette distinction. » Il y a ici une syllepse; la distinction désignée par le mot cette, n'est pas littéralement exprimée ; elle résulte du sens des mots qui précèdent. — 5 «Choisit les Pères. » Ellipse; choisit des citoyens qu'il appela Pères, et dont, etc. — 6 Var. « Que sont sorties dans la suite les fa- milles, etc.» Dans la suite était de trop et semblait dire que la naissance des familles patriciennes élait postérieure à Romulus. LES EMPIRES. 593 la royauté avoit été conservée, non-seulement sous les rois, mais encore dans la république. C'étoit parmi les patriciens qu'on prenoii toujours les sénateurs. Aux patriciens apparte- noient les emplois, les commandements, les dignités, même celle du sacerdoce; et les Pères, qui avoient été les auteurs de la liberté, n'abandonnèrent pas leurs prérogatives. Mais la ja- lousie se mit bientôt entre les deux ordres ; car je n'ai pas be- soin de parler ici des chevaliers romains, troisième ordre comme mitoyen entre les patriciens et le simple peuple, qui prenoit tantôt un parti et tantôt l'autre. Ce fut donc entre ces deux ordres que se mit la jalousie : elle se réveilloit en diverses occasions ; mais la cause profonde qui l'entretenoit étoit l'a- mour de la liberté. La maxime fondamentale de la république étoit de regarder la liberté comme une chose inséparable du nom romain. Un peuple nourri dans cet esprit, disons plus, un peuple qui se croyoitné pour commander aux autres peuples1, et que Virgile, Î)our cette raison, appelle si noblement un peuple roi, ne vou- oit recevoir de loi que de lui-même. L'autorité2 du sénat étoit jugée nécessaire pour modérer les conseils publics, qui, sans ce tempérament, eussent été trop tu- multueux. Mais, au fond, c'étoit au peuple à donner les com- mandements, à établir les lois, à décider de la paix et de la guerre. Un peuple, qui jouissoit des droits les plus essentiels de la royauté, entroit en quelque sorte dans l'humeur des rois. îl vouloit bien être conseillé, mais non pas forcé par le sénat. Tout ce qui paroissoit trop impérieux, tout ce qui s'élevoit au- dessus des autres, en un mot tout ce qui blessoit ou sembloit blesser l'égalité que demande un Etat libre, devenoit suspect à ce peuple délicat. L'amour de la liberté, celui de la gloire et des conquêtes rendoitde tels esprits difficiles à manier; et cette audace, qui leur faisoit tout entreprendre au dehors, ne pouvoi manquer de porter la division au dedans Ainsi Rome si jalouse de sa liberté, par cet amour de la liberté3 qui étoit le fondement de son Etat, a vu la division se jeter entre tous les ordres dont elle étoit composée. De là, ces jalousies furieuses entre le sénat et le peuple, entre les patri- ciens et les plébéiens; les uns alléguant toujours que la liberté 1Tu regere imperio populos, Romane mémento. Virg. JEneid, vi, ▼. 851. — 2« L'autorité. » L'approbation, la sanction — 8 « Par cet amour, etc. » Inversion : ce membre phrase dépend de .a proposition suivante : À eu la division 396 PARTIE III. - CIIÀP. VII. excessive se détruit enfin elle-même; et les autres craignant, au contraire, que l'autorité, qui de sa nature croît toujours, ne dégénérât enfin en tyrannie. Entre ces deux extrémités, un peuple d'ailleurs si sage ne put trouver le milieu. L'intérêt particulier, qui fait que de part ou d'autre on pousse plus loin qu'il ne faut même ce qu'on a commencé pour le bien public, ne permettoit pas qu'on de- meurât dans des conseils modérés. Les esprits ambitieux et re- muants excitoient les jalousies pour s'en prévaloir; et ces jalou- sies, tantôt plus couvertes et tantôt plus déclarées, selon les temps, mais toujours vivantes dans le fond des cœurs, ont eniin causé ce grand cnangement qui arriva du temps de César, et les autres qui ont suivi1. CHAPITRE VII. La suite des changements de Rome est expliquée. [Sommaire. Avant de chercher les causes des révolutions de Rome, Bossuet trace un tableau rapide de ces grands événements. Il passe en revue la fondation de Rome, les institutions de Romulus et de Numa, les autres rois , le renversement de la royauté et l'établissement du consulat, les progrès de li puissance populaire, le tri- bunat, le décemvirat, et en même temps la rivalité des deux ordres. Après la ruine de Cartilage, les progrès de l'ambition amènent les guerres civiles. — Marins et Sylla. — Pompée et César. — Le second triumvirat. — Les dernières guerres civiles. — Oc- tave victorieux. — Naissance de l'empire : longtemps florissant, il est, plus tard, troublé par les guerres civiles et étrangères. — La puissance impériale est considé- rée comme un héritage. L'empire est plusieurs fois partagé. — Partage définitif. — Attaques et invasions des Barbares. — Patine et dissolution de l'empire romain. — Cliarlemagne. — .\piès ce récit, l'auteur étudie les causes qui ont amené les révo- lutions et la décadence dePiome; les principales sont : sous la République, la riva- lité des deux ordres, le pouvoir des hommes substitué à celui des lois ; sous l'Empire, la licence et l'influence dominante de l'année. Considérée dans ses rapports exté- rieurs, Rome a d'abord .à résister aux peuples étrangers; puis elle est conquérante, elle domine sur le monde; elle déchoit et périt. — Causes secondaires de la déca- dence de Rome : les violences des créanciers, l'accroissement du nombre des esclaves, les factions, les progrès Ju luxe, la misère d'une nombreuse multitude, enfin le génie et 1" caractère dea hommes dominants.] 11 vous sera aisé d'en découvrir toutes les causes, si, après avoir bien compris l'humeur 2 des Romains et la constitution 1 Yoy. Montesquieu, Grandeur et Décadence des Romains, c. vin, Des divisions qui furent toujours dans la ville; et c. ix, dans lequel il s'efforce de prouver que « ce fut uniquement la grandeur de la république qui fil le mal, et qui changea en guerres civiles les tumultes populaires.» ~- 2 « L'hu- meur. » Le caractère. LES EMPIRES ô\)l de leur république, vous prenez soin d'observer un certain nombre d'événements principaux, qui, quoique arrivés en des temps assez éloignés *, ont une liaison manifeste. Les voici ra- massés* ensemble pour une plus grande facilité. Romulus, nourri dans la guerre, et réputé fils de Mars, bâtit Rome, qu'il peupla de gens ramassés, bergers, esclaves, vo- leurs, qui étoient venus chercher la franchise et l'impunité dans l'asile3 qu'il avoit ouvert à tous venants : il en vint aussi quelques-uns plus qualifiés et plus honnêtes *. Il nourrit ce peuple farouche dans l'esprit de tout entre- prendre par la force, et ils eurent 5 par ce ruoyen jusqu'aux femmes qu'ils épousèrent. Peu à peu il établit l'ordre, il réprima les esprits par des lois très-saintes 6. Il commença par la religion, qu'il regarda comme le fondement des Etats 7. 11 la fit aussi sérieuse, aus?i grave, et aussi modeste que les ténèbres de l'idolâtrie le pou- voient permettre. Les religions étrangères et les sacrifices qui n'étoient pas établis par les coutumes romaines furent défen- dus. Dans la suite, on se dispensa de cette loi; mais c'étoit l'intention de Romulus qu'elle fût gardée, et on en retint tou- jours quelque chose. Il choisit parmi tout le peupie ce qu'il y avoit de meilleui pour en former le conseil public, qu'il appela le Sénat. Il le composa de deux ou trois cents 8 sénateurs, dont le nombre fut encore après augmentes et de là sortirent les familles nobles qu'on appeloit patriciennes. Les autres s'appeloient les plé- béiens, c'est-à-dire le commun peuple. Le sénat devoit digérer9 et proposer toutes les affaires : il en régloit quelques-unes souverainement avec le roi; mais les plus générales10 étoient rapportées au peuple, qui en décidoit. Romulus, dans une assemblée où il survint tout à coup un grand orage, fut mis en pièces par les sénateurs, qui Je trou- 1 «Assez éloignés.» Eloignés les uns des autres. — - « Ramassés. » La répétition de ce mot dans deux phrases si rapprochées est une négligence de style. — 3 « Asile. » Au sens propre asylum, écovXov , comme dans l'expression droit d'asile. Cet asile était situé dans un petit bois qui occu- pait le milieu du mont Capitolin, entre la Forteresse et le temple de Jupiter. îl existait encoie sous les derniers empereurs de Rome ; on le conservait comme un lieu sacré. — 4 « Plus qualifiés et plus honnêtes. » D'un rang et d'un caractère plus honorables. — s « Ils eurent. » Au sens fort de ce mot : Habuerunt ; ils obtinrent.— % «Très-saintes.» Imprimant un grand respect; au sens du latin sanctissimis legibus. — 7 Dionys. Halic, lib. il. c. xvi. B. — 8 VAR.wDe deux cents.» — 9 «Digérer.» Examinera fond une affaire.— 10 «Le* plus générales.» Celles dont l'objet était le plus général et le plus important, 398 PARTIE III. - CHAP. VU. soient trop impérieux; et l'esprit d'indépendance commença dès lors à paroître dans cet ordre. Pour apaiser le peuple, qui aimoit son prince, et donner une grande idée du fondateur de la ville, les sénateurs publiè- rent que les dieux î'avoient enlevé au ciel, et lui firent dresser des autels. Numa Pompilius, second roi, dans une longue et profonde paix acheva de former les mœurs, et de régler la religion sur les mêmes fondements que Romulus avoit posés. Tullus Hostilius établit par de sévères règlements la disci- pline militaire, et les ordres de la guerre, que son successeur Ancus Martius accompagna de cérémonies sacrées, aiin de rendre la milice sainte et religieuse. Après lui, Tarquin l'Ancien, pour se faire des créatures *, augmenta le nombre des sénateurs jusqu'au nombre 8 de trois cents, où ils demeurèrent fixés durant plusieurs siècles, et commença les grands ouvrages qui dévoient servir a la c modité publique 3. Servius TuIIius projeta l'établissement d'une république sous le commandement de deux magistrats annuels qui seroient choisis par le peuple. ' i En haine de Tarquin le Superoe, la royauté fut abolie, ave, des exécrations horribles contre tous ceux qui entreprendroieni de la rétablir; et Brutus fit jurer au peuple qu'il se maintien- •uroit éternellement dans sa liberté. Les mémoires * de Servius TuIIius furent suivis dans ce changement. Les consuls, élus par le peuple entre les patri- ciens, étoient égalés aux rois, à la réserve qu'ils étoient deux qui avoient entre eux un tour réglé pour commander, et qu'ils changeoient tous les ans. Collatin, nommé consul avec Brutus comme ayant été avec lui l'auteur de la liberté, quoique mari de Lucrèce dont la mort avoit donné lieu au changement, et intéressé plus que tous les autres à la vengeance de l'outrage qu'elle avoit reçu devint suspect parce qu'il étoit de la famille royale, et fut chassé. Valère, substitué à sa place, au retour d'une expédition où il 1 «Pour se faire des créatures.» Expression franche et familier.— ««Aug- menta le nombre jusqu'au nombre, etc. «Phrase négligée et peu correcte — «A la commodité publique.» A l'usage, à l'avantage du publie. Nous avons vu plusieurs foù commode pris en ce sens.- k « Les mémoires. » Les projets. ies notes. r * * LES EMPIRES. 309 avoit délivré sa pairie des Yéientes et des Étrunens, fut soup- çonné par le peuple d'affecter la tyrannie *, à cause d'une mai- son qu'il faisoit bâtir sur une éminence s. Non-seulement il cessa de bâtir, mais devenu tout populaire a aoique patricien, il établit la loi qui permet d'appeler au peuple, et lui attribue en certains cas le jugement en dernier ressort. Par cette nouvelle loi la puissance consulaire fut aifoiblie dans son origne, et le peuple étendit ses droits. A l'occasion des contraintes qui s'exécutoient pour dettes par les ricbes contre les pauvres, le peuple, soulevé contre la puissance des consuls et du sénat, fit cette retraite fameuse au mont Àventin. Il ne se parloit que de liberté dans ces assemblées; et le peuple romain ne se crut pas libre s'il n'avoit des voies légi- times 3 pour résister au sénat *. On fut contraint de lui accor- der des magistrats particuliers, appelés tribuns du peuple, qui pussent l'assembler et le secourir contre l'autorité des consuls, par opposition ou par appel. Ces magistrats, pour s'autoriser 5, nourrissoient la division entre les deux ordres, et ne cessoient de flatter le peuple, en proposant que les terres des pays vaincus 6, ou ie prix qui proviendrait de leur vente, fût partagé entre les citoyens 7. Le sénat s'opposoit toujours constamment 8 à ces lois rui- neuses à l'Etat, et vouloit que le prix des terres fût adjugé au trésor public. Le peuple se laissoit conduire à 2 ses magistrats séditieux, el conservoit néanmoins assez d'équité pour admirer la vertu des grands hommes qui lui résistoient. * « Affecter la tyrannie. » Expression élégante empruntée du latin, pou; aspirer à. Voltaire a dit en parlant du cardinal Fleury : • Et qui n'affecta rien que le pouvoir suprême. » 8 « D'une maison qu'il faisoit bâtir, etc. » La plupart des villes souverai- nes de l'antiquité étaient bâties autour d'un? émiaeoee, souvent dominée par une citadelle : ceux qui parvenaient â s'en emparer obtenaient de fait le pouvoir suprême : chez les peuples gouvernés par un roi, le palais était sur cette hauteur: toujours aussi il y avait un temple. 11 suffit de citer Iiion, la Cadmée, l'Àcropolis d'Athènes, le Capitolc de Rome, et la plupart des - un peu importantes de l'Italie antique. — 3 « Des voies légitimes. » Au sens de légitimas, légal, déterminé par la loi. - * Dionys. Halic, lib. vi, c. vm et sqq. B. — s « p^r s'autoriser. » Pour se donner plus d'autorité. Aujour- d'hui autoriser ne signifie plus donner l'autorité, mais donner une autori- sation. — 6 « Les terres des pays vaincus, etc. » C'est ce qu'on nomme la loi agraire. —7 Entre les citoyens pauvres.— 8 «Constamment. » Avec fer- meté.— ^ « Se laissoit conduire à. » Aujourd'hui la grammaire exigerait en ce cas conduire par. 400 PARTIE IL. - CHAI». VII. Contre ces dissensions domestiques, le sénat ne trouvoit point de meilleur remède que de faire naître continuellement des occasions de guerres étrangères. Elles empêchoient les di- visions d'être poussées à l'extrémité, et réunissoient les ordres dans la défense de la patrie. Pendant que les guerres réussissent et que les conquêtes s'augmentent, les jalousies se réveillent. Les deux partis, fatigués de tant de divisions qui mena- çaient l'Etat de sa ruine, conviennent de faire des lois pour donner le repos aux uns et aux autres, et établir l'égalité qui doit être 1 dans une ville libre. Chacun des ordres prétend que c'est à lui qu'appartient l'é- tablissement de ces lois. La jalousie, augmentée par ces prétentions, fait qu'on ré- sout d'un commun accord une ambassade en Grèce pour y rechercher les institutions des villes de ce pays, et surtout les lois de Solon, qui étoient les plus populaires. Les lois des Douze-Tables sont établies , mais les décemvirs 2, qui les rédi- gèrent, furent privés du pouvoir dont ils abusoient. Pendant que tout est tranquille3, et que des lois si équi- tables semblent établir pour jamais le repos public, les dissen- sions se réchauffent par les nouvelles prétentions du peuple, qui aspire aux honneurs et au consulat, réservé jusqu'alors au premier ordre. La loi pour les y admettre est proposée. Plutôt que de ra- baisser le consulat, les Pères consentent à la création de trois nouveaux magistrats, qui auroient * l'autorité des consuls sous le nom de tribuns militaires, et le peuple est admis à cet hon- neur 5. Content d'établir son droit, il use modérément de sa vic- toire, et continue quelque temps à donner Je commandement aux seuls patriciens. Après de longues disputes on revient au consulat, et peu à peu les honneurs deviennent communs entre les deux ordres, quoique les patriciens soient toujours plus considérés dans les élections. 1 «Qui doit être.» Être au sens propre et fort, haberi.— 2 Var. «Et les dé- cemvirs, etc.»— 3 Var. «Pendant qu'on voit tout tranquille, etc.»— 4 «Consen- tent... qui auroient. » Incorrection. On pourrait dire : Magistrats revêtus, sous le nom de tribuns militaires, d'une autorité égale à celle des consuls.—5 «A cet honneur. » Au sens du latin honor, qui signifie charge, dignité, fonction, ou encore titre, distinction, mais non pas honneur au sens abstrait, dignitas. LES EMPIRES. 401 Les guerres continuent, et les Romains soumettent, après cinq cents ans *, les Gaulois Cisalpins, leurs principaux enne- mis, et toute Tltalie 2. Là commencent les guerres puniques ; et les choses en vien- nent si avant, que chacun de ces deux peuples 3 jaloux croit ne pouvoir subsister que par la ruine de l'autre. Rome '* prête à succomber se soutient principalement , du- rant ses malheurs, par la constance et par la sagesse du sénat. A la fin la patience romaine l'emporte : Annibal est vaincu, et Carthage subjuguée par Scipion l'Africain. Rome victorieuse s'étend prodigieusement, durant deux cents ans, par mer et par terre, et réduit tout l'univers sous sa puissance. En ces temps, et depuis la ruine de Carthage, les charges, dont la dignité aussi bien que le profit s'augmentoit 3 avec l'empire, furent briguées avec fureur. Les prétendants ambi- tieux ne songèrent qu'à flatter le peuple ; et la concorde des ordres, entretenue 6 par l'occupation des guerres puniques, se troubla plus que jamais. Les Gracques mirent tout en confu- sion, et leurs séditieuses propositions furent le commencement de toutes les guerres civiles. Alors on commença à porter des armes, et à agir par la force ouverte dans les assemblées du peuple romain, où chacun auparavant vouloit l'emporter par les seules voies légitimes, et avec la liberté des opinions 7. La sage conduite du sénat et les grandes guerres survenues modérèrent les brouilleries. Mariùs, plébéien, grand homme de guerre, avec son élo- quence militaire et ses harangues séditieuses, où il ne cessoir d'attaquer l'orgueil de la noblesse, réveilla la jalousie du peuple, e-t s'éleva par Ge moyen aux plus grands honneurs. Sylla, patricien, se mit à la tète du parti contraire; et devint l'objet de la jalousie de Marius. Les brigues et la corruption peuvent tout dans Piome. L'a- mour de la patrie et le respect des lois s'y éteint. 1 « Après cinq eenls ans. » Sous-entendu, depuis la fondation de Rome.— sApp., Preef. op.B.— 3« Chacun de ces deux peuples.» Syllepse très-hardie : L'auteur, en disant guerres puniques, a pensé, guerres entre les Romains et les Carthaginois.— 4 «Rome prête à succomber.» Incorrection. Il faudrait près de— 5 «S'augmentoit.» Au temps de Bossuet ce verbe était réfléchi, au- jourd'hui il est neutre : augmentait. — 6 « Entretenue. » Il y a ici un peu d'obscurité, entretenue Jusqu'alors. -~ ? Vell. Paterc, lit» . it, c. tu. 402 PARTIE 111. - CUAP. VII Pour comble de malheurs, les guerres d'Asie apprennent ie uxe aux Piomains, et augmentent l'avarice*. En ce temps, les généraux commencèrent à s'attacher * leurs soldats, qui ne regardoient en eux jusqu'alors que le caractère de l'autorité publique Sylla, dans la guerre contre Mithridate, laissoit enrichir ses soldats pour les gagner. Marius, de son côté, proposoit à ses partisans des partages d'argent et de terre. Par ce moyen, maîtres de leurs troupes, l'un sous prétexte de soutenir le sénat, et l'autre sous le nom du peuple, ils se firent une guerre furieuse jusque dans l'enceinte de la ville. Le parti de Marius et du peuple fut tout à fait abattu, et Sylla se rendit souverain sous le nom de dictateur. Il fit des carnages effroyables, et traita durement le peuple, et par voie de fait et de paroles, jusque dans les assemblées lé- gitimes3. Plus puissant et mieux établi que jamais, il se réduisit de lui-même à la vie privée, mais après avoir fait voir que le peu- ple romain pouvoit souffrir un maître*. Pompée, que Sylla avoit élevé, succéda à une grande partie de sa puissance. 11 flattoit tantôt le peuple et tantôt le sénat pour s'établir : mais son inclination et son intérêt l'attachèrent enfin au dernier parti. Vainqueur des pirates, des Espagnes, et de tout l'Orient, il devient tout-puissant dans la république, et principalement dans le sénat. César, qui veut du moins être son égal, se tourne du oôté du peuple, et imitant dans son consulat les tribuns les plus sédi- tieux, il propose, avec des partages de terre, les lois les plus populaires qu'il put inventer5. La conquête des Gaules porte au plus haut point la gloire et la puissance de César. Pompée et lui s'unissent par intérêt, et puis se brouillent par jalousie. La guerre civile s'allume. Pompée croit que son 1 « L'avarice. » ÀtartHa, violent désir d'avoir, et non, comme chez nous, au sens ordinaire, soin excessif de conserver. — 2 « S'attacher. » Sous-en- tendu, personnellement. Celle pensée profonde mérite qu'on s'y arrête. — 8 m Légitimes.» Voy. ci-dessus, page 399, note 3. — * « Pouvoit souffrir un maître. » Pensée d'un sens étendu, renfermée en peu de mois. - 5 « Il propose... qu'il put inventer. » Incorrection. L^s deux verbes devraient être au même temps LES EMPIRES. 405 seul nom soutiendra tout, et se néglige1. César, actif et pré- voyant, remporte la victoire, et se rend le maître. Il fait diverses tentatives pour voir si les Romains pourroient* s'accoutumer au nom de roi : elles ne servent qu'à le rendre odieux. Pour augmenter la haine publique, le sénat lui dé- cerne des honneurs jusqu'alors inouïs dans Rome : de sorte qu'il est tué en plein sénat comme un tyran3. Antoine, sa créature, qui se trouva consul au temps de sa mort, émut le peuple* contre ceux qui l'avoient tué, et tâcha de profiter des hrouilleries pour usurper l'autorité souveraine. Lépidus, qui avoit aussi un grand commandement sous César, tâcha de le maintenir. Enfin le jeune César, à l'âge de dix-neuf ans, entreprit de venger la mort de son père, et chercha l'oc- casion de succéder à sa puissance. Il sut se servir, pour ses intérêts, des ennemis de sa maison, eî même de ses concurrents. Les troupes de son père se donnèrent à lui, touchées du nom de César, et des largesses prodigieuses qu'il leur fit. Le sénat ne peut plus rien : tout se fait par la force et par les soldats, qui se livrent à qui plus leur donne. Dans cette funeste conjoncture, le triumvirat abattit tout ce que Rome nourrissoit de plus courageux et de plus opposé à la tyrannie. César et Antoine défirent Rrutus et Cassius : la li- berté expira avec eux. Les vainqueurs, après s'être défaits du foihle Lépide, firent divers accords et divers partages, où Cé- sar, comme plus habile, trouvant toujours le moyen d'avoir la meilleure part, mit Rome dans ses intérêts, et prit le dessus. Antoine entreprend en vain de se relever, et la bataille Actia- que soumet tout l'empire à la puissance d'Auguste César. Rome, fatiguée et épuisée par tant de guerres civiles, pour avoir du repos, est contrainte de renoncer à la liberté 8. La maison des Césars, s'attachant, sous le grand nom. d'em- pereur, le commandement des armées, exerce une puissance absolue. Rome, sous les Césars, plus soigneuse de se conserver que de s'étendre, ne fait presque plus de conquêtes que pour éloi- gner les- Barbares qui vouloient entrer dans l'empire. 1 « Se néglige.» Expression forte dans sa simplicité ; néglige le soin de set affaires. — 2 « Il fait... pourroient. » Incorrection déjà notée plusieurs fois. Il faudrait : il fit. — s « Comme un tyran » Incorrection et équivoque. Il fallait comme tyran, comme aspirant à la tyrannie.— ■* « Emut le peuple. » Souleva le peuple. Movit. — 5 Voy Montesquieu, Grandeur et décadence des Romains, c. xn et xm 404 PARTIE III. - CHAi\ VII. A la mort de Caligula, le sénat, sur le point de rétablir .a liberté et la puissance consulaire, en est empêcbé par les gens de guerre, qui veulent un clief perpétuel, et que leur chef soit le maître. Dans les révoltes causées par les violences de Néron, chaque armée élit un empereur; et les gens de guerre connoissent qu'ils sont maîtres de donner l'empire. Ils s'emportent l jusqu'à le vendre publiquement au plus of- frant, et s'accoutument à secouer le joug. Avec l'obéissance, la discipline se perd. Les bons princes s'obstinent en vain à la conserver ; et leur zèle pour maintenir l'ancien ordre de la milice romaine ne sert qu'à les exposer à la fureur des soldats. Dans les changements d'empereur, chaque armée entrepre- nant de faire le sien, il arrive des guerres civiles et des massa- cres effroyables. Ainsi l'empire s'énerve par le relâchement de la discipline, el tout ensemble il s'épuise par tant de guerres intestines. Au milieu de tant de désordres, la crainte et la majesté du nom romain diminuent. LesParthes souvent vaincu s deviennent redoutables du côté de l'Orient , sous l'ancien nom de Perses qu'ils reprennent. Des nations septentrionales, qui habitoient des terres froides et incultes, attirées par la beauté et par la ri- chesse de celle de l'empire, en tentent rentrée de toutes parts. Un seul homme ne suffit plus à soutenir le fardeau d'un em- pire si vaste et si fortement attaqué. La prodigieuse multitude des guerres et l'humeur des sol- , qui vouloient voit à leur tête des empereurs et des césars, oblige à les multiplier. L'empire même étant regardé comme un bien héréditaire, ,'mpereurs se multiplient naturellement par la multitude d îs enfants des princes. Marc-Aurèle associe son frère à l'empire. Sévère fait se? s enfants empereurs. La nécessité des affaires oblige Dio- clétien à partager l'Orient et l'Occident entre lui et Maximien : m d'eux surchargé se soulage en élisant deux césars. Par cette multitude d'empereurs et de césars, l'Etat est ac- cablé d'une dépense excessive, le corps de l'empire est désuni, et les guerres civiles se multiplient. Constantin, fils de l'empereur Constantius Chlorus, partage 1 «Ils s'emportent.» Expression métaphorique: leur licence et leur au- dace vont jusqu'au point de. LES EMPIRES. 405 l'empire comme un héritage entre ses enfants : lu postérité suit ees exemples, et on ne voit presque plus un seul empe- reur * . La mollesse d'Honorius et celle de Valentinien III, empe- reur d'Occident, fait tout périr. L'Italie et Rome même sont saccagées à diverses fois, et de- viennent la proie des Barbares. Tout FOccident est à l'abandon2. L'Afrique est occupée par les Vandales, l'Espagne par les Visigoths , la Gaule par les Francs, la Grande-Bretagne par ies Saxons, Rome et l'Italie même par les Hérules, et ensuite par les Ostrogoths. Les em- pereurs romains se renferment dans l'Orient» et abandonnent le reste, même Rome et l'Italie. L'empire reprend quelque force sous Justinien, par la va- leur de Bélisaire et de Narsès. Rome, souvent prise et reprise, demeure enfin aux empereurs. Les Sarrasins, devenus puissants par la division de leurs voisins et par la nonchalance des em- pereurs, leur enlèvent la plus grande partie de l'Orient, et les tourmentent tellement de ce côté-là, qu'ils ne songent plus à l'Ita- lie. Les Lombards y occupent les plus belles et les plus riches provinces. Rome, réduite à l'extrémité par leurs entreprises continuelles, et demeurée sans défense du côté de ses empe- reurs, est contrainte de se jeter entre les bras des François. Pépin, roi de France, passe les monts et réduit les Lombards. Charlemagne, après en avoir éteint la domination, se fait cou- ronner roi d'Italie, où sa seule modération conserve quelques petits restes aux successeurs des Césars ; et en l'an 800 de no- tre Seigneur, élu empereur par les Romains, il fonde le nouvel empire. Il est maintenant 3 aisé de connoître les causes de l'élévation et de la chute de Rome. Vous voyez que cet Etat fondé sur la guerre, et par là natu- rellement disposé à empiéter sur ses voisins, a mis tout l'uni- vers sous le joug, pour avoir porté au plus haut point la poli- tique et l'art militaire. Vous voyez les causes des divisions de la république et fina- lement de sa chute, dans les jalousies de ses citoyens, et dans 1 «On ne voit presque plus un seul empereur.» Tour concis, mais équi- voque, pour : on ne voit presque plus, à partir de cette époque, l'empire gouverné par un seul homme. — 2 « A l'abandon. » Gallicisme familier et énergique.— • V,\r. ail vous est maintenant, etc.» 24 *06 PARTIE III. - CHAP. VII. /amour de la liberté poussé jusqu'à un excès et une délica- tesse1 insupportables. Vous n'ayez plus de peine à distinguer tous les temps de Rome*, soit que vous vouliez la considérer en elle-même, soit que vous la regardiez par rapport aux autres peuples ; et vous voyez les changements qui dévoient suivre la disposition des affaires en chaque temps. En elle-même, vous la voyez au commencement dans un état monarchique établi selon ses lois primitives, ensuite dans sa liberté, et enfin soumise encore une fois au gouvernement monarchique, mais par force et par violence. Il est aisé 3 de concevoir de quelle sorte s'est formé l'état po- pulaire, ensuite des4 commencements qu'il avoit dès les temps de la royauté ; et vous ne voyez pas dans une moindre évidence comment dans la liberté s'établissoient peu à peu les fonde- ments de la nouvelle monarchie. Car, de même que vous avez vu le projet de république dressé dans la monarchie par Servius Tullius, qui donna comme un premier goût de la liberté au peuple romain, vous avez aussi observé que la tyrannie de Sylla, quoique passagère, quoique courte, a fait voir que Rome, malgré sa fierté, étoit autant ca- pable de porter le joug que les peuples qu'elle tenoit asservis. Pour connoître ce qu'a opéré successivement cette jalousie furieuse entre les ordres, vous n'avez qu'à distinguer les deux temps que je vous ai expressément marqués : l'un, où le peuple étoit retenu dans certaines bornes par les périls qui l'environ- noient de tous côtés; et l'autre, où n'ayant plus rien à craindre au dehors, il s'est abandonné sans réserve à sa passion. Le caractère essentiel de chacun de ces deux temps, est que dans l'un l'amour de la patrie et des lois retenoit les esprits, et que dans l'autre tout se decidoit par l'intérêt et par la force. De là s'ensuivoit encore que, dans le premier de ces deux temps, les hommes de commandement, qui aspiroient aux hon- neurs par les moyens légitimes, tenoient les soldats en bride et attachés à la république; au lieu que dans l'autre temps, où la violence emportoit tout, ils ne songeoient qu'à les ménager, 1 « Une délicatesse. » Une susceptibilité.— 8 « Les temps de Rome. » Lee époques, avec leurs caractères et leurs mœurs. Tempora se prend souvent en ce sens : « tempora eivilia sunt status et conversioncs civitatum.» Ernesti, Index latin. Cicemn.— 3 TA*. «11 vous est maintenant, etc.»'-* « Ensuite des » Par suite des. Ensuite n'est plus usité en ce sens. LES EMPIRES. 407 pour les faire entrer dans leurs desseins malgré l'autorité du sénat. Par ce dernier état la guerre étoit1 nécessairement dans Ptome, et par le génie de la guerre le commandement venoit naturelle- ment entre les mains d'un seul chef: mais parce que8 dans la guerre, où les lois ne peuvent plus rien, la seule force décide, il falloit que le plus fort demeurât le maître; par conséquent, 511e l'empire retournât en la puissance d'un seul. Et les choses s'y disposoient tellement par elles-mêmes, que Polybe, qui a vécu dans le temps le plus florissant de la répu- blique, a prévu, par la seule disposition des affaires, que l'Etat de Rome, à la longue, reviendroit à la monarchie 3. La raison de ce changement est que la division entre les or- dres4 n'a pu cesser parmi les Romains que par l'autorité d'un maître absolu, et que d'ailleurs la liberté étoit trop aimée pour être abandonnée volontairement. Il falloit donc peu à peu l'af- foiblir par des prétextes spécieux, et faire par ce moyen qu'elle pût être ruinée par la force ouverte. La tromperie, selon Aristote3, devoit commencer en flattant le peuple, et devoit naturellement être suivie de la violence. Mais de là on devoit tomber dans un autre inconvénient par la puissance des gens de guerre, mal inévitable à cet Etat. En effet, cette monarchie que formèrent les Césars s'étant érigée par les armes, il falloit qu'elle fût toute militaire; et c'est pourquoi elle s'établit sous le nom d'empereur, titre pro- pre et naturel du commandement des armées. Par là vous avez pu voir que, comme la république avoit son foible inévitable, c'est-à-dire la jalousie entre le peuple et le sénat, la monarchie des Césars avoit aussi le sien; et ce foible étoit la licence des soldats qui les avoient faits. Car il n'étoit pas possible que les gens de guerre, qui avoient changé le gouvernement et établi les empereurs, fussent long- temps sans s'apercevoir que c'étoient eux en effet qui dispo- soient de l'empire. Vous pouvez maintenant ajouter aux temps que vous venez d'observer, ceux qui vous marquent l'état et le changement de la milice; celui où elle est soumise et attachée au sénat et au peuple romain ; celui où elle s'attache à ses généraux ; celui où 1 « La guerre étoit » Éclatait, exsistebat : le verbe être a ici son sens fort et originaire.— 2 Va*. « La guerre étoit nécessaire dans Rome; et parce que. etc.»— ' Polyb., lib. vi, c. 1, et sqq. XLiet sqq. B. — 4 « La division euue .es ordres. » Division, discorde. — 3 Polit., lib. v, c. iv. H. .108 PARTIE III - CHAP. Vil. elle les élève à la puissance absolue sous le tilre militaire d'em- pereurs; celui où, maîtresse en quelque façon de ses propres empereurs qu'elle créoit, elle les fait et les défait à sa fantaisie. De là le relâchement; de là les séditions et les guerres que vous avez vues ; de là enfin la ruine de la milice avec celle de l'empire. Tels sont les temps remarquables qui nous marquent les changements de l'Etat de Rome considérée en elle-même. Ceux qui nous la font connoître par rapport aux autres peuples ne sont pas moins aisés à discerner. Il y a le temps où elle combat contre ses égaux , et où elle est en péril1. Il dure un peu plus de cinq cents ans, et finit à la ruine des Gaulois en Italie, et de l'empire des Carthaginois. Celui où elle combat, toujours plus forte et sans péril, quel- que grandes que soient les guerres qu'elle entreprenne. Il dure deux cents ans, et va jusqu'à l'établissement de l'empire des Césars. Celui où elle conserve son empire et sa majesté. Il dure quatre cents ans, et finit au règne de Théodose le Grand. Celui enfin où son empire, entamé de toutes parts, tombe peu à peu. Cet Etat, qui dure aussi quatre cents ans, commence aux enfants de Théodose, et se termine enfin à Charlemagne. Je n'ignore pas, Monseigneur, qu'on pourroit ajouter aux causes de la ruine de Piome beaucoup d'incidents particuliers. Les rigueurs des créanciers sur leurs débiteurs ont excité de grandes et de fréquentes révoltes. La prodigieuse quantité de gladiateurs et d'esclaves, dont Rome et l'Italie étoient surchar- gées, ont causé d'effroyables violences et même des guerres san- glantes. Rome, épuisée par tant de guerres civiles et étrangères, se fit tant de nouveaux citoyens, ou par brigue ou par raison, qu'à peine pouvoit-elle se reconnoître elle-même parmi tant d'étran- gers qu'elle avoit naturalisés. Le sénat se remplissoit de Bar- bares : le sang romain se mùloit : l'amour de la patrie, par le- quel Rome s'étoit élevée au-dessus de tous les peuples du monde, n'étoit pas naturel à ces citoyens venus de dehors; et les autres se gâtoient parle mélange. Les partiales2 se multiplioient avec cette prodigieuse multiplicité de citoyens nouveaux; et les esprits turbulents y trouvoientde nouveaux moyens de brouiller et d'entreprendre. 1 « En péril. » En aanger permanent. — 2 a Partialités. «Factions, \>arlis ; partialité ne se prend plus q 'au sens abstrait, disposition à favoriser tel (hi M. LES EMPIRES. 409 Cependant le nombre des pauvres s'augmentoit sans fin par ie luxe, par les débauches et par la fainéantise qui s'introdui- 50 i t . Ceux qui se voyoient ruinés n'avoient de ressource que dans les séditions, et, en tout cas, se soucioient peu que tout périt après eux. On sait que1 c'est ce qui fit la conjuration de Catilina. Les grands ambitieux2, et les misérables qui n'ont rien à perdre, aiment toujours le changement. Ces deux genres de citoyens prévaloient dans Rome ; et l'état mitoyen 3, qui seul tient tout en balance dans les Etats populaires, étant le plus foible, il falloit que la république tombât. On peut joindre encore à ceci l'humeur et le génie particu- lier de ceux qui ont causé les grands mouvements, je veux dire des Gracques, de Marius, de Sylla, de Pompée, de Jules César, d'Antoine et d'Auguste. J'en ai marqué quelque chose; mais je me suis attaché principalement à vous découvrir les causes universelles et la vraie racine du mal, c'est-à-dire cette jalou- sie entre les deux ordres, dont il vous étoit important de con- férer toutes les suites4. CHAPITRE VIII. Conclusion de tout le discours précédent, où l'on montre qu'il faut tout rapporter à une Providence. [Sommaire. L'auteur achève son ouvrage par des réflexions oratoires, où, s'éie- vant à la plus haute éloquence, il fait voir au-dessus de toutes les causes secondai- res l'action de la Providence, qui, avec un pouvoir souverain, dirige, élève ou con fond la sagesse humaine, qui tient en sa main toutes choses, conduit les révolutions au but qu'elle s'est proposé, et prend pour ses .instruments les hommes dont îa volonté entraîne les nations. Bossuet, dans les dernières lignes du Discours, en pro- et la continuation, dessein qu'il n'a point réalisé, et conclut par une pensée sur importance suprême, pour l'homme, de la religion et du salut. ] Mais souvenez-vous, Monseigneur, que ce long enchaînement des causes particulières, qui font et défont les empires, dépend des ordres secrets de la divine Providence. Dieu tient du dIus 1 Var.«Vous savez que, etc.»— 2 «Les grands ambitieux.» Ambitieux forme une proposition incidente elliptique, parce qu'ils sont ambitieux.— -3 «L'état mitoyen. » La classe moyenne. — * Observ. génér. Ce chapitre est écrit en phrases courtes, et divisé en un grand nombre d'alinéas. Celte forme conve- nait pour une série de faits que l'auteur voulait détacher et mettre en relier avec les réflexions qu'iis suggèrent, tout en ics exposant dans leur ordre successif. 24. 410 PARTIE III. - CHÀP. VIII. haut des cieux les rênes de tous les royaumes J ; il a tous les cœurs en sa main : tantôt il retient les passions; tantôt il leur lâché la bride, et par là il remue tout le genre humain. Veut-il faire des conquérants? il fait marcher l'épouvante devant eux, et il inspire à eux et à leurs soldats une hardiesse invincible. V eut-il faire des législateurs? il leur envoie son esprit de sa- gesse et de prévoyance ; il leur fait prévenir les maux qui me- nacent les Etats, et poser les fondements de la tranquillité pu- blique. Il connoît la sagesse humaine, toujours courte par quelque endroit - ; il l'éclairé, il étend ses vues, et puis il l'aban- donne à ses ignorances : il l'aveugle, il la précipite, il la con- fond par elle-même : elle s'enveloppe, elle s'embarrasse dans ses propres subtilités, et ses précautions lui sont un piège. Dieu exerce par ce moyen ses redoutables jugements, selon les règles de sa justice toujours infaillible. C'est lui qui prépare les effets dans les causes les plus éloignées, et qui frappe ces grands coups dont le contre-coup 3 porte si loin. Quand il veut lâcher le dernier et renverser les empires, tout est foible et irrégulier dans les conseils. L'Egypte, autrefois si sage, marche enivrée, étourdie et chancelante4, parce que le Seigneur a répandu l'es- prit de vertige dans ses conseils ; elle ne sait plus ce qu'elle iait, elle est perdue. Mais que les hommes ne s'y trompent pas : Dieu redresse quand il lui plaît le sens égaré; et celui qui insultoit à l'aveuglement des autres, tombe lui-même dans des ténèbres plus épaisses, sans qu'il faille souvent autre chose, pour lui renverser le sens, que ses longues prospérités. C'est ainsi que Dieu règne sur tous les peuples. Ne parlons plus de hasard ni de fortune, ou parlons-en seulement comme d'un nom dont nous couvrons notre ignorance. Ce qui est ha- sard à l'égard de nos conseils incertains, est un dessein concerté dans un conseil plus haut, c'est-à-dire dans ce conseil éternel qui renferme toutes les causes et tous les effets dans un même ordre. De cette sorte tout concourt à la même fin ; et c'est faute d'entendre le tout, que nous trouvons du hasard ou de l'irrégu- larité dans les rencontres particulières 5. 1 « Dieu tient.... les rênes, etc. » Voy., pour comparer, l'exorde de l' Oraison funèbre de la Heine d'Angleterre. — - « Toujours courte par quelque en- droit, n Pensée profonde, expression concise, passage souvent cité. — 3 « Ces grands coups, etc. » Simplicité d'expression jointe à l'élévation de la pensée. — k « Enivrée, étourdie et chancelante. » Métaphore poétique empruntée (la style des livres saints. Cette nuance, propre au sujet, donne à ce passage plus d'éclat et de force. — 5 « Les rencontres particulières. » Les incidents parti- culiers. LES EMPIRES. 411 Par là se vérifie ce que dit l'apôtre1, que « Dieu est heureux, « et le seul puissant, roi des rois, et seigneur des seigneurs. » Heureux, dont le repos est inaltérable 2, qui voit tout changer sans changer lui-même, et qui fait tous les changements par un conseil immuable ; qui donne et qui ôte la puissance ; qui la transporte d'un homme à un autre, d'une maison à une autre, d'un peuple à un autre, pour montrer qu'ils ne l'ont tous que par emprunt, et qu'il est le seul en qui elle réside naturellement. C'est pourquoi tous ceux qui gouvernent se sentent assujettis a une force majeure. Ils font plus ou moins qu'ils ne pensent, et leurs conseils n'ont jamais manqué d'avoir des effets impré- vus. INi ils ne sont maîtres des dispositions3 que les siècles passés ont mises dans les affaires, ni ils ne peuvent prévoir le cours que prendra l'avenir, loin qu'ils le puissent forcer*. Celui-là seul tient tout en sa main, qui sait le nom de ce qui est et de ce qui n'est pas encore 5 , qui préside à tous les temps, et prévient tous les conseils. Alexandre ne croyoit pas travailler pour ses capitaines , ni ruiner sa maison par ses conquêtes. Quand Brutus inspiroit au peuple romain un amour immense de la liberté, il ne songeoit pas qu'il jetoit dans les esprits le principe de cette licence ef- frénée, par laquelle la tyrannie qu'il vouloit détruire devoit être un jour rétablie plus dure que sous lesTarquins. Quand les Cé- sars flattoient les soldats, ils n'avoient pas dessein de donner des maîtres à leurs successeurs et à l'empire. En un mot, il n'y a point de puissance humaine qui ne serve malgré elle à d'autres desseins que les siens. Dieu seul sait tout réduire6 à sa volonté. C'est pourquoi tout est surprenant, à ne regarder que les causes particulières, et néanmoins tout s'avance avec une suite réglée. Ce Discours vous le fait entendre ; et pour ne plus parler des autres empires, vous voyez par combien de conseils imprévus, mais toutefois suivis en eux-mêmes, la fortune de Rome a été menée depuis Romulus jusqu'à Clîarlernagne. Vous croirez peut-être, Monseigneur, qu'il auroit fallu vous dire quelque chose de plus de vos François7 et de Gharlemagne 1 / ÏYm., vi, 15. B.—2 «Heureux, dont le repos, etc.» Développement du mot heureux pris dans les paroles de l'apôtre : cette incidente, sans verbe, est jointe parune apposition hardie àlaphrase précédente. — 3 « Des dispositions.» Un arrangement, un état des choses. — * « Le puissent forcer. » Métaphore tirée du travail par lequel on dirige ou l'on change le cours d'une rivière. — 5 « Oui sait le nom de ce qui est, etc.» Pensée très-propre à donner ans idée de la prescience divine. — 6 « Réduire.» Ramener, redncere. — 7 « De ■>os François. » Gallicisme, de$ Français, vcs compatriotes 4i2 •ARTfE I!!. - CHAI'. VIII. qui a fondé le nouvel empire. Mais, outre que son histoire fail partie de celle de France que vous écrivez vous-même, et qut vous avez déjà si fort avancée, je me réserve à vous faire un second Discours, où j'aurai une raison nécessaire de vous parler de la France et de ce grand conquérant, qui étant égal en va- leur à ceux que l'antiquité a le plus vantés, les surpasse en piété, en sagesse et en justice. Ce même Discours vous découvrira les causes des prodigieux succès de Mahomet et de ses successeurs. Cet empire, qui a com- mencé deux cents ans avant Charlemagne , pouvoit trouver sa place dans ce Discours ; mais j'ai cru qu'il valoit mieux vous (aire voir dans une même suite ses commencements et sa dé- cadence. Ainsi je n'ai plus rien à vous dire sur la première partie de l'histoire universelle. Vous en découvrez tous les secrets, et il ne tiendra plus qu'à vous d'y remarquer toute la suite de la re- ligion et celle des grands empires jusqu'à Charlemagne. Pendant que vous les verrez tomber presque tous d'eux- mêmes, et que vous verrez la religion se soutenir par sa pro- pre force, vous connoîtrez aisément quelle est la solide gran- deur, et où un homme sensé doit mettre son espérance1. 1 L'auteur finit comme il a commencé, par de grands enseignements reli- gieux. Bossuet écrivait sous un roi très-puissant et grand par ses conquêtes. La royauté n'était alors limitée, pour ainsi dire, que par la loi divine ; il était donc d'une haute utilité de faire sentir à un jeune prince la fragilité de la puis- sance humaine, ce n'était pas un lieu commun: la nécessité de suivre la vo- lonté de Dieu est d'ailleurs un enseignement de tous les temps. Bossuet a par- lé de ces grands devoirs, de ces grandes vérités avec une digne éloquence On retrouve ici la magnificence de style, le feu et le mouvement de ses orai- sons funèbres. FIN TABLE DES MATIERES P»çot- AVERTISSEMENT SUR CETTE NOUVELLE ÉDITION I INTRODUCTION...., il Avast-propos. Dessein général de cet ouvrage ; sa division en tro>3 parties » r . \ PREMIÈRE PARTIE. LES ÉPOQUES OU LA SUITE DES TEMPS. Ire Époque. Adam, ou la création. (Premier âge du monde.) 6 IIe Epoque. Noé, ou le déluge. (Deuxième âge du monde.) 0 IIIe Epoque. La vocation d'Abraham, ou le commencement du peuple de Dieu et de l'alliance. (Troisième âge du monde.) 12 IVe Epoque. Moïse, ou la loi écrite. (Quatrième âge du monde.) 15 Ve Epoque. La prise de Troie. (Cinquième âge du monde.) 18 Vie Epoque Salomon, ou le temple achevé 20 VIIe Epoque. Romulus, ou Rome fondée 23 VIIIe Epoque. Cyrus, ou les Juifs rétablis. (Sixième âge du monde.) . . 38 IXe Epoque. Scipion, ou Carlhage vaincue 59 Xe Epoque. Naissance de Jésus-Christ. (Septième et dernier âge du monde.) 70 XIe Epoque. Constantin, ou la paix de l'Église 85 XIIe Epoque. Charlemagne, ou l'établissement du nouvel empire m DEUXIÈME PARTIE. LA SUITE DE LA RELIGION. Chap. Ier. La création et les premiers temps 115 Chap. II. Abraham et les patriarche?. , ., , 132 Chap. III. Moïse, la loi écrite, et l'introduction du peuple dans la Terre promise 1*1 Chap. IV. David, Salomon, les rots et les prophètes 157 Chap. V. La vie et le ministère prophétiques : les jugements de Dieu déclarés par les prophéties , » . . 167 Chap. VI. Jugements de Dieu sur Nabuchodonosor, sur les rois ses suc- cesseurs, et sur tout l'empire de Babylone ,,.. 171 4U TABLE DES MATIÈRES. p»g«*. Chap. VIL Diversité des jugements de Dieu; jugement de rigueur sur Babylone ; jugement de miséricorde sur Jérusalem 17* Cîiap. VIII. Retour du peuple sous Zorobabel, Esdras et Néhémias. . . . 175 Chap. IX. Dieu, prêt à faire cesser les prophéties, répand ses lumières plus abondamment que jamais 176 Chap. X. Prophéties de Zacharie et d'Aggée 179 Chap. XL La prophétie de Malachie, qui est le dernier des prophètes, et l'achèvement du second temple t . 181 Chap. XII. Les temps du second temple ; fruits des châtiments et des prophéties précédentes ; cessation de l'idolâtrie et des faux prophè- tes 183 Chap. XIII. Longue paix dont ils jouissent ; par qui prédite 184 Chap. XIV. Interruption et rétablissement de la paix ; division dans ce peuple saint ; persécution d'Antiochus ; tout cela prédit 186 Chap. XV. Attente du Messie : sur quoi fondée ; préparation à son rè- gne et à la conversion des Gentils 190 Chap. XVI. Prodigieux aveuglement de l'idolâtrie avant la venue du Messie .... L5 Chap. XVII. Corruption et superstition parmi les Juifs : fausses doc- trines des Pharisiens 196 Chap. XVIII. Suite des corruptions parmi les Juifs ; signal de leur dé- cadence, selon que Zacharie l'avoit prédit 19"; Chap. XIX. Jésus-Christ et sa doctrine 199 Chap. XX. La descente du Saint-Esprit; l'établissement de l'Église; les jugements de Dieu sur les Juifs et sur les Gentils 220 Chap. XXI. Réflexions particulières sur le châtiment des Juifs, et sur les prédictions de Jésus-Christ qui l'avoient marqué 252 Chap. XXII. Deux mémorables prédictions de notre Seigneur sont expli- quées, et leur accomplissement est justifié par l'histoire Chap. XXIII. La suite des erreurs des Juifs, et la manière dont ils ex- pliquent les prophéties Chap. XXIV. Circonstances mémorables de la chute des Juifs; suite de leurs fausses interprétations 26 Chap. XXV. Réflexions particulières sur la conversion des Gentils. Pro- fond conseil de Dieu, qui les vouloit convertir par la croix de Jésus- Christ. Raisonnement de saint Paul sur cette manière de les convertir. Chap. XXVI. Diverses formes de l'idolâtrie : les sens, l'intérêt, l'igno- rance, un faux respect de l'antiquité, la politique, la philosophie e( îes hérésies viennent à son secours ; l'Église triomphe de tout 271 Chap. XXVII, Réflexion générale sur la suite de la religion, et sur le rapport qu'il y a entre los livres de l'Écriture TABLE D& MATIÈRES. «S CHAr. XXVI1J. Les difficultés .on forme cJ"tre 1,Ecriture sont aisées à vaincre par ie3 hommes de bon sens et'apbonn» r* 300 Chap. XXIX. Moyen facile de remonter à U'ource de ' religion, et d'en trouver la vérité dans son prin^ ™5 Chap. XXX. Les prédictions réduites à u 'S faitS Pa,Pables; parabole du fils de Dieu qui en établit la liaison.. 315 Chap. XXXI. Suite de l'Eglise catholique, V sa victoire manifeste sur toutes les sectes. . 515 TROISIÈME fARTIE- Chap. ter. Les révolution ^ empires son l ré°!ées Par !a Providence, et servent à humilier les ^n- P- 522 Chap. II. Les révolutions des v. ^"eS ont des causes particulières que res princes doivent étudier 328 Chap. III. Les Scythes, les Éthiopiens et les Égyptiens 33ft Chap. IV. Les Assyriens anciens et nouveaux, les Mèdes et Cyrus. . . . 350 Chap. V. Les Perses, les Grecs et Alexandre 355 Chap. VI. L'empire romain, et, en passant, celui de Carthage et sa mauvaise constitution 370 Chap. VII. La suite des changements de Rome est expliquée 59$ Ekap. VIII. Conclusion de tout le Discours précédent, où l'on montre qu'il faut tout rapporter à un^ Providence 40? La Bibliothèque Université dHDttawa Echéance The Library University of Ottawa Date Due M M 2 O UJ •- en tfi